Il s’écroula sur le chemin, le corps encadré par mes pieds nus ; sa vie se déversa en une grande flaque que but la terre, asséchée par l’été.
Je tenais toujours le manche d’os de mon couteau. Sa lame s’enfonçait dans la chair comme dans un fourreau. Ses yeux, ourlés d’épais cils, m’évoquèrent le doux regard des vaches des sacrifices.
Je retirai ma dague d’un geste assuré. Pour la première fois, j’avais ôté la vie d’un homme. Pour un acolyte d’Artémis la Chasseresse, cela ne représentait qu’un acte d’une cruauté ordinaire. On avait offert ses cheveux d’enfant à Apollon ; il avait abattu son premier sanglier ; d’après les lois du pays, ma proie était devenue un homme.
Ma déesse n’avait guère de compassion pour les hommes.
Ma lame nettoyée, je le chargeai sur mes épaules comme une biche morte. Je le portai pendant que le chariot de Selênê[1] échappa à la cime des arbres, jusqu’à ce qu’il atteigne son zénith ; alors je le déposai sur une grande pierre lisse, encore rouge du sang de rites passés.
Les suivantes du Dieu au Faux Visage préparèrent le corps. J’attendis, immobile, alors qu’elles l’enveloppaient d’une fumée de myrte, le baignaient de vin et de lait. Je ne ressentais rien, ni dans ma tête, ni dans ma poitrine ; le vent caressait mon crâne rasé.
La perte de mes longs cheveux me paraissait plus réelle que tout cela.
Une prêtresse approcha, vêtue de peaux de faons et couronnée de lierre, les bras et le cou ornés d’un épais serpent noir. Elle prononça un mot ; toujours creux, obéissant, soumis aux servantes du Dieu, je renversai la tête en arrière pour accueillir la morsure qui marquait la fin de mon existence.
À l’aube, je ne serai plus moi. Cela ne me faisait pas de peine – ce Moi, on l’avait raboté, brûlé, noyé. Il n’en restait plus grand-chose, juste le nécessaire. La loyauté. La mission.
La voix de ma mère.
Le serpent se déroula des bras de la prêtresse jusque dans les herbes sèches. Un doux engourdissement se répandait depuis la plaie. Les servantes psalmodiaient des paroles si anciennes que je n’en comprenais pas un mot ; elles s’enfonçaient en moi, à travers la brume du poison, à travers mon être vacant. Les femmes prirent la peau, découpèrent le corps.
Je flottais. Je flottais encore quand elles enfilèrent ma nouvelle peau, brune et chaude, par-dessus mon enveloppe pâle. J’étais tel un serpent pris à rebrousse-temps qui entre dans sa mue au lieu de la quitter ; elle épousa ma silhouette, aussi fine et collante que l’huile.
Et je répétais, inlassable et vide, vide, vide ce nom qui devenait le mien… ce nom que j’allais porter jusqu’à la fin de mes nuits et sous lequel vous me connaissez : Hêphaistion, Hêphaistion, Hêphaistion…
[1] La Lune