Je n’avais pas choisi Hêphaistion.
Une Initiée bien renseignée l’avait désigné. Fils d’un certain Amyntor, qui possédait des terres en Basse Makedonia, il était d’un sang assez noble pour s’insinuer à la cour royale et assez médiocre pour y passer inaperçu. Il avait le même âge que moi, de lourds cheveux de nuit et des yeux noirs ; dans les profondeurs du monde des morts, nous pensions qu’il aurait dix-sept ans pour toujours.
Les rites durèrent presque jusqu’à l’aube. Les suivantes du Dieu les achevèrent en jetant les restes aux bêtes. Je me sentais à l’étroit dans cette peau neuve, parcourue de souvenirs. Ils grouillaient, s’invitaient, s’imposaient et me fuyaient à la façon des chats farouches qui réclament sans se laisser saisir…. le temps manquait pour m’y accoutumer. On m’attendait à la capitale, où Hêphaistion devait se présenter avant de rejoindre le prince ; et bien avant cela, il fallait que je retrouve l’escorte de ma proie, mon escorte, dont Hêphaistion avait eu le malheur de s’éloigner pour une promenade crépusculaire.
Je sifflai, une trille à la façon des oiseaux. J’attendis ; un hululement me répondit, puis le silence. Je tentai affutai mon ouïe. Je craignis soudain que cette peau ne limite mes pouvoirs, appris près des genoux d’Artémis ; avec une désagréable lenteur, mes sens s’éveillèrent jusqu’à ce que je perçoive chaque bruissement – jusqu’à ce que je surprenne le vol de Melanthea, feutré comme la caresse d’un voile de soie.
Les serres du grand hibou étreignirent mon avant-bras. L’oiselle pesait autant que les aigles des montagnes, et ses yeux reflétaient la maigre lueur de la Lune. J’attendis qu’elle découvre ma nouvelle apparence tout en l’effleurant de ma conscience. Elle reconnut le flot tiède de mes pensées et, après une courte inspection, elle décolla pour retourner chasser.
Je repartis à vive allure. Le rituel m’avait épuisé, mais les battues sur les pas d’Artémis m’avaient appris à surmonter douleurs et fatigues. J’espérais qu’on ne se lancerait à la recherche d’Hêphaistion qu’au matin ; il fallait donc, pour m’assurer que personne ne retrouve son corps, atteindre le village assez tôt pour rendre cette quête inutile.
Sur la place centrale de la bourgade, on avait sorti les lances et les filets de chasse pour aller battre la forêt… mon apparition rendit tout cela caduque. L’assistance frémissait d’autant de soulagement que d’agacement.
— Toutes mes excuses. Je me suis égaré et je n’ai pu retrouver ma route qu’avec les premières lueurs du jour.
Un sourire étira mes lèvres. Les hommes, alignés en croissant face à moi, échangèrent des coups d’œil gênés. J’avais pour moi ma richesse, mais pas seulement ; quelques-uns passaient leur poids d’un pied à l’autre, se grattaient la barbe, détournaient le regard. Je les effrayais – une part d’eux, la plus primale, leur murmurait qu’un prédateur se tenait parmi eux et qu’il ne fallait pas le provoquer.
Je me tournai vers mes serviteurs.
— Préparez nos affaires. Nous partirons dès que vous aurez terminé.
Je n’attendis pas leur réponse. Je me souvenais du bâtiment où logeait la monture d’Hêphaistion : une étable aux murs de torchis et aux tuiles de bois. L’air y sentait la paille, le crottin, l’animal ; au fond, j’aperçus la croupe de mon nouveau cheval.
— Bonjour, Podargos.
Je m’approchai pour entrer dans la stalle. Je n’avais aucune envie d’interagir avec les humains qui m’entouraient, mais un animal, c’était différent – ce qu’Artémis ne chassait pas, elle le soignait avec amour.
Une vague d’affection me réchauffa la poitrine. Podargos était un étalon de prix, une belle bête cuivrée aux pieds chaussés de balzanes blanches. Hêphaistion l’adorait ; ses connaissances équestres remontaient du fond de mon esprit. Je me frottai les paupières avant de presser mes doigts sur l’arête de mon nez. Quel besoin avais-je de savoir quelle forme devait avoir le dos d’un bon cheval ?
Je devais me concentrer.
Podargos racla sa litière de paille du bout des sabots. J’avançai encore ; ses oreilles se couchèrent sur sa crinière, coupée en brosse sur son encolure. Il soufflait trop fort et sa crainte révélait le blanc de ses yeux.
Il savait.
Je tendis la main vers lui tout en prononçant des paroles rassurantes. Il dansait sur place, me montra les dents. Qui es-tu ? Son âme de proie le poussait à craindre le pire.
— Chhh, chhh, ma beauté. Écoute-moi.
Je lui murmurai les paroles secrètes jusqu’à ce qu’il me laisse le toucher. Je continuai à lui parler tout en caressant son dos pour en chasser la poussière, tout en cajolant son épaule, son cou puissant, jusqu’à venir gratter l’endroit, juste derrière les oreilles, qui faisait frémir ses lèvres.
— Bien, bien, mon très beau.
Je me collai tout entier contre lui. Mon esprit toucha le sien. Je le laissai me découvrir, comprendre que je ne désirais que son amitié, m’accepter ; je sentis ses interrogations : où est mon maitre ? Quand reviendra-t-il ?
Mes paupières s’abaissèrent à demi. Le vide au fond de mon cœur devint un gouffre gris. Rien, je ne ressentais rien.
Parti, répondis-je par la pensée. Parti pour toujours.
— Mais ne t’inquiète pas. Je m’occuperai bien de toi.
Puis, je m’écartai et, après une dernière caresse, le quittai le temps de trouver une brosse, la bride et le tapis de selle.
La route n’attendait pas.
La nuit qu’Hêphaistion Amyntoros passa à la belle étoile fut, en apparence, le seul incident de notre route vers Pella.
Mon escorte ne me laissa pas la moindre liberté durant les trois jours qui suivirent. La disparition d’Hêphaistion aurait fait perdre à ces hommes leur place auprès de leur maître, si bien que je surprenais toujours l’un d’entre eux à me surveiller. Quant à moi, je restais taciturne et pensif, comme si mon aventure fâcheuse m’avait enfermé dans une armure de vexation un peu puérile. J’évitais de parler : il me faudrait plusieurs semaines avant que le sommeil ne me révèle l’étendue des souvenirs associés à ma nouvelle identité. Plus je me montrais distant, moins j’avais de chances de me trahir.
Le voyage fut des plus désagréables.
Malgré moi, je pensais à ma mère. Je ne devais pas. Les prêtresses de Dionysos m’avaient fait passer par le feu et des délires innommables pour me débarrasser de mes attaches antérieures. J’avais protégé mon amour pour ma génitrice comme une graine, minuscule et précieuse ; elle n’aurait pas dû germer aussi vite, mais rester en sommeil longtemps, jusqu’à ce que je sois bien installé dans ma nouvelle vie.
Tant que dura le premier jour, je repoussai mes souvenirs. Ce n’est qu’en me couchant que me revint la douce litanie qui avait bercé mon enfance, et que mon cœur anesthésié comprit que je ne l’entendrai plus jamais de la bouche maternelle.
Philippos de Makedon, fils d’Amyntas… Attalos fils de Menandros… Agathoclès fils de Koinos…
Le nom du roi qui avait tué mon père ; le nom des officiers qui avait mené leur troupe dans la maison de ma mère…