Pour ne pas rêver, je chevauche les vents.
Notre destination : Pella. Nous survolons la campagne jusqu’à ce que nos ailes nous portent au-dessus de la capitale. Loin, au sud : la mer. Puis, un grand étang salé. Sur sa berge, sur une colline basse et plate, la ville.
Des marais l’entourent sur trois côtés. Pella est imprenable, avec ses murs blanchis qui boivent les rayons de Selênê et les eaux traitres qui l’entourent. Nous entendons la vie qui grouille dans les mares et les canaux.
Au-dessus de la ville, une seconde colline, plus escarpée, plus étroite. Le palais du roi la couronne tout entière, insolent de marbres et de pierres pâles.
Pella.
Demain.
Parfois, mes mains me choquaient.
Pas mon visage. Je l’avais rarement vu et, si j’avais une idée vague de mon apparence, je n’y étais pas attaché. Le poids de mes cheveux rassemblés en chignon me manquait davantage que mes pommettes saillantes ; quand je passais ma main sur ma nuque, la texture des courtes boucles d’Hêphaistion me surprenait.
Mais mes mains et mes avant-bras, eux, passaient dans mon champ de vision sans prévenir. Je me demandai parfois qui était cet inconnu à la peau brune qui caressait l’épaule de Podargos, avant de me rappeler que c’était moi.
Plus que toute autre partie de moi, mes paumes et mes doigts me fascinaient. Des lignes nouvelles les traversaient. Mes ongles, autrefois ronds, me semblaient plus ovales, au bout de phalanges plus élancées. Je les étudiais lorsque je parvenais à m’isoler, les tournais, pliais et dépliais les articulations.
Je voyais aussi mes pieds, quand j’enfilais et retirer mes bottes d’équitation. Une fine cicatrice blanche marquait l’un de mes genoux.
Je la traçai, du bout de mon ongle, et laissai les souvenirs de ma proie remonter.
Nous atteignîmes la ville de Pella à midi.
Vue depuis la terre, elle trônait, blanche et rocheuse, par-dessus les étendues des marais ; loin au sud, l’horizon se perdait dans la mer.
Nous n’allâmes pas jusque-là. Venus du nord, notre route passait sous le palais avant de rejoindre la ville, et nous bifurquâmes avec nos mulets et mon cheval pour nous y présenter.
L’acropole témoignait de la réussite du roi. Des chênes vénérables nous dissimulaient encore le palais de ses ancêtres, mais en contrebas, on construisait un ensemble de baraques, d’écuries, de greniers et d’entrepôts. Une troupe de lanciers s’exerçait déjà sur la place d’arme ; les ouvriers s’activaient autour d’eux.
Nous rejoignîmes le flot et passants sur la voie, bordée de statues de lions, qui menait jusqu’en haut de la colline. Des chariots chargés d’amphores, des esclaves chargées de la lessive, ici et là un cheval racé surmonté d’un nobliau richement habillé : je n’avais jamais vu autant de gens au même endroit.
Après la porte de la muraille, surveillée par des gardes aux larges boucliers, j’aperçus d’abord des touches de blanc, à travers les arbres qui bordaient la route, avant qu’une façade monumentale n’en émerge complètement. Des troncs massifs de pierre pâle soutenaient des frises de héros et de lions en pleine lutte, peints dans des bleus, des rouges et des jaunes vifs.
J’eus peur, soudain, de ce colosse minéral, artificiel, qui jetait ses ailes et ses colonnades sur tout mon champ de vision. Mon ignorance ne m’avait abreuvé que de villages et de la compagnie sauvage des forestiers d’Artémis, qui ne construisaient que des camps de branches et de peaux de bêtes… les souvenirs d’Hêphaistion me coulaient entre les doigts, aussi fuyants que des anguilles.
Je me redressai imperceptiblement et maîtrisai mon appréhension avant de me présenter au secrétaire qui, dans un petit bâtiment dans la cour à l’entrée du palais, triait les visiteurs.
Je lui tendis ma lettre de recommandation.
— Le régent, hm ?
J’acquiesçai.
— Mon père est un ami d’Antipatros.
L’homme fit signe à un garde grisonnant de m’escorter.
Nous entrâmes dans le palais proprement dit par la grande porte. L’imposante volée d’escaliers nous mena entre les colonnes colossales, puis dans une grande pièce, plus fastueuse que mes rêves les plus fous : je marchais sur un sol pavé, multicolore, sous un plafond de bois peint ; des fresques sur les exploits d’Héraklès couvraient tous les murs. Des vases énormes et des statues à taille humaine occupaient les coins.
Ce n’était que le début.
Le garde me mena à travers un labyrinthe de couloirs, de cours et de jardins entourées de colonnades, de bureaux où des hommes de touts âges ployaient le dos par-dessus des tablettes de cire et des papyrus. Le palais m’avait paru immense vu de dehors ; de l’intérieur, je me sentais comme dans les entrailles d’un géant.
Arrivé dans un bureau qui me paraissait identique à tous les autres, le garde me désignant un banc près d’une porte close. Il donna ma lettre à un secrétaire, aussi voûté que tous les autres ; ses petits yeux trottèrent d’une ligne à l’autre avant qu’il n’acquiesce, n’enroule la lettre, ne la pose sur un petit tas d’autres lettres, me dise de patienter et retourne à son travail, comme si rien de cela n’avait eu lieu.
— Attends !
Je rattrapai le garde.
— Je cherche deux amis de mon père. Il veut que je les salue pour lui.
C’était un mensonge, mais Amyntor vivait à une semaine de voyage du palais royal et cet homme aurait oublié mes questions avant la tombée de la nuit. J’ajoutai que mon père avaient combattu avec eux l’année où Philippos était devenu roi, face à l’usurpateur Argaios. Ce détail fit pencher le cœur du vieux soldat en ma faveur, il acquiesça, je lui citai les noms d’Attalos Menandrou et d’Agathoclès Koinou. Je ne pouvais espérer tuer le roi des Makedonês avant que son héritier soit prêt à monter sur le trône, mais ces deux-là…
— Attalos est en Thraké avec le roi, m’informa le soldat. Et Agathoclès, si on pense bien au même homme, il est mort il y a deux ans en Illyria.
Cette réponse me souffla.
Je remerciai le garde et m’assis sur le banc. Qu’avais-je espéré ? Les soldats meurent à la guerre. Je pouvais m’estimer heureux qu’il me reste les deux tiers de ma vengeance.
J’attendis.
J’attendis longtemps. Je détestais ça – je n’avais pas l’habitude de rester aussi longtemps à l’intérieur. Je me levai, plusieurs fois, pour arpenter la pièce. Mon impatience agaçait le secrétaire, mais qu’y pouvais-je ? Avant de rejoindre les prêtresses du Dieu au Faux Visage[1], je n’étais jamais resté cloîtré en été. Le bruit répétitif des calames sur le papyrus m’agaçait, sans parler de l’odeur de ces gens.
Ils sentaient l’huile, les fleurs, et d’autres choses inconnues ; autant d’odeurs étrangères au corps humain.
On m’introduisit enfin dans le bureau du régent. Sobre, meublé de bois sombre, décoré d’une unique fresque d’Orpheus jouant de la harpe. La grande table de travail était impeccablement rangée. Derrière elle, un homme d’une soixantaine d’années à la barbe raide, grise et bien taillée me dévisageait de ses yeux d’acier.
— Tu ressembles à ton père.
Cela semblait l’impressionner ; cela serra quelque chose dans mon ventre, quelque chose que je devais repousser. L’instinct d’Hêphaistion pour ces choses-là me soufflait qu’Antipatros me complimentait.
— Merci.
— Peithon ne tarit pas d’éloges à ton sujet.
C’était le précepteur d’Hêphaistion, une sorte de philosophe sans le sous qui, en échange de son éducation aux lettres et aux mathématiques, avait gagné une demeure où consommer son vieil âge. Il était aussi un ami de longue date du régent : sans sa recommandation, sans le truchement d’Antipatros, Hêphaistion n’aurait jamais été admis dans l’entourage du prince.
— Tu devras continuer à travailler dur, continua Antipatros. Il n’y a de la place que pour deux types de garçons, à Mieza : les plus nobles et les plus doués. D’après ton père, tu as toutes les qualités nécessaires à un compagnon princier : l’obéissance, la modestie, la détermination, le sens des responsabilités et surtout, le sens de la mesure… la pondération, la modération, ne définissent que trop peu souvent les jeunes de ton âge. J’espère beaucoup de toi.
Je hochai la tête et le laissai parler.
— Le prince Alexandros est un jeune homme cultivé. Lui aussi adhère à ces principes de sobriété. N’oublie jamais que ta première tâche est de lui tenir compagnie. Tu n’as rien d’autre à lui apporter que tes vertus et ta conversation…
De nouveau, j’acquiesçai ; je doutais de parvenir à charmer qui que ce soit, et on m’avait envoyé pour protéger le prince plus que pour le cajoler, mais je comptais garder pour moi ce genre de réflexions.
— … pour l’instant, conclut Antipatros. Tu pourrais aller loin, très loin, si tu joues bien ton rôle.
— Je ferai de mon mieux, promis-je.
De toute manière, je n’avais pas le choix : les dieux eux même me l’avaient ordonné.
— Tu peux y aller. Tu partiras demain matin à la première heure, avec le courrier. Ne sois pas en retard.
Je le remerciai avec toutes les politesses qu’Hêphaistion aurait jugées adaptées à la situation ; en partant, je relâchai un long souffle soulagé.
Tout se déroulait au mieux.
[1] Les prêtresses de Dionysos Pseudanor, littéralement « le faux homme », un aspect de Dionysos lié au travestissement et à la ruse.