Lucrèce s’engagea en premier, suivi de Frédéric et Philémon. Miranda attendit à l’écart avec Connor et Blanche. Ils avaient décidé de couper le groupe pour que les personnes à l’arrière puissent intervenir en cas de problème.
Anxieuse, la jeune femme se rongeait les ongles. Elle n’avait pas envie de revivre la mort de Rose encore une fois. Elle lança un regard vers Blanche, toujours impassible. Les mains sur les lanières de son sac à dos, elle observait le reste du groupe progresser. Cette gamine ne craignait pas assez leur environnement. Grandir dans ce monde rendait-il les enfants insensibles à cette menace, trop habitués à flirter avec la mort ?
Elle se força à garder son attention sur Lucrèce. Armée d’un grand bâton, elle tapotait le sol devant elle pour vérifier que rien n’essayait de les atteindre par le béton. Bientôt, elle disparut derrière un grand camion. Philémon leur avait indiqué de tourner à droite après le véhicule où la route menant au laboratoire continuait.
— On y va ? demanda Connor.
Miranda hocha la tête et ramassa le sac qu’elle avait posé au sol et le manche à balai trouvé à l’arrière d’une voiture abandonnée.
— Je prends la tête, annonça-t-elle. Blanche, tu restes bien entre nous, d’accord ?
Elle répondit d’un grognement, ce que la jeune femme prit pour une acceptation.
Prudemment, Miranda s’engagea sur les pas de son alliée. Elle se mit à taper le sol avec lenteur, puis avança, un pas après l’autre. Bien qu’elle ne voyait plus les feuilles qui dépassaient des égouts, elle pouvait sentir leur présence. Le sol vibrait tout autour d’elle, comme si on forait sous le béton. Pour le moment, les légumes se tenaient tranquilles, mais elle avait tout de même hâte de quitter cet endroit.
Elle fit quelques pas de plus. Le camion se rapprochait, mais lui parut encore loin. Un coup d’œil derrière elle lui apprit que Connor et Blanche la suivaient de près. Miranda inspira, expira, et reprit sa marche. Un pas après l’autre, elle progressa jusqu’au camion. Elle le dépassa, puis observa ce qui l’attendait sur sa droite. Lucrèce et les autres se trouvaient déjà loin, devant les escaliers d’un bâtiment en hauteur.
Elle baissa les yeux vers le sol. Comme dans la rue qu’ils venaient de traverser, les plaques d’égout dégorgeaient de feuilles et de racines. L’épreuve n’était pas terminée. Malheureusement, elle ne faisait également que se compliquer.
Les trottoirs étaient couverts de débris d’habitation, ne laissant que la route praticable. Ils allaient devoir passer entre les plantes, de chaque côté du chemin. Miranda détestait cette idée.
— Tu veux que je passe devant ? se proposa Connor.
— Ça va, je peux continuer. On ne fait aucun bruit pour la suite, d’accord ? Et surveillez où vous mettez les pieds.
— Compris.
Au loin, Lucrèce venait d’arriver à destination, ce qui la rassura un petit peu. Elle lui adressa un grand signe de main pour l’encourager. Plus que deux cents mètres à traverser et ils seraient en sécurité. Elle pouvait le faire.
Elle reprit la route, sur ses gardes, une main sur le couteau à sa ceinture. Ses yeux restaient rivés sur le sol. Elle évita les briques, les cailloux et les nids de poule, pour éviter de provoquer du bruit. Certaines portions de la route étaient plus abîmées que d’autres, couvertes de débris qui pouvaient masquer des racines. Miranda fit de son mieux pour les contourner, mais se rendit bientôt compte que l’une d’elles poserait problème.
Une voiture était renversée sur le côté en plein milieu de la route, ne laissant comme choix pour traverser que l’escalade, les deux trottoirs étant trop encombrés pour avancer. Lucrèce lui confirma qu’il s’agissait de la seule issue possible en mimant de grimper au loin.
La jeune femme se tourna vers Connor. Ils n’eurent pas besoin de parler pour se comprendre. Il attrapa Blanche sous les bras pendant que Miranda lui poussait les jambes au-dessus du véhicule.
— Attends-nous de l’autre côté, murmura Miranda, alors qu’elle se laissait glisser du toit dans l’autre sens.
Miranda prit appui sur le châssis pour grimper. Le métal émit un grincement inquiétant, mais tint le coup. Une fois en haut, elle se retourna pour tendre la main à Connor.
Il lui prit la main. Son pied se posa sur le pot d’échappement. Lorsqu’il poussa pour la rejoindre, il s’affaissa soudainement. Le morceau de métal se décrocha et chuta à terre dans un vacarme de tous les diables. Miranda et Connor se figèrent, horrifiés.
La jeune femme le tira sur la voiture, puis regarda autour d’elle, nerveuse. Pendant quelques secondes, rien ne se produit, jusqu’à ce qu’elle remarque un détail inquiétant.
Les feuilles des premières plaques d’égout avaient disparu, comme si elles s’étaient rétractées à l’intérieur des souterrains. Un bruissement à sa droite l’avertit que le phénomène se poursuivait, tout proche. Elle se pencha. Les feuilles de la bouche d’égout à sa droite s’enfoncèrent doucement à l’intérieur.
— Qu’est-ce qu’on fait ? demanda Connor.
Elle s’apprêtait à répondre quand quelque chose souleva le véhicule par le dessous. Miranda tomba à plein ventre sur la vitre, le souffle coupé. Connor peinait à garder l’équilibre, les jambes glissant le long du toit du véhicule. Il patinait avec ses jambes, ne trouvant aucun point d’ancrage pour lui permettre de remonter à ses côtés.
La jeune femme se retourna vers Blanche, qui avait reculé de quelques pas, les yeux écarquillés.
— Cours vers Lucrèce ! hurla-t-elle à la gamine.
Elle ne se fit pas prier et tourna les talons sans se retourner. Miranda s’accrocha au rétro et fit de son mieux pour se retourner malgré les secousses. Elle agrippa la manche de Connor, et tenta de le remonter tant bien que mal. Plus lourd qu’elle, elle peina à lui offrir un support efficace.
Ses yeux s’écarquillèrent quand une racine bondit du sol derrière lui et l’agrippa à la taille.
— Merde ! cria-t-elle.
La racine tira le carillonneur sans la moindre difficulté dans les airs, mais emporta avec lui Miranda, toujours accrochée à son bras. La jeune femme garda son sang-froid, les pieds dans le vide. Elle n’eut malheureusement pas le temps d’agir. Une deuxième racine la saisit à la jambe. Elle se débattit du mieux qu’elle le put, mais la poigne se resserra brutalement, lui arrachant un cri de douleur. Elle sentit distinctement des épines traverser son pantalon et s’enfoncer profondément dans sa chair.
Connor devait expérimenter la même chose puisqu’il se tordit soudain de douleur. Il tenta de tirer la racine à deux mains hors de son ventre, mais elle le comprima comme un anaconda autour d’un gros cerf. Impuissante, Miranda ne put que regarder à mesure que son ami s’effondrait sur lui-même, le souffle coupé.
Désormais, la tête à l’envers, elle fit de son mieux pour attraper le couteau à sa ceinture. Elle prit une grande inspiration, puis se releva d’un coup. Elle donna un grand coup de lame dans la racine. Contrairement à d’autres qu’elle avait pu rencontrer plus tôt, celle-ci n’était pas très résistante. Deux coups suffirent à couper le lien qui la retenait. Elle retomba sur la voiture dans un grand bruit métallique. Malgré la douleur sourde dans sa jambe, elle se força à se relever.
Elle releva la tête. Connor avait perdu connaissance. Il pendait à l’envers, les mains et le ventre couverts de sang. Elle serra les dents, puis se propulsa vers la racine. Elle la chevaucha comme un cheval, et grogna quand d’autres épines lui rentrèrent dans les jambes et le ventre. Elle garda son sang-froid et s’acharna à grands coups de couteau sur la racine.
Du coin de l’œil, elle vit Lucrèce en contrebas de la voiture, elle aussi en train de se battre avec les racines. Tant mieux, elle allait avoir besoin d’aide pour traîner Connor à l’abri.
La racine qui retenait le carillonneur finit par céder. Il chuta de deux bons mètres sur le béton, ce qui n’arrangerait pas son état. Miranda fit de son mieux pour se décrocher de la plante et sauta à sa suite. Elle tenta de se réceptionner sans se faire mal, mais sa jambe blessée rendit l’opération difficile. Elle roula sur le béton, s’égratignant une grande partie des bras.
Haletante, elle rampa vers Connor, à quelques pas d’elle. Il respirait, le visage crispé par la douleur. Elle attrapa la liane qui lui comprimait le ventre.
— Non, attends ! cria Lucrèce en la rejoignant. On ne sait pas à quel point c’est profond, on risque de faire pire si on la coupe tout de suite. Le scientifique pourra le soigner.
— Aide-moi à le porter.
Les deux femmes l’agrippèrent chacune par un bras et le tirèrent tant bien que mal vers les escaliers où Philémon, Blanche et Frédéric s’étaient réfugiés. Miranda grogna à chaque pas, la jambe très douloureuse. Elle n’osa pas baisser les yeux pour voir les dégâts. Elle sentait déjà à quel point son pantalon était poisseux.
Elles finirent tant bien que mal à rejoindre les autres, qui vinrent soutenir Connor et le porter jusqu’en haut des marches. Miranda traîna sa jambe pour les rejoindre, puis se laissa glisser contre le mur dans une grimace de douleur. Maintenant que l’adrénaline redescendait, elle pouvait clairement sentir que cette blessure était plus sérieuse que la petite entorse dont elle s’était remise après la disparition de Louise.
— Il est toujours vivant ? demanda-t-elle à Philémon, penché au-dessus de Connor.
— Oui. Il est en sale état, mais ça devrait être réparable. Aidez-moi à le tirer à l’intérieur. J’ai des tables dans le laboratoire.
Miranda leva la tête vers le bâtiment. Elle n’avait pas remarqué qu’ils étaient arrivés à destination. Frédéric aida Philémon à tirer Connor à l’intérieur. Lucrèce resta en arrière et s’accroupit à côté d’elle.
— Tu peux te relever ? Il faut vite désinfecter ça. C’est moche.
— Je vais essayer.
Une main contre le mur, l’autre soutenue par Lucrèce, Miranda poussa sur sa jambe en plus ou moins bon état. Elle grogna de douleur. Son autre jambe la lançait terriblement. Lucrèce l’aida à avancer vers l’entrée. Elle sauta à cloche-pied vers la porte, épuisée.
Ils suivirent le reste du groupe à bonne distance dans les couloirs alors que Philémon les entraînait vers des couloirs qui ressemblaient plus à l’image qu’elle se faisait d’un laboratoire : des murs blancs aseptisés, des pièces remplies d’équipement scientifique et de tables de métal, des ordinateurs partout… Philémon poussa une lourde porte en acier et les invita à entrer.
— Aidez-moi à le mettre sur la table, dit-il à Frédéric.
Ils soulevèrent Connor et le posèrent délicatement sur la table en métal. Lucrèce aida Miranda à s’asseoir sur une chaise, puis lui suréleva la jambe blessée. La jeune femme serra les dents.
— Je vais t’arracher le pantalon pour voir les dégâts, lui annonça son alliée. Serre les dents.
Elle se prépara à la douleur, mais chaque contact lui arrachait un juron. Sa jambe semblait brûler de l’intérieur. Ses ongles rentrèrent dans le bois de la chaise à mesure qu’elle se forçait à ne pas hurler.
La douleur, cependant, sembla rapidement s’estomper. Surprise, elle baissa les yeux vers la plaie. C’était moche. Sa chair était violacée tout autour de la plante qui lui coupait la peau. Instinctivement, elle voulut toucher, mais la main de Lucrèce l’arrêta.
— D’accord, répondit son alliée au scientifique.
Miranda jeta un regard à Philémon. Quand était-il arrivé ? Il avait dit quelque chose ? Elle avait perdu le fil de ce qui se passait. Tout ce qu’elle vit, ce fut les ciseaux que tenait Lucrèce dans les mains.
Quelque chose lui disait qu’elle n’allait pas aimer ce qui allait se produire.
Le métal froid s’enfonça dans la plaie. Elle observa sans voir vraiment Lucrèce tirer une épine de la taille d’un petit poignard de sa jambe. Elle voyait sa bouche s’ouvrir et lui parler, comme celle de Philémon, mais elle n’entendait plus rien.
Philémon dut remarquer que quelque chose n’allait pas puisqu’il lui colla soudainement une lumière éblouissante dans les yeux. Il la força à le regarder dans les yeux, mais plus elle essayait de se concentrer sur son visage, plus il lui parut flou.
Une part de son esprit l’entendit dire quelque chose à propos d’un état de choc avant qu’elle ne se sente partir.
Et puis il fit tout noir.