Si Selina Risewell n'avait pas été aussi mince et prompte à répéter ses exercices de danse pour travailler son agilité comme son professeur lui sermonnait, elle n'aurait jamais pu se faufiler avec autant de facilité hors de la maison du comte de Suthmeer, située dans Mayfair.
S'échapper par la fenêtre n'avait pas été une mince affaire, à de nombreuses reprises elle avait cru que le drap qu'elle avait substitué à une corde finirait par se rompre, dans ce cas elle aurait violemment atterri dans le bosquet de fleurs juste en dessous. La jeune femme avait pu l'éviter de justesse en ralentissant le rythme de sa descente malgré la situation qui la pressait.
Si jamais quelqu'un la découvrait pendant sa fuite, elle serait menée devant l'autel en l'espace d'une seconde et ne pourrait que dire oui à l'héritier du comte de Suthmeer, Basil Archer. Cependant, pour Selina, il en était hors de question.
Quand son père, le baron de Thompson, lui avait parlé de cette demande en mariage, deux mois auparavant, Selina était dans un tout autre état d'esprit. En tant que fille de baron, la perspective de devenir comtesse était inouïe. Cette élévation dans la sphère de la noblesse ne recelait que d'avantages. Du moins, au premier coup d'œil. Son nouveau titre s'accompagnait de richesses en tous genres, bijoux, vêtements et propriétés, mais également cette montée de pouvoir lui ouvrait de nouvelles portes du royaume, jusqu'à lors fermées. Son père ne lui laissait pas le choix, elle devait l'épouser.
Lors de la rencontre officielle entre les deux parties, celle qui précédait l'annonce des fiançailles, Selina était angoissée. Par quelques commérages, elle avait intercepté des bribes concernant son futur mari. Basil Archer, portrait par excellence de l'aristocrate anglais, célibataire en vogue lors des bals et réceptions, toujours un sourire charmeur aux lèvres, il pouvait mettre son honneur en jeu pour défendre une femme bafouée. Il avait, disait-on, secouru une femme en détresse devant un homme insistant violemment lors de ses nombreuses tentatives de lui faire la cour. L'honneur de cette dernière avait été sauvé, quant à l'impertinent, plus personne ne l'avait revu faire des demandes empressées à une demoiselle. À la découverte de cette histoire, Selina s'était sentie rassurée. Son promis semblait être un homme de valeur qui la respecterait. Et peut-être qu'avec le temps, ils pourraient ressentir de l'affection l'un pour l'autre.
Quelle fut son erreur de jugement en méditant sur ces pensées. Le futur compte de Suthmeer n'était certes pas un homme méchant ou encore effrayant, mais il n'était clairement pas un homme de valeurs.
Lors du dîner de rencontres entre les deux familles, il n'avait eu de cesse de jeter des regards charmeurs aux femmes présentes dans la pièce, que ce soient des servantes ou bien des dames. Par contre, Selina n'avait eu le droit qu'à un bref coup d'œil, qui avait balayé sa silhouette de haut en bas, ponctué d'un sourire poli. Certainement pour cacher sa réprobation. Ce n'était pas la jalousie la cause de son agacement quand elle voyait son promis lançait des œillades langoureuses à tous les esprits féminins autour d'eux.
Elle n'était pas ignorante du comportement des jeunes hommes, célibataire de surcroît, Selina avait assisté à de nombreux bals et réceptions malgré son titre inférieur de fille de baron, pour savoir que ces messieurs n'étaient pas en quête d'amour quand ils courtisaient une femme. Les bavardages sur le sujet allaient bon train dans les soirées, à l'affût du moindre scandale. Basil Archer n'échappait pas à la règle, il devait compter, pour sûr, un nombre de conquêtes. Selina espérait simplement que ce chiffre ne frôlait pas l'indécence.
Son mariage était de convenances, une fois qu'il serait consommé, son rôle d'épouse serait avant tout de fournir un héritier au comté de Suthmeer.
Elle se doutait alors qu'après cela, son mari irait chercher la compagnie de bien d'autres femmes, comme il était presque de coutume pour tous les hommes mariés de la noblesse. Ce fut cette réflexion qui immergea en elle lors du dîner. Si lors de leur rencontre, son fiancé était accaparé par les autres dames, il ne fallait pas se leurrer quant à la suite de leur relation.
Par la suite, l'actuel comte de Suthmeer, Edward Archer, avait voulu s'assurer que Selina maîtrisait toutes les compétences requises pour devenir une comtesse. Tandis que pour la famille Risewell, ce mariage constituait une aubaine, à l'inverse ce pouvait être un véritable désastre chez les Archer. Épouser une fille de rang inférieur était un pari risqué, même si l'offre du baron se révélait faramineuse. En effet, depuis peu, son père avait conclu un accord de vente lors de ses différents marchés financiers, cela allait lui rapporter une fortune colossale. Son paternel avait su que c'était le moment opportun pour marier son unique fille et accéder à ce qu'il avait toujours espéré, une plus grande reconnaissance au sein des pairs du royaume de Sa Majesté.
C'était cette perspective financière qui avait alléché la famille du marié, mais pour sceller définitivement le contrat, Selina devait démontrer qu'elle avait les épaules pour tenir le rôle de comtesse et s'acquittait de tous les devoirs qui allaient de pair avec ce nouveau rang. Au cours du repas, elle avait répondu avec précision et justesse à toutes les interrogations de son futur beau-père, quant à ses talents en danse et en musique, son élocution ou encore sa culture à travers la lecture d'œuvres littéraires. L'interrogatoire se ponctua sur la phrase qui réveilla Selina de la torpeur dans laquelle elle était plongée depuis qu'elle avait appris ses épousailles imminentes. « Cela fera l'affaire ».
Son corps s'était figé en entendant le comte prononcer ces paroles. « Cela fera l'affaire ». Ce n'était même pas « elle fera l'affaire » mais bien « cela ». Un vulgaire objet, un lot de ventes. Selina n'était qu'une transaction commerciale, un pantin qui devrait obéir et se montrer conciliante. Elle devrait se taire, la discrétion deviendrait sa meilleure compagne, on ne lui demanderait que son corps, destiné à être un simple réceptacle pour donner un héritier.
Elle avait eu un dernier espoir en s'imaginant que son fiancé, lui aussi étant une marionnette dans ce spectacle financier, pourrait s'insurger contre son père, au moins faire en sorte qu'on témoigne à Selina un minimum de respect, après tout elle serait sa conjointe jusqu'à sa mort, la mère de ses enfants, il ne pouvait pas être totalement désintéressé de son avenir. Que fut son erreur, en le découvrant en pleine conversation avec sa voisine de droite, lady Hegan, une jeune veuve, son époux étant décédé au service de sa Majesté. Ils riaient ensemble, sans se soucier de ce qu'ils se déroulaient sous leurs yeux. Ce mufle n'avait même pas prêté attention à l'échange entre elle et le comte.
Selina avait pris sa décision ce soir-là. Jamais, elle n'épouserait ce crétin. S'il le faut, elle s'enfuirait de Londres, elle quitterait même le pays tant qu'il ne lui passe pas la bague au doigt. Ce qui s'apparenterait à la corde au cou. Pendant les deux mois qui s'écoulèrent jusqu'au mariage, la jeune femme feignit de se préoccuper des préparatifs, elle sourit, se montra aimable et enthousiaste alors que le soir, dans le secret de sa chambre, elle peaufinait les diverses stratégies de fuite.
Ce qui l'amena à escalader la façade de Suthmeer Manor, en robe de mariée, le jour de ses noces.
Une fois les deux pieds à terre, Selina lâche sa corde de fortune et s'abaissa derrière le bosquet d'hortensias, les fleurs s'épanouissaient dans des teintes rosées et bleutées par certains endroits. Si elle avait eu plus de temps, elle se serait prise à apprécier leurs nuances artistiques.
Les minutes filaient, on ne tarderait pas à découvrir son absence, des hommes seraient lancés à sa poursuite. Elle ne pouvait pas s'attarder, mais avant tout, elle devait se débarrasser de sa robe de mariée. Si elle la conservait, la tenue entraverait ses mouvements et surtout, elle serait comme un phare dans la nuit dans les rues de Londres. En moins d'une minute, on la retrouverait.
S'excusant mentalement auprès des artisans et couturières qui avaient conçu ce chef d'œuvre de tissus et de voiles, elle s'attela à s'en désencombrer. Fort heureusement pour elle, le buisson l'a dissimulé des regards indiscrets. Agitant sa tête dans tous les sens à la recherche d'un objet précis, elle finit par le débusquer, caché sous les branches les plus basses du sapin à sa gauche. Kate, sa servante personnelle, l'avait déposé plus tôt dans la matinée, la besace contenait une tenue de rechange qui permettrait à Selina de se fondre dans la masse ainsi qu'un peu d'argent.
Bien vite, Selina avait dû se rendre à l'évidence que toute seule, il lui serait impossible de mener son entreprise à bien. Elle avait mis Kate dans la confidence, en la suppliant de l'aider. Sa bonne avait été réticente, Selina avait été terrifiée qu'elle court immédiatement auprès du baron pour tout lui raconter, cela aurait signé sa perte. Elle l'avait alors imploré à genoux de lui rendre ce service. Kate, devant ce geste, avait fini par accepter. Certes, les deux jeunes femmes s'entendaient bien depuis des années, elles se confiaient quelques fois l'une à l'autre mais, pour Kate, désobéir à son employeur était risqué, sans ce travail, elle ne pourrait plus nourrir sa famille. Selina avait promis à sa servante que son père ne serait jamais au courant de son implication, pour preuve de sa bonne foi, Selina lui avait versé quatre mois de salaire en avance. Cet argent devait payer de nouvelles robes à la jeune femme quand elle irait chez la modiste, elle y vit une utilisation bien plus profitable.
La mariée commença par retirer toutes les pinces qui attachaient son voile avec sa chevelure, avec une grande dextérité elle les retira une à une, pestant intérieurement contre la bonne qui avait confectionné sa toilette. Le résultat avait beau être sublime, le subir et le retirer était un calvaire. L'étoffe en soie tomba dans l'herbe alors que Selina se dépêcha d'ôter les broches récalcitrantes pour libérer sa chevelure noir de jais retenue en chignon, en une longue tresse descendant jusqu'au bas de son dos.
Ses souliers et ses bas rejoignirent son voile, échoué sur le sol pendant qu'elle tirait sur le nœud de sa jupe en soie et dentelle qui ne tarda pas à les rejoindre. Elle récupéra les vêtements laissés par Kate, une paire de bas et une jupe bleu marine tous deux en laine avec une nouvelle paire de souliers. Le vent souffla dans le jardin, il fit virevolter légèrement le jupon de Selina, seule pièce restante qui cachait ses jambes, si son visage n'était déjà pas rougi par l'empressement et l'effort, il aurait été de honte.
Une fille de baron, promise à un comte, en train de se changer dans les jardins de ce dernier. La situation était bien plus qu'embarrassante, trouvée dans cette posture seulement couverte d'un jupon, elle risquait bien plus grave que le mariage.
Chassant cette pensée terrifiante, elle dénoua les lacets de la chemisette en tulle qui couvrait son corset. Heureusement pour elle, c'était Kate qui l'avait aidée à s'habiller, les lacets n'étaient pas correctement attachés ce qui lui permettait de les enlever avec plus de facilité qu'à l'accoutumée.
Après s'être rhabillée avec la chemise en lin et le manteau en laine, Selina s'empressa de glisser sa robe de mariée dans le sac. L'abandonner dans le jardin serait une preuve accablante de sa fuite, elle devait tenter d'être la plus discrète possible. Examinant promptement le résultat de sa tenue, la jeune femme fit la grimace. Elle n'avait pas eu le temps de correctement se vêtir, elle espérait que le manteau cacherait le désastre le temps qu'elle soit sorti d'affaire.
Jetant des coups d'œil de chaque côté du parc, s'assurant qu'aucun garde n'était en train de faire sa ronde, elle regarda une dernière fois le drap qui pendait mollement le long du mur en pierre, d'ici quelques instants, Kate détacherait le drap du pied de la commode à laquelle il était arrimé. Sa bonne le ramènerait dans la chambre pour le replacer exactement de la manière dont il était avant cette escapade. Ainsi, quand on découvrirait son absence, la piste de l'enlèvement serait prioritaire, permettant à la jeune femme de gagner de précieuses minutes. Elle espérait être assez loin d'ici quand on se rendrait compte de la supercherie. Ses pensées furent arrêtées par un léger mouvement du drap, ce devait sûrement être Kate qui remplissait sa tâche. Ce qui signifiait qu'il était grand temps pour Selina de quitter le bosquet.
Sans un regard en arrière, la jeune femme se faufila entre les arbres qui bordaient le mur d'enceinte de la résidence du comte de Suthmeer. Ce qui aurait pu être sa résidence. Selina secoua la tête avec un sourire. Elle avait fait une croix sur cette vie, de nouvelles opportunités s'ouvraient devant ses yeux, il ne tenait qu'à elle de les saisir.
Durant les précédentes nuits, au lieu d'angoisser face à l'approchée de ses noces, Selina avait consacré des heures à apprendre par cœur la géographie de ce lieu, elle s'était rendue à différentes heures de la journée devant la propriété pour observer les tours de garde. Son évasion avait changé de direction d'innombrables fois, elle avait réfléchi à toutes les options possibles pour s'assurer qu'elle choisirait au mieux, en éliminant tous les risques d'échec.
Une fois qu'elle eut quitté la propriété, elle devait se rendre à la gare pour prendre un train avec en destination l'Écosse. Son premier arrêt était Édimbourg. Quant à la finalité de son voyage, c'était rejoindre Inverness. Kate était écossaise, très jeune, elle s'était rendue à Londres, cependant sa famille ainsi que celle de son mari résidaient toujours en Écosse. Elle avait confié à Selina plusieurs noms et adresses de son entourage écossais, ceux habitant à Inverness étant les plus qualifiés pour aider Selina. Kate lui avait assuré qu'elle ne courrait aucun danger et que sa famille saurait l'assister en cas de nécessité.
Selina ne s'était jamais rendue en Écosse. Bien sûr, elle avait étudié ce pays à travers les leçons avec sa gouvernante, s'abreuvant de connaissances en lisant les divers ouvrages présents dans la bibliothèque le soir quand elle n'arrivait pas à dormir à cause de l'orage. Elle avait eu les yeux ébahis devant les cartes qui mettaient en scène sous plusieurs angles les paysages écossais, sa curiosité avait été attisée par les nombreuses légendes et mystères dont regorgeaient ces vastes étendues verdoyantes. Enfant, elle s'était promis de s'y rendre, d'admirer par elle-même les décors et les trésors de l'Écosse, consignés dans les pages des nombreux romans qu'elle dévorait. En grandissant, elle avait peu à peu oublié cette promesse, les obligations et les devoirs lui incombait toujours plus nombreux en tant qu'unique héritière du baron de Thompson, ce ne fut alors qu'un lointain souvenir de l'enfance. Un souvenir, qui aujourd'hui remontait à la surface, après avoir passé des années dans les tréfonds de l'oubli, semblable aux profonds lochs écossais. L'avenir était prêt à être écrit par sa main. Selina avait désespéré pendant si longtemps d'observer le monde depuis sa fenêtre, de n'être qu'une étrangère à sa propre vie, suivant les traces que l'on avait dessinée pour elle, sans jamais se poser la moindre question ou remettre en doute une véritable établi.
Au départ, son mariage avait sonné comme la suite logique de toute chose en tant que membre de la noblesse. Il s'était métamorphosé en une prison pour le restant de ses jours. Une prison que bien des femmes pouvaient accepter sans que cela ne soit un reproche, mais Selina avait soif de liberté, d'aventure. Elle rêvait toujours plus haut, encore plus loin. Elle se refusait à n'être que l'épouse de quelqu'un, c'était à elle d'écrire sa propre destinée. Finalement, ce mariage était l'occasion parfaite pour s'emparer de ce qu'elle avait pensée perdue à jamais. Sa liberté. Maintenant, qu'elle pouvait l'effleurer des doigts, il était hors de question qu'on la lui reprenne. Elle allait s'en saisir et ne plus jamais la laisser s'envoler.
Arrivée aux grilles du Suthmeer Manor, elle jeta un dernier regard sur la fenêtre qu'elle avait escaladée quelques instants plus tôt. Le drap avait disparu, la fenêtre avait été fermée et les rideaux rabattus, la jeune femme ne pouvait plus deviner ce qu'il se passait à l'intérieur de la maison. Pour Selina, ce fut le signe qui lui manquait. Cette vie-là était clôturée alors que celle devant elle, semblable aux grilles grandes ouvertes ne faisait que commencer.
Sur cette pensée, Selina s'engagea dans la rue.