- Adam - 

Même après une nuit blanche, Adam ne manquerait son running hebdo pour rien au monde. Hélas, le dimanche matin était le seul créneau possible pour Lucas et Jake. Alors Adam resta à l'Alambic jusqu'à sept heures pour finir sa compatibilité et éviter de passer chez lieu, au risque de s'endormir. À la place, il se changea dans son bureau et fila sur la célèbre promenade de l'Embarcadero, face à l'océan. En attendant ses accolytes, il s'assit sur un muret, lunettes de soleil sur le nez et sirota un café noir et sucré avec le son de David Kushner dans les oreilles. Dans un réflexe dont il voulait se défaire, telle une mauvaise habitude, il vérifia ses messages. Rien d'elle. Il soupira en avalant une nouvelle gorgée, refusant de laisser errer son esprit vers ces contrées.
Une bourrade dans le dos le fit verser quelques gouttes de son précieux breuvage et il râla pour la forme.
— Salut Taylor, salua-t-il sans se tourner tandis que son ami s'assit à ses côtés.
— Salut toi. Tu m'attends depuis longtemps ?
— Non. Je suis toujours en avance, observa Adam en haussant les épaules.
Taylor abaissa ses propres verres fumés pour le scruter.
— Tu as sale mine.
— Merci, chéri. Ça me touche. Tu as des yeux bioniques maintenant ? Taylor ricana et redressa ses lunettes sur le nez.
— Pas besoin. Tu as une posture différente. Tu sembles... abattu. Tout va bien ?

Adam se raidit. Taylor avait beau être un ami depuis que Charlotte était entrée dans sa vie, cela ne signifiait pas qu'il allait tout lui confier.

— Diriger un club exige de vivre à un différent rythme, je te signale, éluda Adam en regardant à nouveau l'horizon. Et à trente-deux ans, je récupère de moins en moins.
— Si tu le dis, rétorqua Taylor, sceptique.

Leur discussion fut interrompue par l'arrivée de Lucas et Jake. Son frère et son meilleur ami - et associé - allaient l'air tout aussi éveillé que lui. Après une accolade chaleureuse, Adam les charria, le cœur déjà plus léger en leur présence.

— Je n'ai pas dormi pour être là à l'heure. À. Votre. Demande, précisa-t-il. Alors, que se passe-t-il les family men* ?
Lucas et Jake échangèrent un sourire complice.
— Hugo a fait des cauchemars à cause de la rentrée de demain, confirma Lucas en soupirant. Il a peur de ne pas être avec ses copains. Il n'y a qu'une classe par niveau mais bon...
— Noah a perdu son doudou sur la plage hier, rebondit Jake. Et tu sais à quel point mon fils en a besoin...
Les deux hommes avaient l'air si perdu qu'Adam et Taylor éclatèrent de rire.
— Mes pauvres, ricana Adam. Heureusement super Charlie et super Ally vont bien s'occuper d'eux.
— Allez, on démarre, plus vite on est parti, plus vite on est rentré. Vous pourrez allez retrouver vos femmes. Et nous, précisa Taylor en pointant Adam puis lui-même, irons nous achever au gymnase.
— Hein ? s'offusqua Adam. J'ai pas signé pour ça !

Chaque foulée était plus difficile que la précédente, ses poumons brûlaient, mais Adam s'acharnait. La douleur physique avait quelque chose de réconfortant : au moins, elle était tangible, elle pouvait masquer un instant celle qu'il ressentait à l'intérieur. Heureusement, la brume de la baie lui apporta une fraîcheur bienvenue. Son organisme n'était pas au top. Faute de sommeil et d'alimentation équilibrée, Adam en ressentait les effets.

Cela fait déjà trois semaines, remets toi putain !

Ils retournèrent sur le parking en discutant de la prochaine course à laquelle ils s'étaient inscrits. En l'honneur de Charlotte**, ils allaient courir le pinkathon*** sur une distance équivalente à un semi marathon le mois prochain. Charlotte, Ally et ses parents les accompagneraient sur une distance plus courte en marchant. Daphne avait confirmé sa présence. Rien de Diane.

Il n'y a pas que moi qu'elle a laissé tomber.

*****

En début d'après-midi, Adam était prêt à se coucher. La séance de boxe avec Taylor avait été rude. Celui-ci avait été militaire dans une vie passée mais en avait gardé de bons réflexes et une hygiène de vie irréprochable. Du bruit de l'autre côté de son appartement attisa sa curiosité. L'appartement jumeau du soin était libre depuis quand son frère avaient emménagé avec Charlie.

Il découvrit Lucas, sur le pallier, en présence d'un inconnu.
— Adam, tu as là ! Je te présente ton nouveau voisin, Gary. C'est mon nouveau locataire. Gary, voici Adam, mon frère.
Les deux hommes se saluèrent avant que Lucas ne remettent les clefs à Gary et que Lucas ne s'invite chez Adam pour un café.
— Je ne savais pas que tu avais loué l'appart, souligna Adam en lui tendant une tasse.
— Oui j'ai zappé de t'en parler. Gary m'a contacté il y a quelques jours et entre les courses pour la rentrée des enfants, la reprise à plein temps de Charlotte et le travail...

Adam savait que son frère faisait de son mieux, mais il fut un temps où il aurait été informé à la minute de ce genre d'information.

Lucas bu en silence avant de poser sa tasse sur la table basse et poser ses coudes sur ses genoux, nouant ses mains. C'était la gestuelle de leur père avant une discussion sérieuse, ce qui fit sourire Adam.

— Tu veux m'en parler, Adam ? demanda Lucas doucement, faisant allusion à Diane.
Paf. Il aurait pu y mettre des pincettes.
— Il n'y a rien à dire, grimaça Adam. J'ai tout gâché. Je pensais que Diane et moi, on était... Bref, apparemment je me suis trompé.
— Je ne veux pas juger ce qu'il s'est passé. Mais je ne pense pas que ce soit toi. Diane n'a répondu à aucun message de Charlie ou de Daphne depuis son départ.
— Je ne sais pas. Je n'ai pas su voir les signes ? insista Adam.
— Diane n'est pas la plus grande communicante non plus. Elle semble avoir des soucis qu'elle doit régler elle-même. Je dois avouer que pour le moment, la balance ne penche pas en sa faveur. Elle fait souffrir mon frère et ma femme par son rejet. Sans un mot ou une explication.
Les derniers mots de Lucas rappelèrent la note de Diane.
— Elle m'a laissé un message, déclara Adam.
— Ah bon ? Que disait-il ? Pourquoi tu ne nous a rien dit ?
— Je l'ai mit de côté. Je ne l'ai pas lu, avoua Adam en se grattant la nuque, gêné. Elle l'a écrite à la main, je n'ai pas pu...
Lucas posa la main sur le genou de son frère.
— Je comprends. Je peux la lire pour toi si tu veux.
Adam opina du chef et alla dans sa chambre récupérer la note. Il s'assit, les mains sous ses cuisses pour éviter de montrer sa nervosité.

Lucas déplia délicatement la note et commença à lire d'une voix hésitante:

— Adam, je suis désolée. Je croyais vraiment pouvoir devenir celle que tu mérites. Mais plus j'entre dans ton monde, plus je réalise combien je suis différente, inapte, cassée à l'intérieur. Chaque fois que je crois avoir enfin trouvé une place, mes démons me rattrapent, me rappelant que je ne sais pas comment aimer sans tout détruire autour de moi. Avec toi, tout est intense, tout est réel, et cette vérité me terrifie. J'ai peur de perdre le contrôle, de souffrir et de te blesser d'avantage si je reste. Je ne peux pas continuer à faire semblant, à afficher cette façade qui craque un peu plus chaque jour. Tu mérites tellement mieux que ce mensonge que je nous impose. Tu mérites une femme capable de s'offrir pleinement, sans barrières, sans fuites. Peut-être que j'ai tort de partir, peut-être que c'est la pire erreur que je fais de ma vie, mais rester serait te condamner à subir mes névroses et t'y entraîner malgré moi. Tu es un homme tellement... que je n'ai pas les mots. "Parfait" en tête, mais même ça, je ne suis pas capable de le faire correctement. Pardonne-moi si tu le peux. Et si tu ne le fais pas, je comprendrai aussi. Diane.

Un silence pesant s'installa. Adam détourna les yeux, sentant son cœur se comprimer un peu plus à chaque phrase. Chaque mot de Diane résonnait en lui et créait une onde qui continuait à le percuter encore et encore. Il avait été aveugle à la détresse cachée de Diane. Il avait échoué à la protéger, la rassurer, la rendre heureuse. Comment avait-il pu croire que tout allait bien, quand clairement, elle se débattait avec tant de démons ? Est-ce que sa demande d'emménager avait été le déclencheur ? Il y avait clairement un lien.Pour la première fois, on lui reprochait d'être parfait et cette idée lui parut insupportable.Ses poings se serrèrent sous ses cuisses et sous son masque stoïque, la colère et tristesse se mêlaient dans son torse.

— Je n'ai rien vu, murmura-t-il, la voix brisée. Elle souffrait, et je n'ai rien vu.
Lucas soupira, passant une main sur son visage, visiblement affecté.
— Je ne m'attendais pas à ça, avoua Lucas. Diane va mal. Je veux dire, elle a toujours cet air torturé, que j'ai attribué à son art. Mais là...ça va plus loin. C'est plus profond. Elle a besoin d'aide.
Il marqua un silence, plongeant ses yeux dans ceux d'Adam avec gravité.
— Et toi ? Comment tu te sens ?

À nouveau, le silence fut sa réponse. Un souvenir vint percuter la psyché d'Adam.

Diane avait retrouvé Adam à l'Alambic, peu avant l'ouverture du club. C'était son moment préféré de la journée. Quand elle passait lui souhaiter une bonne nuit à son travail tandis qu'elle allait peindre dans le petit atelier qu'elle s'était décidé de louer, tels les oiseaux de nuit qu'ils étaient. Après un baiser scandaleusement brûlant, les laissant pantelant et affamés, Adam lui avait tendu une liasse de papiers en déclarant: « J'ai contacté la mairie. On peut déposer le dossier pour acquérir le gymnase. Ton rêve de créer ce centre pour jeunes artistes va pouvoir se réaliser ». Diane, muette, eut les larmes aux yeux et un sourire triste. « Tout ce que tu fais pour moi, Adam... J'ai peur de ne jamais être à la hauteur. Je suis douée pour tout gâcher, tu sais ? »

Il se sentit stupide, naïf. À l'époque, il avait balayé cette phrase comme une simple remarque anodine, un signe de modestie excessive. Aujourd'hui, ces mots prenaient tout leur sens. Diane lui avait lancé un appel à l'aide silencieux, qu'il n'avait pas su entendre.Cette culpabilité, il devrait maintenant la porter seul.

*Expression anglaise qui désigne un homme très attaché à sa famille, mettant celle-ci au coeur de ses priorités.
** Retrouvez l'histoire de Charlotte et Lucas dans "Know Your Worth", de la même auteure.
*** Course dont les bénéfices sont reversés à la ligue contre le cancer du sein, symbolisé par un ruban rose.