Les premiers rayons timides du soleil, encore voilés par la brume matinale, s’insinuent délicatement à travers les fines lamelles des stores vénitiens. Ils caressent les murs de la chambre de Cléa, les baignant d’une douce lumière dorée, promesse d’une nouvelle journée. Cléa sent la chaleur tiède sur sa joue et ses paupières papillonnent doucement avant de s’ouvrir sur le silence ouaté de la pièce. Son souffle lent et régulier se fond harmonieusement dans la quiétude ambiante. Tout semble suspendu, comme en apnée, dans l’attente d’un invisible signal.
Elle cligne des yeux à plusieurs reprises, s’étirant avec une lenteur calculée, chaque muscle répondant avec une légère raideur. Un soupir s’échappe de ses lèvres, un mélange subtil de fatigue persistante et d’une détermination tranquille qui brûle en elle comme une petite flamme. La nuit n’a pas effacé complètement le poids des efforts de la veille, mais elle n’a pas non plus entamé sa résolution de faire face à ce nouveau jour.
À côté du lit, son fauteuil roulant l’attend, son compagnon immobile et silencieux. Au fil des mois, il est devenu bien plus qu’un simple moyen de locomotion ; il est une extension naturelle de son être, aussi familier que ses propres bras ou ses jambes. Avec une fluidité impressionnante, fruit de nombreuses répétitions, elle pivote sur elle-même, s’asseyant avec précaution sur le bord du matelas. Puis, d’un glissement précis, elle se transfère dans le fauteuil. Ce mouvement, autrefois source d’appréhension et de frustration, est désormais une chorégraphie intime qu’elle exécute sans même y penser, une victoire silencieuse sur les limites imposées.
La pensée d’appeler sa mère effleure son esprit. Elle pourrait demander un peu d’aide, savourer quelques minutes de douceur et de soutien. Mais une fierté tenace l’en dissuade. Se débrouiller seule, dès le premier instant de la journée, est devenu un impératif, une affirmation silencieuse de son indépendance. Chaque matin, ce geste simple est chargé d’une signification profonde, symbolisant sa reconquête progressive de liberté, un rituel personnel qui lui rappelle avec force que, malgré les obstacles, elle continue d’avancer, pas après pas, jour après jour.
En faisant rouler son fauteuil dans le couloir, en direction de la salle de bain, son regard est capté par son reflet dans la grande vitre. Ses cheveux blonds vénitien, habituellement soyeux et ordonnés, sont en bataille, emmêlés par le sommeil. Ses traits sont encore marqués, légèrement froissés par les heures de repos. Un petit sourire doux et indulgent étire ses lèvres. Le reflet qu’elle observe n’est plus celui d’une victime passive, hantée par le souvenir lancinant de l’accident. Non, le miroir lui renvoie l’image d’une jeune fille pleine de résilience, qui apprend à reconstruire sa vie, à la vivre différemment, avec une force intérieure insoupçonnée.
La salle de bain, comme le reste de la maison, a été méticuleusement aménagée pour faciliter son quotidien. Après l’accident qui a bouleversé leur existence, ses parents ont pris des décisions radicales, motivés par un amour inébranlable : déménagement dans une maison de plain-pied, acquisition de meubles ergonomiques, abaissement des seuils de porte, installation de poignées adaptées. Rien n’a été laissé au hasard, chaque détail témoignant de l’affection profonde et inconditionnelle qu’ils lui portent. Par moments, une vague de culpabilité l’envahit face à tous ces sacrifices, à ce bouleversement de leur vie. Mais le plus souvent, elle les remercie en silence, dans le secret de son cœur, déterminée à honorer leurs efforts en ne se laissant jamais définir par ce qu’elle a perdu, mais en se concentrant sur ce qu’elle peut encore accomplir.
Lorsqu’elle quitte la salle de bain, ses cheveux encore humides encadrant son visage délicat, un léger voile de maquillage subtilement appliqué pour illuminer ses traits, elle se sent investie d’une énergie nouvelle, prête à affronter les défis et à savourer les joies discrètes que cette journée lui réserve. L’arôme enivrant du café fraîchement moulu et le parfum réconfortant du pain grillé flottant dans l’air l’attirent irrésistiblement vers la cuisine, cœur chaleureux de la maison familiale.
PDV de Cléa
- Bonjour, Maman. Ma voix, encore un peu rauque du sommeil, surprend ma mère. Elle lève les yeux de la cafetière, son visage habituellement serein illuminé par une surprise douce. Un sourire tendre, empreint d’une affection infinie, se dessine sur ses lèvres.
- Bonjour, ma chérie. Tu sais, tu aurais pu m’appeler pour t’aider à te lever… Son inquiétude bienveillante est palpable dans sa voix douce.
Je secoue la tête avec un petit sourire, un éclair presque espiègle dans mes yeux.
- Je gère. Tout va bien. Et toi, tu as bien dormi ?
Elle acquiesce en silence, ses gestes précis et familiers tandis qu’elle dépose deux tranches de pain dans le grille-pain.
- Oui, très bien. Et toi, ma belle ? Qu’est-ce qui te ferait plaisir pour le petit-déjeuner ?
- Un chocolat chaud bien mousseux, deux tartines croustillantes avec de la confiture de fraises, et un grand verre de jus d’orange fraîchement pressé. Merci, Maman.
Je m’installe à la table de la cuisine, le bois lisse et chaud sous mes mains, tandis qu’elle s’active en silence, orchestrant ce rituel matinal avec une grâce naturelle. C’est un moment de calme précieux, presque sacré, une parenthèse de douceur avant le tumulte de la journée. Maman chérit ces petits déjeuners partagés, ces instants de connexion silencieuse. Et moi aussi, je les savoure plus que jamais. En grignotant mes tartines, le goût sucré de la confiture explosant en bouche, je laisse mes pensées dériver, vagabondant au gré de mes souvenirs et de mes aspirations. Inévitablement, elles s’attardent sur la danse. Sur ce vide lancinant que je ressens dans mon corps chaque fois qu’une mélodie entraînante s’élève, sur cette frustration de ne plus pouvoir bouger avec la même liberté, la même passion qu’avant. Les médecins sont optimistes, ils disent que je dois d’abord réapprendre les bases, retrouver l’usage de mes jambes, pas après pas. Mais au fond de moi, c’est la danse que je veux retrouver, cette expression de mon âme, cette flamme intérieure qui refuse de s’éteindre.
Papa entre dans la cuisine, son pas léger à peine audible. Il dépose un baiser tendre sur ma tempe, puis embrasse affectueusement ma mère. « Bonjour, ma petite princesse. » Sa voix chaleureuse résonne dans la pièce.
- Bonjour, Papa. Bien dormi ? Je lui réponds avec un sourire.
- Comme un loir, ma chérie. Et toi, tes nuits sont plus paisibles ? Il s’installe à mes côtés, son regard bienveillant posé sur moi, tandis que Maman dépose ma tasse fumante de chocolat chaud devant moi.
- Alors, les vacances approchent à grands pas ? demande-t-elle, rompant le silence confortable.
- Dans deux semaines exactement réponds-je, une pointe d’excitation dans la voix malgré mes appréhensions concernant les examens médicaux à venir.
Papa fronce légèrement les sourcils, absorbé dans ses pensées.
- Tu veux que je t’emmène au lycée ce matin ? Sa proposition discrète est une marque de sa constante attention.
Je hoche la tête en signe d’acquiescement, reconnaissante de sa présence rassurante. Après avoir terminé mon petit-déjeuner, j’attrape mon sac à dos, dont le poids me rappelle les cours et les devoirs qui m’attendent. Papa m’attend déjà près de la voiture, le moteur ronronnant doucement. Il m’ouvre la portière sans un mot, respectant mon besoin d’autonomie tout en veillant sur moi. Une fois confortablement installée, je glisse mes écouteurs dans mes oreilles. La musique devient mon refuge, une bulle sonore qui m’aide à me concentrer sur le présent, à mettre de côté l’appréhension tenace que je ressens encore à l’approche du lycée : les regards parfois insistants, les silences maladroits, les souvenirs douloureux du « avant ».
Lorsque nous arrivons devant les grilles du lycée, Anaëlle, ma meilleure amie, m’attend, son visage radieux illuminant la matinée. Elle m’accueille avec un grand sourire chaleureux et un câlin spontané qui me réchauffe le cœur. Son absence la semaine dernière, due à une mauvaise grippe, m’a paru une éternité. Nous nous mettons immédiatement à bavarder, échangeant des rires et des confidences sur les derniers potins et les événements insignifiants qui font le sel de nos vies d’adolescentes. Puis, la sonnerie stridente retentit, annonçant le début des cours et nous rappelant le retour à la réalité scolaire.
PDV de Dimitri
Le soleil, désormais haut dans le ciel azur, projette une lumière crue à travers les interstices des lourds rideaux de ma chambre. Malgré l’obscurité artificielle, une clarté diffuse persiste, soulignant l’immensité silencieuse et l’atmosphère impersonnelle de la pièce. Je reste allongé un moment, les yeux fixés sur le plafond immaculé, sans la moindre envie de bouger. Aucune obligation ne me presse. Pas d’école à affronter. Pas de parents dont les attentes pèsent sur mes épaules. Pas de véritable contact humain qui vienne briser cette solitude feutrée.
Finalement, je me lève, le corps engourdi par l’inaction. La maison est plongée dans un silence habituel, presque irréel. Le personnel de maison se déplace avec une discrétion absolue, professionnel et invisible, comme des ombres dans les vastes pièces. Je traverse le long couloir jusqu’à la cuisine, où un petit-déjeuner soigné m’attend sur une table immense : viennoiseries fraîchement préparées, fruits exotiques, jus d’orange pressé. Je mange sans réel appétit, machinalement, l’esprit vagabondant loin de cette opulence froide.
Après ce repas solitaire, je remonte dans ma chambre et m’habille sans réfléchir, enfilant les vêtements sombres et confortables qui composent mon uniforme habituel : t-shirt noir, jean usé, baskets. Un reflet de mon état d’esprit : classique, inexpressif, effacé. Moi.
Alors que je m’apprête à entrer dans la salle de bain, un léger toc-toc retentit à la porte.
- Dimitri ? La voix douce et familière de Maria, ma sœur aînée, parvient à mes oreilles.
- Entre, dis-je d’une voix monocorde.
Elle apparaît dans l’encadrement de la porte, son élégance naturelle rehaussée par une robe sobre, mais son visage habituellement lumineux est fermé, ombragé par une tristesse palpable.
- Les parents sont là ? Sa question, murmurée presque comme une supplique, en dit long sur l’atmosphère pesante qui règne souvent dans cette maison.
- Non, ils sont partis tôt ce matin. Un voyage d’affaires, je suppose. L’habitude de leur absence a émoussé toute curiosité de ma part.
Elle inspire profondément, comme pour se donner du courage, s’avance dans la pièce et prend mon bras avec une force inattendue. Son regard, habituellement vif et pétillant, brille d’un éclat étrange, une lueur de désespoir et de détermination mêlés.
- Je vais divorcer. Ses paroles, prononcées d’une voix blanche, résonnent dans le silence de la chambre comme un coup de tonnerre.
Je la fixe, sidéré, incapable de masquer mon choc. Un frisson froid me parcourt l’échine. Elle aussi, à sa manière, vit sous le poids des choix imposés par nos parents, des arrangements qui dictent nos vies sans tenir compte de nos désirs. Je connais son mari, un homme froid, distant, plus âgé qu’elle. Un mariage arrangé, une union stratégique entre deux familles puissantes.
- Tu vas leur dire ? La simple idée de leur réaction me glace le sang.
- Ce week-end. Je n’en peux plus. Sa voix se brise légèrement, révélant la fragilité qu’elle s’efforce habituellement de dissimuler.
Je prends sa main dans la mienne, serrant ses doigts glacés.
- Je serai là, Maria. Je serai là pour toi.
Elle me sourit faiblement, une lueur de gratitude illuminant brièvement ses yeux tristes. Nous restons un moment silencieux, unis dans cette épreuve silencieuse, puis elle s’éclipse, emportant avec elle un peu de la pesanteur qui m’oppresse. Peu après, mon tuteur arrive pour le cours particulier prévu. Mais mon esprit est ailleurs, incapable de se concentrer sur les équations et les théorèmes. Mes pensées vagabondent, dérivant inlassablement vers cette rencontre étrange et fugace à l’hôpital, il y a quelques mois. Une erreur de couloir, une porte entrouverte sur un monde de fragilité et de silence. Et elle. Une jeune fille étendue sur un lit d’hôpital, plongée dans un coma profond. Son visage pâle, d’une beauté sereine et vulnérable. Son souffle léger, presque imperceptible. Quelque chose m’a happé ce jour-là, une sensation étrange, une empathie soudaine et inexplicable pour cette inconnue.
Dans l’après-midi, ma mère rentre à la maison plus tôt que prévu. Elle monte me voir dans ma chambre, affichant une indifférence feinte.
- Bonjour, mon fils. Journée studieuse ? Son ton est léger, détaché.
- Plus ou moins. Maria est passée. J’observe attentivement sa réaction.
Elle s’assoit sur le bord de mon lit, son regard scrutateur posé sur moi, puis elle change brusquement de sujet, comme pour détourner mon attention.
- Tu penses encore à cette fille de l’hôpital ?
Je fronce les sourcils, pris au dépourvu. Comment le sait-elle ?
- Je… je ne la connais même pas…
Mon père nous rejoint dans la chambre et rit doucement, un sourire énigmatique sur les lèvres.
- Et alors ? Le coup de foudre, ça ne s’explique pas, mon garçon.
Je hausse les épaules, mal à l’aise sous leurs regards insistants. Maria, revenue silencieusement, sourit dans un coin de la pièce, une lueur complice dans les yeux.
- Il faut parfois suivre son instinct, Dimitri , murmure-t-elle énigmatiquement.
Le dîner ce soir-là est étonnamment léger, animé par les taquineries familiales rares mais précieuses. Je savoure ces moments éphémères de normalité, même si, au fond de moi, je sens confusément que quelque chose a changé en moi depuis cette brève rencontre à l’hôpital, une graine invisible semée dans mon cœur.
PDV de Cléa
Au lycée, la journée s’écoule à une vitesse surprenante, rythmée par les cours, les discussions animées et les rires partagés. À l’heure du déjeuner, je rejoins mon groupe d’amis fidèles au self : Anaëlle, Jess, Charly, Chloé, Kathy, Mélanie, Adrian, Jonathan, Gabin, Maryline et Christian. Une bande haute en couleur, bruyante et soudée, qui m’entoure d’une affection réconfortante. Depuis les bancs du collège, nous avons traversé ensemble les joies et les peines de l’adolescence, tissant des liens indéfectibles.
Comme souvent, Charly et Gabin se disputent amicalement pour avoir l’honneur de porter mon plateau. Cette fois, Jess, avec son autorité naturelle, s’interpose et gagne la « compétition ». Je ris de bon cœur de leurs enfantillages, profondément touchée par leur attention constante. Leur présence à mes côtés est une source de réconfort inestimable.
- Je vais chez ma tante pendant les vacances, pour une série d’examens, leur annonce-je à table, essayant de garder un ton léger.
- Encore ? s’étonne Anaëlle, son visage exprimant une inquiétude sincère.
- Oui. Bilan neurologique complet, séances de rééducation intensives, tests pour évaluer mes progrès… L’énumération de ces rendez-vous médicaux ravive une pointe d’appréhension en moi.
Tous mes amis m’encouragent avec des paroles chaleureuses et des gestes tendres. Même si je m’efforce de ne rien laisser paraître de mes doutes et de mes angoisses, leurs mots bienveillants me touchent profondément. Parfois, la peur lancinante qu’ils me voient différemment, que mon handicap crée une distance invisible, me tenaille. Mais ils sont toujours là, présents, constants dans leur affection. Ils m’aiment comme avant, peut-être même davantage, avec une compréhension et une sensibilité accrues.
Après les cours, je rentre à la maison, physiquement lessivée par les efforts de la journée, mais le cœur étrangement apaisé