- Je vous demande pardon ? s'étrangla Lachlan, interloqué par la suggestion du comte.
Qui était-il pour oser lui soumettre cette requête ? Cette femme n'était pas sa responsabilité. Peu importe qu'elle se soit enfuie, ou bien qu'elle se soit faite enlevée, peu lui importait son sort, qu'elle parvienne à rester en vie ou qu'elle meurt stupidement dans sa quête de liberté. Lachlan refusait d'être mêlé à cela. Des affaires plus importantes à régler attendait son retour sur ses terres, des comptes, des conflits ou des menaces devaient être traités dans les prochains jours. Il n'avait ni le temps ni le loisir de poursuivre une aristocrate anglaise à travers la lande écossaise. C'était la promise de Basil, à lui de s'en charger.
Le compte le scrutait avec attention, il semblait l'examiner sous toutes les coutures. Lachlan n'appréciait guère cette inspection. Le comte avait beau être le père de son ami, l'écossais était un marquis ainsi, il lui était supérieur selon les règles de l'aristocratie anglaise. Il ne se laisserait pas dicter sa conduite par cette ordure.
- Si cette idiote prend le chemin de l'Écosse, vous êtes tout désigné pour se lancer à ses trousses. Étant donné votre réputation, elle ne pourra échapper à vos griffes. Cette histoire sera terminée en un instant et le mariage de votre ami pourra se poursuivre. Conclut Edward Archer en jetant une œillade appuyée à son fils.
L'allusion à cette réputation irrita le marquis. Son passé de limier avait fait grand bruit. Quand un homme disparaissait, c'était lui qu'on envoyait à ses trousses. Tôt ou tard, il les retrouvait pour une seule fin possible. Toutefois, cela était derrière lui, il se refusait à ce qu'on lui rappelle ce rôle mortel qu'il avait eu pendant de nombreuses années. D'autant plus, qu'aujourd'hui, il s'agissait d'une femme.
- Je t'en prie, Lachlan, mon vieil ami. Personne n'a jamais pu t'échapper, tu as toujours su retrouver ta proie.
Une proie ? C'était donc ainsi que Basil voyait sa fiancée ? Il n'était pas étonnant qu'elle se soit enfuie. Basil s'approcha de lui et posa la main sur son épaule. C'était la première fois que le futur comte lui demandait un service. Jusqu'alors, malgré les divers ennuis qu'il avait pu rencontrer ou provoquer, Basil avait toujours tenu à régler ses conflits par lui-même, malgré les propositions d'aides parfois insistantes que Lachlan avait faites. Si le marquis rechignait à accéder à la requête du comte de Suthmeer, il n'en était pas de même pour son ami, et cela, son père en avait parfaitement conscience. Lachlan poussa un soupir, preuve de sa capitulation. Il se promit qu'un jour Basil devrait lui rendre la pareille.
- Donnez-moi une semaine, vous aurez reçu une lettre de ma part pour vous informer que j'aurais retrouvé mademoiselle Risewell.
- Je te remercie, mon ami. Je savais que tu m'aiderais. Tiens, voici un portrait de Selina. Basil lui tendit un tableau, encore plus petit que sa paume, représentant une jeune femme, le regard dirigé vers celui qui l'observait, une lueur espiègle éclairait son visage, semblant défier son spectateur. Sa peau diaphane contrastait avec sa chevelure charbonneuse, qui tombait en cascade tout autour d'elle. Jamais encore, il n'avait vu des yeux d'un bleu saphir aussi prononcé, il était persuadé qu'ils avaient le pouvoir d'ensorceler n'importe qui. Il ne pourrait pas la rater même dans une foule.
Avant de quitter la pièce, il jeta un regard aux hommes qui le fixaient, tous attendaient quelque chose de sa part, mais chacun exprimait un souhait différent. Le comte lui lançait un avertissement, cette sotte devait être retrouvée par n'importe quel moyen. Basil le remerciait de son aide, il était soulagé que son ami intervienne non en raison de son inquiétude vis-à-vis du bien-être de sa fiancée, qui se révélait être inexistante, mais plutôt, car Lachlan prenait la responsabilité de la recherche à sa place, ce qui lui permettrait de vaquer à ses occupations libertines. Le baron, quant à lui, l'implorait, ses suppliques silencieuses parvenaient avec une parfaite clarté dans l'esprit de Lachlan, malgré son désaccord avec la conduite de sa fille, il lui priait de la retrouver saine et sauve et de prendre soin d'elle. C'est sur lui que le marquis s'attarda le plus longtemps, avant de hocher la tête, pour lui signifier qu'il avait compris ses demandes.
Lachlan les salua et sortit du bureau. On lui avait confié une mission, bien qu'il ne soit pas enchanté de cette perspective. Sillonner l'Écosse à la recherche d'une aristocrate anglaise en fuite lui apparaissait comme une perte de temps dont il se serait volontiers passé. Cependant, il se rassura vite, si elle avait fait preuve d'ingéniosité en échappant à la surveillance des Anglais, il en serait autrement une fois en Écosse. Bien que voisins, ces deux pays divergeaient sur de nombreux points. Si cette demoiselle parvenait à atteindre le sol écossais, elle s'en trouverait perdue, il n'en serait que plus facile pour lui de la retrouver, surtout en terres connues. Toutefois, Lachlan espérait la rattraper avant qu'elle ne traverse la frontière, avec de la chance, elle pourrait être ramenée à l'église en moins d'une journée.
Sans perdre de temps, il quitta la propriété, chaque minute était précieuse pour mettre fin à cette journée grotesque. Il héla un cocher aux abords des grilles de Suthmeer Manor qui avança la voiture qu'il conduisait pour permettre au marquis de monter. Ce dernier s'engouffra en pestant intérieurement contre Selina Risewell. Si sa farce l'avait amusé plus tôt, toute trace de rire avait à présent disparu. Maintenant, il la maudissait, elle était devenue sa responsabilité et Lachlan Macrae n'était pas un chaperon, missionné pour surveiller les jeunes filles récalcitrantes à suivre les règles.
Il aspirait à la quiétude dans son château d'Eilean Donan, éloigné du monde mondain et de ses extravagances. Son quotidien se partageait entre diverses tâches : travailler les terres avec ses métayers, veiller à la bonne marche de son domaine ainsi qu'à la vie de ses habitants et profiter de la solitude que lui permettait son fief. Au contraire, il devait poursuivre une demoiselle en fuite à travers Londres et peut être, bientôt, l'Écosse.
Selina Risewell regretterait son escapade une fois que Lachlan aurait mis la main sur elle. Cela, il pouvait le jurer. Il lui ferait payer.
Brusquement, l'attelage s'arrêta en plein milieu de la chaussée. Lachlan entendit le cocher vociférer des paroles injurieuses sans en comprendre la raison. Il sortit du véhicule pour s'enquérir par lui-même de la cause de cet arrêt.
Perdu dans ses pensées, il n'avait pas fait attention à l'attroupement qui s'était créé sur le boulevard. Des badauds venant de toute direction se rassemblaient peu à peu au centre de la route. Plusieurs véhicules s'étaient également arrêtés pour satisfaire la curiosité de leurs propriétaires. Lachlan s'avança jusqu'à ce noyau humain, on le laissait passer devant grâce à sa stature imposante et sa taille immense. Il était repérable à des kilomètres dans une foule, ce qui pouvait s'avérer comme un avantage autant qu'un inconvénient.
Une ronde s'était formée autour de l'origine de toute cette agitation. En son sein, un enfant était assis sur les pavés, une besace dans les mains grande ouverte, des étoffes en dentelle blanche étaient étendues tout autour de lui. Minutieusement, le jeune garçon extirpait l'entièreté de la robe de mariée de Selina Risewell. Cette jeune femme avait mis en place son plan d'exécution, à chaque détail près. Elle avait pensé à se changer, se doutant que la robe de mariée soit trop voyante. L'avoir, par la suite, abandonné en pleine avenue, permettait de n'avoir aucun témoin. Des curieux finiraient par bien par se mettre à fouiller, ce qui n'avait pas manqué d'arriver, toutefois, il serait impossible de remonter jusqu'à elle. Il était plus prudent pour la jeune femme de se débarrasser de cette preuve. Pour une jeune aristocrate anglaise, Lachlan devait reconnaître qu'elle ne manquait pas d'ingéniosité et particulièrement d'audace. L'enfant avait achevé de vider le contenu du bagage oublié. La robe d'une blancheur étincelante émerveillait par ses détails de broderies et ses perles cousues. Tous observaient avec stupéfaction le vêtement de noce, la qualité du résultat ne pouvait qu'indiquer un prix affriolant, cela ne pouvait qu'appartenir à une jeune fille de la noblesse. Les passants commençaient à se poser des questions. Cette pensée ramena Lachlan à lui-même.
Cet amas d'individus lui faisait perdre un temps précieux. D'abord, il avait gaspillé de nombreuses minutes en se mêlant à la foule pour découvrir la raison de tout ce vacarme. Ensuite, tout ce monde agglutiné empêchait les attelages de circuler, il ne pourrait jamais atteindre la gare par ce moyen. Lachlan jura dans sa barbe, s'il voulait mettre la main sur Selina Risewell, il ferait bien mieux de se hâter. Il revint auprès du cocher, lui dictant ses nouvelles consignes puis sans hésiter, il se mit à courir à travers la cohue.
La demoiselle avait pris une avance considérable depuis sa fuite, cela faisait plus de deux heures maintenant qu'elle avait quitté la résidence de comte de Suthmeer, un train avait certainement quitté le quai de la gare depuis lors. Lachlan redoubla d'efforts pour poursuivre sa course à travers les rues de Londres. Malgré l'emplacement proche de la gare, les rues étaient bondées, il était délicat de traverser la foule sans bousculer une dame ou renverser un enfant. Plus l'écossais se rapprochait de la gare, plus le monde se fit dense, il fut obligé de ralentir.
Il pénétra dans la gare, les yeux plissés à la recherche de Selina. Maintenant, qu'elle avait revêtit d'autres vêtements, la reconnaître serait plus complexe. Lachlan ne l'avait encore jamais rencontré en personne, il aurait dû le faire aujourd'hui durant la cérémonie. Mais grâce au portrait que Basil lui avait donné, il pourrait la confondre parmi des visages inconnus, même si elle en était un aussi. L'une des premières leçons qu'avait apprise l'écossais durant l'apprentissage de la chasse humaine, c'était l'importance de savoir reconnaître sa cible, peu importe son apparence.
Il se dirigea vers le guichet, en quête d'informations sur les trajets prévus pour ce jour, il priait pour qu'aucun train en direction de l'Écosse ne soit déjà parti. Un jeune homme était assis derrière le comptoir, en train de mettre à jour les tickets des voyageurs pour les prochains trains. Lachlan ne prit pas la peine de se présenter.
- Un train en direction de l'Écosse a quitté la gare durant ces deux dernières heures ?
L'employé releva la tête, surpris, de découvrir un potentiel client devant lui. Son expression se figea en découvrant le physique de Lachlan. Au premier coup d'œil, on devinait que Lachlan Macrae était un Highlander, malgré sa posture aristocratique qu'il se prêtait à imiter quand il se rendait en Angleterre. Le garçon hocha la tête avant de fournir de plus amples précisions.
- Cela fait vingt minutes, je dirais. Bégaya-t-il.
Sa réponse fut accueillie avec un juron en gaélique. Sa chance, de clôturer cette mascarade venait de s'envoler sous son nez. Maudite robe !
- Quelle destination ? demanda Lachlan.
- Édimbourg.
- Quand part le prochain train ?
Le jeune homme fouilla dans ses papiers entreposés sur son bureau pour dénicher l'horaire du trajet. Une fois retrouvé, il releva la tête pour annoncer :
- Il part demain, à l'aube.
Lachlan ne se gêna pas pour lâcher un chapelet de jurons. Le départ de ce train retardait la capture de Selina, pire encore, il lui accordait de l'avance pour quitter Edimbourg et se réfugier ailleurs. Pourtant, l'écossais n'allait pas avoir le choix. Il attendrait le départ du train demain matin, car même si la jeune femme s'était montré maligne jusqu'à présent, il en serait autrement une fois le pied posé en Écosse, car après cela, elle se trouverait sur son territoire à lui. Et que cela ne lui en déplaise mais il retournerait le pays jusqu'à mettre la main sur elle. Elle avait fait une grossière erreur en pensant y être libre, car c'était chez lui. Elle ne pourrait jamais quitter ces terres sans qu'il ne le sache.
Lachlan quitta la gare, un sourire détendu ancré sur ses lèvres. La chasse venait de commencer.
--------------------------------------
Selina avait l'impression d'avoir quitté la propriété de Suthmeer Manor depuis plusieurs heures, elle déambulait dans les rues de Londres pour se rendre à la gare. Pour plus de prudence, la jeune femme avait décidé d'effectuer la route à pied, la voiture aurait été bien plus rapide, mais beaucoup plus risquée. Elle avait entrepris le chemin d'un pas vif, se faufilant entre les passants, elle ne pouvait se permettre de gaspiller ce temps précieusement acquis. Heureusement pour elle, le trajet jusqu'à la gare se révélait relativement aisé et sa mémoire lui assurait peu d'erreurs.
Lorsqu'elle sortait en voiture, elle se complaisait à observer le paysage urbain depuis la fenêtre, son père la réprimandait à chaque fois en lui reprochant son manque de grâce. Il n'était guère convenable pour une jeune fille de l'aristocratie de s'agglutiner à la vitre du véhicule pour contempler l'extérieur. Toutefois, elle était passée outre à chacune de ses remontrances et avait poursuivi son activité de voyeuse. Aujourd'hui, elle s'en remerciait. Grâce à cela, les imposantes artères et les grandes avenues de Londres n'avaient plus aucun secret pour elle. Elle marchait vers sa direction sans n'avoir besoin d'aucunes indications ou repères supplémentaires.
Elle évalua brièvement du regard les différents édifices qui composaient le boulevard afin de visualiser la distance qui lui restait à parcourir pour atteindre son but. Plus de la moitié de la route avait été accomplie, encore quelques minutes et elle serait arrivée. Selina avait abandonné son fardeau plus tôt dans l'angle d'une ruelle, elle s'était assurée que personne n'ait pu la remarquer avant de déposer le sac, devenu plus qu'encombrant et prouvant sa culpabilité. Une fois débarrassée de ce poids, la jeune femme s'était sentie plus légère, il ne lui semblait plus que tout les promeneurs la scrutaient avec insistance, sachant pertinemment ce qu'elle dissimulait.
Son corps demeurait en alerte, prêt à réagir à tout moment si jamais un quelconque individu se dressait devant elle, elle surmonterait cet obstacle, peu importe ce que cela pouvait lui coûter. Elle prêtait attention au moindre bruit, à la plus légère bourrasque de vent et à la plus infime agitation humaine. Elle ne pourrait relâcher cette pression accumulée depuis ces semaines de planification d'évasion avant d'avoir quitté l'Angleterre.
Selina s'arrêta devant la gare, relevant la tête pour admirer ce bâtiment qui lui promettait la liberté. Elle resserra les pans de son manteau autour d'elle avant de pénétrer dans le hall. Les voyageurs se bousculaient les uns les autres, certains pressés pour sortir, d'autres impatients de monter à bord de leur train. Un homme, courant vers le quai, percuta l'aristocrate qui faillit perdre l'équilibre. Ses manières distinguées en furent ébranlées, en tant que fille de baron, on lui avait toujours témoigné un grand respect et une immense déférence. Néanmoins, aujourd'hui, Selina n'était plus la fille du baron de Thompson, elle n'était qu'une jeune femme dans la foule, une personne ordinaire.
Elle se pressa vers le guichet pour s'enquérir des trains à destination de l'Écosse. Le jeune homme, assis derrière le comptoir, lui sourit béatement en la remarquant face à lui. Quelques jours auparavant, elle avait envoyé Kate à la gare pour obtenir des informations sur les trains en direction de l'Ecosse. Il était impossible de prévoir une fuite sans ces renseignements capitaux. Toutefois, elle n'avait pas pris de billet, par peur que quelqu'un puisse le découvrir dans ses effets personnels.
- Bonjour monsieur, quand part le prochain train pour l'Ecosse ? questionna Selina.
Elle savait déjà qu'elle était à l'heure pour le prendre, mais préférait tout de même s'en assurer. L'employé mit du temps à réaliser qu'elle lui avait posé une question, il ne cessait de la fixer avec émerveillement, ce qui mettait mal à l'aise la jeune femme. Voyant qu'elle attendait, il se reprit et consulta les documents étendus sur le bureau devant lui.
- Dans vingt minutes, pour Édimbourg, mademoiselle. Sourit le jeune homme.
Selina le lui rendit, remerciant le ciel plutôt que l'employé pour cette nouvelle. Elle monterait bien dans ce train.
- Pourrais-je avoir un ticket ?
Le jeune homme hocha la tête en lui communiquant le montant de l'achat. Sans hésiter, Selina sortit la somme de sa poche et la lui confia. En lui souhaitant bon voyage, il lui tendit le billet que la jeune femme saisit d'une poignée ferme.
Elle se dirigea vers le quai et s'assit sur un banc pour patienter jusqu'à l'arrivée du train. Selina inspecta les êtres rassemblés tout autour d'elle, ils provenaient de toute origine confondue. Elle vit un jeune couple de marchands tirer leur malle, contenant toutes sortes de produits exotiques, réputés fabuleux pour lutter contre vieillesse et faiblesse.
Ensuite, elle aperçut une fillette d'âgée d'une dizaine d'années qui jetait des coups d'œil de chaque côté comme perdue au milieu de toute cette effervescence, son père posa une main sur son épaule, ce qui sembla la calmer instantanément. Il lui sourit chaleureusement et la guida à travers la cohue vers la sortie.
Selina se rappela son propre père. Lorsqu'elle était une enfant, son père lui réservait toujours des créneaux dans ses journées chargées pour jouer, discuter, ou bien se promener avec elle. Il pouvait parfois se montrer strict quant à la conduite de Selina qui avait une fâcheuse tendance à se rebiffer contre les règles du protocole. Cependant, sa mère, intervenait constamment pour maintenir l'équilibre entre les deux parties, elle réussissait à merveille. La jeune femme s'était toujours interrogée sur la relation qu'unissait ses parents. Elle savait que leur mariage avait été une affaire commerciale, l'inverse aurait été scandaleux. Pourtant, ils manifestaient une profonde et sincère affection. Ils ne s'étaient pas choisis, mais ils s'étaient bien trouvés, c'étaient les paroles que sa mère lui répétait à chaque fois que Selina se montrait forte insistante sur le sujet.
Ce fut au décès prématuré de sa mère que l'attitude du baron de Thompson commença à se détériorer. Peu à peu, la jeune fille remarqua les changements chez lui. Au fil du temps, il lui accorda moins d'entrevues jusqu'à ce qu'il ne puisse plus lui réserver une seule minute. Les rares fois où elle pouvait l'entrevoir, c'était lors des dîners ou des quelques leçons auxquelles il venait assister pour s'enquérir des progrès qu'elle faisait avec son précepteur. Leurs querelles quant à son comportement s'amplifièrent jusqu'à devenir une partie intégrante de leur quotidien. Ce qui scella définitivement le fossé entre eux fut l'événement qui se déroula le jour d'anniversaire de sa mère.
Ce soir-là, Selina était rentrée dans un état déplorable, sa robe était déchirée, ses bas couverts de boues et ses bras égratignées par des ronces. Elle était allée se promener sous l'orage et malencontreusement, la pluie ayant rendu la terre glissante, tomba dans un buisson de ronces. La douleur lui brûlait les yeux, mais devant son père elle s'était promise de ne pas verser une larme, elle pourrait essuyer ses remontrances avec force. Sauf que ce soir-là, son père entra dans une rage folle, une colère si violente qui pétrifia de peur Selina. Ce fut la seule fois où il leva la main sur elle, en lui intimant de se comporter comme une jeune fille convenable et respectable, disposée à se marier quand il l'aurait décidé. Selina avait failli répliquer, bien décidée à lui cracher tout son ressentiment, et ce, malgré la morsure cuisante de sa joue en feu. Le regard de son père l'avait arrêté, car cette fois-ci, elle avait senti qu'il aurait pu faire tout ce qui lui semblerait nécessaire pour qu'elle lui obéisse.
Au lieu de résister, elle lui avait présenté des excuses et s'était retirée dans sa chambre sans manger. Depuis cet accident, Selina s'était montrée comme une jeune fille modèle, un exemple de délicatesse et de pureté.
Aujourd'hui, alors que le train entrait en gare pour faire monter les voyageurs à direction d'Édimbourg, Selina s'excusa une dernière fois auprès de son père. Elle commettait l'acte ultime de désobéissance en montant dans ce convoi ferroviaire. Toutefois, cette fois-ci, elle refusait de se plier aux exigences de n'importe qui d'autre si ce n'étaient les siennes. Elle pourrait enfin cesser de devoir paraître, mais au contraire simplement d'être.
Elle grimpa dans le train, à la recherche de sa place dans le wagon. Elle s'écroula sur la banquette lorsqu'elle l'eut trouvée puis déposa sa tête contre la fenêtre. Elle pourrait observer le paysage durant tout le temps le trajet sans que quelqu'un ne puisse l'interrompre. Son angoisse s'envola alors qu'elle sentit le véhicule frémir en se mettant en marche. Des bourrasques de vent ballotaient avec violence les branches fleuries des arbres, pointant dans une seule direction. Celle que le train suivait. Celle que Selina avait prise le courage d'emprunter.