On avait rassemblé les compagnons à Mieza pour étudier auprès du philosophe Aristotélês, loin des distractions de la cour ; à mon arrivée, il voyageait vers le grand sanctuaire macédonien de Dion, laissant ses élèves livrés à eux même une partie de la journée.
Les repas du matin et du midi se partageaient au rythme des exercices militaires des instructeurs, sur le pouce ; le soir, la bande se retrouvait dans une salle à manger luxueusement apprêtée, et l’absence de leur professeur libérait la parole.
Des lits de repas encadraient une mosaïque de galets à l’effigie d’Héraklès qui, d’après la famille royale, était un lointain ancêtre d’Alexandros. On plaisantait, on accompagnait les mets frais de la campagne par des mélodies à la lyre ou à la double flûte, jouées par ceux des garçons dont les talents musicaux brillaient le plus… mais il ne fallait pas s’y laisser prendre : les jeux de statuts et de rivalités, de séduction et d’orgueil ne cessaient jamais. Les dîners révélaient qui, pour les Makedonês, méritait d’être considéré comme un homme.
En effet, en Makedonia, on ne s’allongeait pour manger qu’après avoir tué son premier sanglier. Dans ce contexte de camaraderie mâtinée de compétition pour la faveur d’Alexandros, manger assis revenait, surtout si on avait déjà un début de barbe, à admettre son manque de bravoure. Voilà pourquoi tous les regards se rivèrent sur moi lorsque j’approchai ces lits pour la première fois : allais-je m’y allonger, revendiquant ainsi ma place parmi les guerriers, ou m’asseoir avec les petits et les lâches ?
Hêphaistion avait pris la vie de son sanglier une saison avant que je ne vole la sienne – sans quoi ma déesse aurait refusé sa mort, elle qui protège les enfants.
Je m’installai, évidemment, allongé sur le flanc gauche, appuyé sur le bras malchanceux, prêt à me servir avec ma main droite.
Je devins immédiatement la cible d’un interrogatoire en règles sur l’exploit de ma chasse au sanglier ; nouvel arrivant dans un monde clos, conscient de l’extérieur uniquement par des paquets de lettres parfois laconiques, je représentais l’événement de la semaine. Quand avais-je abattu la bête ? Comment m’y étais-je pris ? Combien pesait mon sanglier ? Car il était bien connu que certains pères inquiets trafiquaient le rite, et que certains gagnaient leur ceinture d’homme en pourfendant un gros marcassin…
Le souvenir émergea, très clairement, des échos de l’âme de mon hôte infortuné. Hêphaistion avait ressenti une fierté si intense qu’elle accélérait mon cœur. Les mots coulèrent de moi comme il les aurait prononcés : l’heure matinale, le vallon où les chiens avaient acculé la bête, la lance dirigée vers le pelage brun et dru du cou, l’attente et enfin la charge, le choc, les grognements d’agonie, l’odeur du sang, les limiers qui s’abattent pour la curée…
— Et vous ? conclus-je à la fin de mon récit.
Je portai une coupe de vin à mes lèvres. J’avais faim, soif, et une bouche bien pleine justifierait mon silence. J’avais dirigé mon regard vers Alexandros, par défaut, puisqu’il était le prince et me paraissait jeune – quinze ans, croyais-je. En réalité, il en avait seize, et on lui en donnait moins à cause de sa petite taille. Son exploit devait être tout aussi récent que celui d’Hêphaistion.
— Il y a trois ans, me surprit-il.
Il n’élabora pas. D’autres voulaient se vanter ; il les laissa faire. L’empressement des compagnons à accepter sa concision me sembla suspect. Je n’appris que plus tard l’origine de ce silence. Ironiquement, l’histoire sortit de la bouche de Térês, qui bavardait beaucoup trop pour son bien.
Alexandros, prince de Makedonia, avait abattu son sanglier à l’aube de ses treize ans à cause d’un hasard si malheureux qu’il tenait du mauvais coup divin. Il s’enorgueillissait alors d’un talent immense à la lyre et d’une voix à faire taire d’envie les oiseaux. Il l’avait caché à père: le jeune prince avait maîtrisé, seul, certains morceaux dont son tuteur n’aurait jamais autorisé l’apprentissage. À un moment de la soirée (alors que Philippos était déjà fin saoul, ainsi que beaucoup de ses invités), le roi appela les pages pour distraire l’assemblée à la harpe ; son fils s’installa à l’autre bout de la salle et entonna ces chants secrets, glanés çà et là, raffinés par ses soins, cajolés en cachette…
Les autres musiciens, le découvrant d’une oreille, cessèrent de jouer pour les convives qu’on leur avait désigné. La foule se tut. C’était une voix divine, inspirée, une voix de demi-dieu lumineuse, chatoyante même par l’agilité avec laquelle elle dansait d’une note à l’autre ; et il joua merveilleusement bien pour accompagner à la lyre cette prodigieuse performance.
Ses dernières notes s’éteignirent dans un silence religieux. Il domina un instant la salle de banquet du palais de Pella, avant que le baryton de Philippos, avec un volume de trompe capable de s’adresser à une troupe entière, ne la brise de cet déclaration funeste :
— Magnifique ! Quel est donc ce rossignol qui chante comme une putain de Korinthos ?
Dans son ivresse, il avait cru à un compliment, car les musiciennes de cette cité, nées aux pieds du plus fameux des temples de la déesse de la Beauté, rayonnaient dans tous les banquets du monde civilisé.
L’artiste se leva du lit depuis lequel il avait charmé son audience. Il fit quelques pas pour sortir du coin discret où il s’était installé… et alors, le roi reconnut son fils, il reconnut l’insulte, l’insulte à sa couronne et surtout, l’insulte qu’il s’était infligée à lui-même, car qui médisait de la chair d’un homme médisait de lui.
Il y eût un nouveau silence. Celui-là était froid, terrible. Alexandros tourna les talons ; on entendit ses semelles de cuir gémir sur le pavement. Puis il rompit le silence en fracassant sa lyre sur un pilier. Il abandonna les débris au pied de la colonne, la coquilles de tortue encore reliée par les cordes aux restes brisés du cadre de bois, et disparut dans la nuit.
Son père le fit lever avant le soleil. Il y avait une offense à laver et qu’importe qu’il en soit la source… Philippos avait une solution toute trouvée : au zénith, le roi et son héritier rentrèrent au palais, un corps porcin suspendu à leurs lances, le garçon encore rouge du sang de la bête.
Cela se passa à l’aube de ses treize ans, et Alexandros ne chanta plus jamais.