« La nuit, tout est permis. C'est là que naissent les plus belles illusions. » — Truman Capote
Érèbe Di Rosa
L'Ombra, Rome
L'Ombra s'offre à moi dans toute sa splendeur décadente, un sanctuaire où le vice règne en maître et où la luxure s'exhibe sans pudeur.
L'air est saturé de parfums capiteux, de fumée de cigare et de désirs inavoués qui se dissipent en soupirs entre les ombres.
Sous la lueur spectrale des cristaux, le velours pourpre s'étire sur le marbre noir, dans un écrin de ténèbres où les âmes se livrent, offertes à la morsure cruelle du pouvoir.
Je traverse la salle lentement, d'un pas mesuré, comme une danse silencieuse. Mon costume sombre épouse chaque ligne de mon corps, taillé avec une précision maîtrisée, presque indécente, le tissu glissant sur ma peau.
Sous ce drapé parfait, l'encre se dévoile, marquant ma chair d'une évidence brûlante. Un serpent s'enroule autour de mon épaule, glisse le long de mon bras jusqu'à ma main, ses écailles sombres enlaçant chaque courbe de mes muscles. Un rappel silencieux de ce que je suis.
Chaque détail de ce reptile, comme tous mes autres tatouages, semble vibrer d'une langueur prédatrice, une sensualité secrète, parfaitement en harmonie avec ma silhouette sculptée par la discipline.
Seule ma main gauche est gantée de cuir noir, tandis que l'autre, nue, laisse entrevoir la chevalière d'or ornant mon annulaire. À l'intérieur, la cendre sommeille dans l'écho muet des morts, attendant le moment où elle deviendra le dernier voile de mes cibles.
Sous un ciel saturé de murmures, les regards m'accrochent puis dévient, trop lucides. Ce n'est pas mon nom qu'ils redoutent, mais la tentation sombre de l'ombre qui m'annonce.
χάος
Un nom murmuré à peine, un souffle de peur qui se diffuse dans la brume, une réalité indéniable, dont l'existence ne se révèle évidente que lorsqu'il est déjà trop tard pour fuir.
Mario Alvarez m'attend dans l'un des salons privés, confiant, sublimé par son influence, une silhouette perdue dans son propre mirage, qui s'imagine maître de l'univers tout en étant sur le point de s'égarer dans ses rêves illusoires.
Un homme qui vend des âmes comme on négocie des biens de luxe, traitant des vies comme de simples marchandises, brisant des existences en un battement de cils.
Il n'est pas nécessaire de se demander combien d'âmes il a consumées. La traînée de désolation qu'il laisse parle d'elle-même.
Il suffit de plonger dans la noirceur de son regard et de scruter l'indifférence glaciale de son sourire, une présence emportée par la vanité, figée dans la certitude mensongère de sa puissance, comme une ombre persistante qui s'épanouit dans un monde dévasté, s'abandonnant à l'idée que même la mort, dans son infinie bonté, n'oserait jamais l'effleurer.
Lorsque j'entre, il m'accueille avec ce rictus carnassier, un flacon de rhum aux notes dorées en main, comme si le monde autour de nous s'effaçait dans l'attente de l'inévitable.
— Ah, le fameux χάος. On m'a dit que tu faisais taire les hommes d'un seul regard...Mais vois-tu, même le chaos a ses failles. Et moi, je sais attendre.
Je referme la porte derrière moi, le silence s'étire. Un infime changement dans l'atmosphère. Lui ne le sent pas encore, mais son sort est déjà scellé.
Je m'approche lentement, prenant place dans le fauteuil en face du sien. Nos regards s'entrelacent, et je perçois ce frisson subtil, presque imperceptible, qui parcourt sa peau comme un souffle chaud. L'instinct tente parfois d'alerter les âmes perdues, mais elles refusent d'écouter.
— Le chaos n'a pas de failles, Mario.., dis-je en me servant un verre, un léger sourire en coin, Seulement des courbes où se perdent les hommes trop sûrs d'eux. Et toi, tu t'y abandonnes déjà, sans même t'en apercevoir.
Ma voix est basse, mesurée, une caresse effleurant l'ombre d'une menace. Il ne détourne pas les yeux, prisonnier du mirage. Il croit encore au jeu.
D'un geste presque paresseux, je fais tourner le liquide ambré dans mon verre. Sous la lueur tamisée, le mensonge se drape de vérité. Il ne voit pas la nuance évanescente qui trouble son élixir, la touche légèrement plus sombre que j'ai laissée en effleurant son ombre.
Je porte mon nectar à mes lèvres, mais je ne bois pas.
Il le fait.
Lentement, avec cette satisfaction de ceux qui se croient maîtres du monde.
Les secondes s'étirent. Il ne perçoit rien, pour l'instant. Mais bientôt, son souffle va se serrer, son pouls s'accélérer, et la panique s'insinuer sous sa peau.
Je patiente.
— Alors, χάος...dis-moi ce que tu veux.
Mon sourire est d'une froideur absolue, parfaitement contrôlée. Je me lève avec une grâce mesurée, m'approchant de lui jusqu'à ce que je sois juste derrière son fauteuil, je me penche, mon souffle effleurant son oreille.
— Ce que je veux ?
Je laisse la paix s'imposer dans l'espace. Il frissonne, et je le sens enfin vaciller.
— Ce que je veux...C'est l'éphémère de ton existence, avant que l'obscurité ne te réclame.
Sa respiration se bloque. Son corps se raidit.
Le poison agit avec une douceur cruelle, paralysant d'abord les muscles de la gorge, étouffant chaque tentative de cri. Ses doigts crispent le verre qu'il laisse échapper, le cristal éclatant en mille fragments sur le sol.
Je me redresse lentement, alors que sa tête bascule en arrière, ses yeux s'écarquillant sous l'ombre de la peur.
— L'illusion de ton pouvoir se brise dans la sérénité de ta fin, et personne ne pleurera cette chute.
Ma voix frappe comme une étoile morte, noyant tout dans le chaos.
Il essaie de bouger, de parler, mais son corps se dérobe. Ses yeux, eux, restent grands ouverts.
Je les fixe un moment, puis, d'une gestuelle mesurée et soigneusement orchestrée, je les ferme.
Ceux qui pensent pouvoir contempler leur propre fin sont des imbéciles. Je leur refuse ce dernier privilège.
Le silence s'étend, absorbant la présence de Mario jusqu'à n'en laisser que l'écho glacé de son absence.
Mario pensait pouvoir danser avec les âmes, sans mesurer les conséquences de son arrogance.
Il s'est mépris.
Chaque erreur laisse une empreinte, chaque transgression dessine sa perdition. J'ai agi par nécessité, avec une élégance tranchante. Son souffle s'est éteint dans la nuit, emportant son mirage fragile, effacé dans la douceur de l'aube.
D'un mouvement fluide, j'ouvre ma chevalière.
Les cendres glissent entre mes doigts et viennent se poser sur ses paupières, scellant définitivement des yeux qui ont vu l'horreur sans jamais la dénoncer.
Je me détourne, quittant la pièce dans le même calme vaporeux qui m'a vu entrer.
Derrière moi, le corps encore chaud d'Alvarez repose sur le divan. Figé. Muet. Définitivement oublié du monde.
Mais pas des cendres.
Elles, elles se souviennent toujours.
Je me tourne une dernière fois vers lui, l'odeur du rhum s'attarde dans l'air, spectre tiède d'une ivresse morte. Son fauteuil de velours, encore marqué par sa présence, m'apparaît soudain dérisoire, presque risible.
Je le regarde une dernière fois, l'homme qui a cru pouvoir échanger son âme éteinte contre des promesses creusent..en espérant s'emparer de mes silences.
Un léger sourire, presque fugace, effleure mes lèvres tandis que je ferme la porte derrière moi.
Le miroir au fond de la pièce me renvoie une silhouette nette, taillée dans l'ombre et la lumière. Mon costume noir, ajusté à la perfection, épouse la rigueur de mon corps.
Je ne cherche pas à y lire quoi que ce soit. Je sais déjà ce que j'y trouverais : le vestige d'un homme qu'on a privé de tout sauf de sa volonté. Un être façonné pour punir, qui trouve dans cette mission une forme tordue de sens. Je ne suis pas un monstre.
Mais je ne suis pas non plus un homme.
Chaque couture souligne la dureté de mes épaules, la précision de ma carrure, la souplesse maîtrisée de mes gestes. Rien n'est laissé au hasard, pas même le poids du tissu qui accompagne mes mouvements sans jamais les entraver.
Mais ce n'est pas ma tenue sobre et distinguée qui attire le regard. C'est la peau hâlée qui contraste avec le noir, la lueur insaisissable de mes yeux gris, froids, mais brûlants d'un calme apparent. Une chaleur effleurant les âmes les plus téméraires, celles qui osent s'approcher.
Dans chaque détail, une évidence. Dans chaque geste, une promesse silencieuse.
Je traverse le casino comme une ombre sculptée dans la nuit, glissant entre les tables sans qu'aucune iris ne s'attarde vraiment.
Les regards effleurent, puis se détournent, comme s'ils pressentaient le danger sous l'élégance. Comme si me fixer trop longtemps, c'était risquer de goûter au poison dissimulé dans un souffle. Je sens les murmures, les envies cachées, les vérités fuyantes. Rien ne me résiste. Pas même le silence.
Pourtant, j'aime sentir les éclats d'ombre me suivre, s'accrocher à ma silhouette, lourds d'un désir qu'ils n'osent nommer.
Je sais que rien ne survit à mon passage. Tout se consume dans la sérénité, lentement, sans éclat, mais avec cette chaleur qui marque à jamais. La cendre sur ses paupières n'était qu'un dernier souffle. Une empreinte. Et la fin de toutes ses illusions.
Un bruissement discret m'indique qu'on referme la porte derrière moi. L'Ombra reprend son souffle, comme si elle-même retenait sa respiration en ma présence.
Mais je ne m'attarde pas. Mes pas me guident entre les colonnes de marbre et les rideaux de velours, vers les couloirs réservés à ceux qui savent ce que le silence coûte.
Une voix s'élève alors, douce, chaude, un rire voilé, dissimulé dans un soupir.
Les femmes ici ne sont pas seulement des hôtes : elles sont des tentations taillées pour briser les esprits, programmées pour deviner les désirs avant même qu'ils ne prennent forme. Mais aucune ne m'arrête. Elles savent. Ou du moins, elles sentent.
Je ne suis pas venu chercher la chaleur d'un corps. Je suis le froid qui s'infiltre sous la peau.
Au bout du couloir, une salle dissimulée, plus intime. Un salon recouvert de boiseries sombres, éclairé par quelques lampes aux abat-jours de soie rouge. Je m'y arrête un instant, observant le reflet de la lumière sur le cristal d'un ancien flacon d'absinthe. Le verre est fêlé, usé, comme les âmes qui traînent leurs regrets dans ce lieu. Je pourrais m'y asseoir, savourer l'illusion d'un répit.
Mais la paix n'est pas pour moi. Je suis l'arme, pas le repos.
Un murmure s'élève derrière le mur adjacent. Une chanson en italien, fredonnée à mi-voix par une voix féminine que je ne vois pas, mais dont le timbre m'effleure la colonne vertébrale comme une caresse. Je reconnais les paroles. Morir d'amore, senza dire perché. Mourir d'amour, sans chercher à en percer le secret.
Une ironie douce-amère, celle d'une existence façonnée par des désirs fuyants. L'amour, cette brume indéchiffrable, nous enchaîne dans son souffle brûlant, nous effleure puis nous consume. Une danse silencieuse entre la lumière et l'obscurité, où chacun trouve sa place, mais sans jamais en saisir l'essence.
Je poursuis, effleurant le bois d'un doigt ganté, marquant l'air de mon passage, laissant derrière moi une empreinte invisible, un souvenir qu'on ne peut effacer. L'atmosphère devient plus dense à mesure que je m'éloigne, moins parfumée, plus réelle. Le cœur de l'Ombra semble ralentir, comme s'il battait au rythme de mes pas, m'invitant à m'éloigner de ses secrets.
Je n'emporte pas seulement le silence. J'emporte sa mémoire. Chaque battement de cœur de Mario Alvarez résonne encore dans mes tempes, même éteint. C'est cela, le vrai poison : la trace que laisse la justice dans les veines. Et cette justice-là, je la dose moi-même, lentement, comme un distillat précieux.
Le murmure de la musique m'accompagne jusqu'à la sortie, s'effaçant peu à peu sous les battements lourds du jazz qui anime la salle principale du casino. Là où le vice danse avec le mensonge. Là où chacun se persuade d'être à l'abri, à l'écart des ombres qui pourraient les effleurer.
Je réajuste la manche de mon costume, vérifie que la chevalière est bien en place. Un dernier regard en arrière. Et je sors, emporté par le frôlement de la nuit qui me prend dans ses bras froids, complice de mon secret
L'odeur du sang s'éteint, se dissipe dans l'air,
Mais elle demeure, ancrée dans mes veines,
Invisible, éternelle dans les cendres.