Kael avait été blessé pendant son combat, sans l'intervention de cette âme de Mage, il serait mort.

Thorel continuait de parler de cette étrangeté. Pourquoi un Mage les aurait protégé ? Kael, lui, demeurait silencieux sur ses suppositions. Non, ses affirmations. Il était certain que c'était Amarys. Mais pourquoi ? Ils n'avaient couché ensemble que quelques fois, serait elle tombée amoureuse de lui ? Cette idée le fit frémir. Kael ne cherchait pas l'amour, seulement du bon temps et il lui avait semblé qu'il en allait de même pour Amarys.

Ils longeaient la côte vers le Nord depuis déjà une bonne semaine. Les anciens villages abritant des Skalgrimr au Nord-Ouest avaient tous été détruit pendant la guerre. Ils ne leur restait que leur terre au Nord :  Jarvidr. Le dernier rempart encore debout. Les Skalgrimr avaient opté pour la même stratégie que les Mages. Ils s'étaient repliés sur leur territoire et y avaient fermé les frontières. Seuls les meilleurs soldats pouvaient en sortir pour des missions spéciales, mais également les chasseurs qui ramenaient des denrées alimentaires. Kael était le meilleur traqueur de sa génération, un soldat très performant au combat et à la chasse. Il avait toutes les cordes à son arc, le rendant indispensable à son peuple.

Jarvidr n'était plus qu'à deux jours de marche, et l'air devenait plus âpre, plus coupant, comme si le vent lui-même tentait de leur rappeler ce qu'ils avaient laissé derrière eux. La mer s'étirait à leur droite, grise et calme, en trompe-l'œil. Thorel brisait régulièrement le silence, ses questions tournant en boucle.

—« Et si ce n'était pas un Mage ? Et si c'était... autre chose ? Un piège ? »

Kael ne répondait pas. Il se contentait d'avancer, la main crispée sur le manche de sa lame. Mais la vérité tournait en lui comme un poison lent. Il reconnaîtrait ces tatouages entre mille. C'était elle. Amarys.

Ces runes... il aurait mieux fait d'insister. Il les avait vu quand elle le chevauchait. Celle entre les seins, celle sous son sein droit et celles sur ses doigts. Bon sang il aurait dû faire le lien. Son désir l'avait aveuglé.

Quand il l'avait rencontrée dans cette auberge à l'Ouest, elle n'était qu'une étrangère au regard perçant, aux doigts couverts de runes, une femme indomptable qui ne cherchait rien d'autre qu'un lit chaud et une nuit brève. Il ne connaissait que son nom. Mais maintenant, il savait. Et il ne parvenait pas à se détacher de la vérité.

Pourquoi l'avait-elle sauvé ? Ils ne s'étaient vus que quelques fois, le désir comme seul lien. Elle aurait dû le laisser mourir. Elle aurait voulu le laisser mourir, si elle avait vraiment su ce qu'il était. Les Mages et les Skalgrimr se haïssaient, c'était inscrit dans leurs gènes.

Ou peut-être qu'elle le savait. Peut être qu'elle voulait le tuer de ses propres mains ou bien le torturer psychologiquement ? Les Mages sont doués pour ce genre de pratique.

La pensée le fit frémir. Et ce frisson, Thorel ne le manqua pas.

—« Tu caches quelque chose » grogna-t-il, l'œil méfiant. « Tu la connais, cette Mage, pas vrai ? »

Kael se figea une seconde, juste assez longtemps pour éveiller le doute.

—« Non » mentit-il. « Je l'ai vue, comme toi. C'est tout »

Thorel haussa les épaules, sans insister. Mais Kael sentait déjà l'ombre du soupçon peser entre eux. Et Jarvidr n'était plus très loin. Là-bas, Jhöyal — l'Ancien — leur poserait des questions auxquelles ils devront répondre.

—« Hey petit, on s'arrête là pour la nuit, ça te va ? » demande Thorel en sortant Kael de ses pensées.

—« Je suis plus grand que toi alors arrête de m'appeler "petit" »

Kael était effectivement immense et baraqué. Il dépassait Thorel d'un bonne tête alors que ce dernier était massif et grand.

—« Peut être, mais tu as vingt-huit ans alors que moi j'en ai quarante deux. Alors petit on s'arrête ici ? C'est toi le traqueur. C'est sécure ou des Maudits nous ont suivi... ou pire, la Mage ? »

Kael descendit de la croupe de Nòtt, ses bottes s'enfoncèrent dans la terre redevenue meuble. Ils étaient sorties des Terres Maudites mais les Skalgrimr restèrent malgré tout à l'écart de ce territoire estimé trop proche. Les quelques personnes ayant prit la décision de reconquérir cette parcelle furent attaquées par les Maudits.

Kael se baissa et observa les traces, il les estima ancienne. Il se dirigea ensuite vers une grotte naturelle qui les protègerait du vent et de la pluie. Les nuits étaient de plus en plus froide. Kael remarqua également un petit quoi de pâturage pour les chevaux.

—« Ici, c'est bien »

Thorel l'a rejoint et a lâché les chevaux pour les laisser brouter en paix. Leurs compagnons sont parfaitement dressés et ne s'enfuiraient sous aucun prétexte. Le guerrier blond alluma ensuite un feu tandis que Kael parti chasser du gibier. Il revint avec trois beaux lapins qu'il fit cuire à la broche.

Ils mangèrent en silence, seuls les craquements du feu et les souffles du vent brisant la quiétude pesante. Thorel s'était assis en tailleur, les bras croisés, son regard fixant le lapin à moitié entamé qu'il tenait dans la main. Il n'avait pas posé d'autre question, mais Kael savait qu'il y réfléchissait. Il lisait dans ses yeux une forme de calcul.

Kael, lui, avait le regard fixé sur les flammes. La morsure du froid sur sa peau ne suffisait pas à l'ancrer dans le présent. Son esprit restait ailleurs. Là où des yeux verts le regardaient avec une intensité troublante. Là où des doigts marqués de runes glissaient sur sa peau. Il entendait encore sa voix, grave et calme, quand elle avait chuchoté son prénom dans le noir.

Ce n'était pas de l'amour. Il refusait de croire à cette faiblesse. Pas de la part d'une Mage, et surtout pas d'elle.

Et pourtant... pourquoi ce geste ? Pourquoi sauver un homme qu'elle aurait dû haïr ?

Kael se redressa, tendu comme un arc.

— « Tu montes la garde en premier, ou c'est moi ? » demanda-t-il d'un ton sec.

Thorel haussa les épaules.

— « Je prends le premier tour. T'as pas fermé l'œil depuis deux jours. Et je préfère que tu sois bien réveillé si elle revient. »

Kael ne releva pas. Il jeta un dernier regard vers la mer sombre, puis entra dans la grotte. Il ne dormit pas.

Le lendemain, à l'aube, ils reprirent la route. Le paysage se faisait de plus en plus rocailleux, les falaises s'élevant abruptement sur leur gauche, dominant la mer grise. Les oiseaux de mer s'éloignaient à leur approche. Les signes étaient clairs : ils entraient sur les terres de Jarvidr.

À l'horizon, les premières tours de guet se dessinaient. Noires, épaisses, incrustées de symboles runiques qui brillaient faiblement dans la lumière pâle du matin. Les vigies les repérèrent vite, mais ne tirèrent pas. Ils étaient attendus.

Thorel siffla.

— « On dirait qu'on va devoir dire toute la vérité, petit. »

Kael grogna, la mâchoire serrée. Il n'aimait pas mentir à Jhöyal. Mais il détestait encore plus devoir admettre devant lui qu'il avait couché avec une Mage.