- Adam -
Adam se réveilla avec une sourde angoisse.
Habitué à vivre la nuit à cause de son métier, il n'avait trouvé le sommeil que très tard, après avoir longuement regardé dormir la beauté brune à ses côtés. Même les yeux fermés, il pouvait imaginer chaque détail de son visage: le velouté de sa peau, le sillon marquant son menton, sa lèvre inférieure, légèrement plus pulpeuse.
Cette bouche... effrontée, parfois vipérine, et toujours tentatrice, surtout quand elle la laquait de couleurs vives. Diane pensait que cela pouvait le tenir à distance. Adam adorait faire baver son rouge à lèvres sous ses baisers. La lueur farouche dans les yeux de Diane diminuait alors et l'espace d'un instant, elle baissait les armes pour lui permettre d'apercevoir toutes les ombres qu'elle cachait. C'était là, quand elle se pelotonnait contre lui, telle une tigresse alanguie, que tous les deux étaient enfin apaisés. Il n'aurait pour rien au monde voulu l'apprivoiser, encore moins la dompter. Lui laisser entrevoir son côté sauvage était sa plus belle récompense, signe d'une confiance qu'elle accordait à peu de gens. Personne ne pouvait maintenir sa garde levée en permanence et Diane avait besoin d'un refuge.
Adam avait cru être ce refuge.
Les draps froids à ses côtés lui crièrent le contraire. L'épaisse brume matinale qui nimbait la baie à travers les fenêtres n'apaisa pas ses pensées.
Diane s'était envolée. De nouveau.
Certainement prise d'une frénésie créative, comme souvent, elle s'était trouvé un atelier dans Mission*. Petit à petit, elle s'installait à San Francisco, pour le plus grand bonheur d'Adam. Il serait pleinement comblé une fois qu'elle ne paniquerait plus à l'idée de rendre leur relation officielle. La lueur d'angoisse quand elle avait aperçu la boîte l'avait marqué. Il était peut-être allé trop vite en besogne ? Son emménagement n'avait pas besoin d'être immédiat. Bon sang, il se tenait prêt à la rejoindre sur Los Angeles si elle lui demandait. Il désirait juste qu'ils partagent une seule et même clef, quelle que soit la porte qu'elle ouvrirait.
Mais Adam avait appris à être patient. Un jour, Diane finirait par comprendre qu'il ne voulait que du bien. Que sa tigresse pouvait rentrer les griffes.
Enfin... la plupart du temps.
Non, pas de ça maintenant, North, se morigéna-t-il.
Il vérifia son téléphone par acquit de conscience, convaincu de ne pas avoir de message de sa part. Rien. Il soupira, lança une playlist au hasard, et fila sous la douche, laissant l'eau brûlante couler sur ses épaules, cherchant à chasser le poids de l'inquiétude qui lui restait accroché à la peau.
Une fois habillé, café en main, il retourna dans la cuisine. Et c'est là qu'il la vit. La clef.
Sa clef. Posée négligemment sur le comptoir.
Son ventre se tordit à nouveau d'appréhension. Il allait lui laisser le bénéfice du doute. Peut-être avait-elle besoin de réfléchir. Avait-elle mal compris sa demande ? L'avait-elle oubliée car elle n'avait pas encore pris l'habitude ?
Il retourna dans sa chambre pour faire son lit et s'arrêta net en apercevant une note pliée avec un simple "Adam" calligraphié.
Son cœur se tordit, cette fois.
Il reconnut la texture du papier sur lequel Diane avait écrit la note. C'était une page arrachée de son carnet. Celui qu'Adam avait choisi avec soin, à la couverture en cuir souple, avec un élastique, pour ne pas corner son contenu, et dont les feuillets épais pouvaient absorber les traits de crayons de l'artiste. Elle gardait ce calepin à portée, souvent glissé dans son sac. Il y avait quelque chose de presque intime lorsque Diane y dessinait parfois d'un geste nerveux, les sourcils froncés, griffonnant des idées à toute vitesse, ou bien s'y plongeait avec plus de délicatesse, traçant des lignes avec une attention presque méditative. Et maintenant, elle avait déchiré une page. De ce carnet, celui qu'il lui avait donné.
Cette page arrachée représentait bien plus qu'un simple mot laissé à la va-vite.
Sans l'ouvrir, il la fourra dans le tiroir de sa table de chevet, comme si l'éloigner de son regard pouvait le protéger de ce qu'il n'était pas encore prêt à affronter.
Sans un mot de plus, il quitta l'appartement, cherchant l'air frais.
Sa clef, elle, resta sur le comptoir.
*****
Adam faisait tout pour éviter de penser à Diane. Mais l'univers était contre lui.
Le club vibrait au rythme de "I like the way you kiss me" tandis que les clients, en sueur, se frottaient les uns aux autres sur la piste de danse. Adam serra les dents. Cette chanson le ramenait à l'époque où ils jouaient à "attrape-moi si tu peux". Quand les mouvements voluptueux de ses hanches l'hypnotisaient, alors qu'il était bloqué derrière le zinc à servir les commandes. Son corps qui ondulait, promettant des merveilleux lorsqu'ils seraient seuls. Ces soir-là, Diane lâchait prise et sa bouche, rouge carmin, tel un fruit mûr, signait sa perte. Mais dès qu'il se rapprochait, elle le repoussait, prétextant que les gens n'avaient pas besoin de voir leur bonheur.
Les personnes trop parfaites sont souvent les plus secrets, disait-elle, un sourire en coin.
Adam savait qu'elle voyait plus clair en lui que n'importe qui d'autre, mais c'était comme si elle choisissait de ne pas creuser plus loin, de ne pas vraiment le connaître. Elle l'appelait "Mr Parfait", avec un éclat de rire. Et ce rire... Il aurait tout donné pour l'entendre encore.
Diane n'était partie que depuis le matin même et il avait l'impression que ça faisait des semaines qu'elle n'était plus là.
— Si tu continues à astiquer ce verre, tu vas en faire un diamant, se moqua Mike en attrapant une bouteille dans son dos.
— Le diamant est fait de carbone. Le verre est à base de silice, rétorqua Adam, pince-sans-rire.
— Holala, je plaisantais ! répondit Mike en levant les mains. C'est que tu en sais des choses, toi ! C'est juste que tu nettoies ce verre depuis un moment. Bon j'ai une table qui m'attend, à plus l'intello !
L'intello.
Adam essaya de sourire, mais le mot fit ressurgir de vieux souvenirs désagréables. Il redressa les épaules, se força à respirer lentement, puis tapota du pouce chacun de ses doigts.
Index, majeur, annulaire, auriculaire. Encore une fois.
Plus calme, il reprit son verre, son chiffon et pouffa en entendant la musique qu'il reconnut immédiatement. C'était "Mr Brightside**", de Killers.
Décidément... Tout le ramenait à lui-même.
* Mission (aussi appelé Mission District) est l'un des quartiers les plus anciens et culturellement riches de San Francisco. Situé au sud du centre-ville, ce quartier est fortement marqué par la vie associative et communautaire.
** Brightside = la vie du bon côté, être optimiste en Français.