On raconte qu'un jour, après avoir repoussé le Serpent Glaciaire qui s'apprêtait à dévorer la terre puis marché inlassablement près de cent ans, les derniers géants, survivants de la bataille de l'Aube des Temps, ont atteint le pays de Mâan. L'air y était si doux et la terre si meuble qu'ils se sont arrêtés pour dormir et ne se sont jamais réveillés. De leurs plaies sanguinolentes sont nées les rivières, de leurs cheveux les forêts, de leur respiration le souffle des volcans. Lorsque, dans leur sommeil éternel, ils rêvent du chaos passé, les tressautements de leurs corps font gronder la terre pour rappeler aux hommes que la paix est une chose fragile, précaire.
C'est de leur chair meurtrie qu'ont poussé les plantes que Tolunay ramasse à la tombée de la nuit, celles qui guérissent, celles qui endorment, celles qui peuvent tuer aussi, si on ne sait pas comment les préparer. Lorsque la lune déchire les nuages pour couver le sommeil des géants, il s'engouffre dans la forêt, les feuilles mortes craquant sous ses pieds nus. Inlassable, il gravit le sentier abrupt dont il s'écarte pour cueillir baies et champignons. Chacun de ses pas est mesuré pour ne pas perturber l'harmonie du sol. Il sait qu'il n'est pas seul, il prend d'ailleurs le temps, à chacun de ses arrêts, d'adresser quelques mots d'excuse à tous les êtres qu'il a pu déranger dans leur affairement nocturne.
Depuis son plus jeune âge, Tolunay a été élevé pour voir la nature. Il l'entend chuchoter, il en comprend les secrets, il parle avec ses habitants. Ses yeux perçoivent ce qui n'est pas visible pour les hommes. Petit déjà , quand les enfants du clan menés par Kaen, le fils du chef, l'interdisaient de participer à leurs jeux, il se réfugiait auprès des arbres, ceux qui sont vieux, ceux qui étaient là bien avant que le Serpent Glaciaire ne descende des étoiles, et il leur parlait. Il racontait aux êtres dissimulés dans les branchages fables et histoires fantastiques qu'il avait inventées, il racontait des légendes épiques pour expliquer la différence de sa famille, il chantait pour ne pas pleurer sur sa solitude.
Parce que lorsqu'il se réfugie dans la forêt, lorsqu'il gravit la pente raide des montagnes, lorsque ses pieds nus s'enfoncent dans le sol glaiseux des hauts plateaux et que l'air glacial lui mord le visage, il ne se sent pas seul. Jamais.
De toute façon, il préfère la présence des êtres à celle des hommes. Les hommes ne voient pas, ils n'écoutent pas, ils ne comprennent pas. Ils parlent fort et bousculent l'équilibre de la nature, ils marchent sur les nids et dérangent les couvées, ils tirent des flèches sur les loutres, les renards, les lapins pour leur simple plaisir puis mettent le feu à leurs terriers. Ils coupent les arbres et brûlent la lande. Et ils rient. Bruyamment, inlassablement. Ils ont oublié que plantes et animaux aussi sont nés du flanc des géants, qu'ensemble ils forment un tout indistinguable qui ne peut être pérenne si l'un des éléments anéantit les autres.
Parfois, quand la colère s'empare de Tolunay, il rend les coups au lieu de les esquiver. Sa mère a beau lui dire que la violence ne résout rien, il reste homme, et la violence sommeille en lui comme en ceux qui détruisent la nature. Cette similitude le révulse, le fait frissonner d'effroi, mais elle est indéniable. Face à Kaen qui le toise de son regard moqueur, il serre les poings et ne les desserre que lorsque les deux garçons s'écroulent au sol, les phalanges tapissées de sang.
Il est puni pour cela, systématiquement. L'injustice est double mais Kaen est un fils du volcan, quiconque s'en prend à lui s'en prend au clan tout entier. Tolunay le déteste encore plus pour cela.
Kaen a les yeux rouges de son ancêtre, les mêmes braises ardentes qu'arborent tous les membres de sa famille. Ses cheveux sont noirs comme de la lave solidifiée, sa peau a les éclats mordorés des éruptions nocturnes, son caractère est explosif, impétueux, imprévisible. Il peut passer à côté de Tolunay sans lui jeter le moindre regard et, l'instant d'après, le plaquer contre un mur pour se moquer de son ascendance maudite.
Il est vrai que contrairement au fils du volcan, Tolunay ne peut aucunement se vanter de son ancêtre. Il en a pourtant hérité la blancheur, de la peau, des cheveux, l'acier de son regard, l'intolérance partielle de sa peau au soleil, la colère tapie dans son estomac. Comme lui, rejeté de tous, il vit à l'écart du village et observe la vie des hommes, se demande comment ces êtres qui lui ressemblent tant peuvent être si différents de lui.
Sa mère aussi descend du Serpent. Ses longs cheveux sont d'une blancheur immaculée, ses yeux sont pâles, ses lèvres aussi. Incapable de s'exposer au soleil, elle reste tapie dans leur cabane, y accueille celles et ceux qui cherchent des remèdes, réconforte les femmes qui se réfugient auprès d'elle, met au monde des enfants de la terre, de la forêt, du volcan puis sort la nuit pour confier leur âme à la protection des êtres.
Sa mère a trouvé sa voie, Tolunay la cherche encore. Lui aussi connaît les secrets de la nature, lui aussi veut la célébrer et la protéger, mais il n'a pas la patience de sa génitrice, il manque d'empathie et d'optimisme. Quelque chose dans son cœur reste vide, résolument vide.
Quand ce vide devient trop prégnant, il parcourt la montagne, traverse les plus hautes estives, contourne le flanc du volcan et redescend dans le Bois Sans Nom, là où aucun homme ne va jamais, là où les êtres peuvent encore vivre en paix. Au milieu du bois, au détour d'une minuscule clairière, coule une rivière indomptée à laquelle s'abreuvent les arbres. Son eau est limpide, sa mélodie étourdissante. C'est là , en son sein, que Tolunay se réfugie pour laisser le courant emporter ses doutes, ses craintes, ses émotions.
Flottant doucement au milieu de l'eau cristalline et les yeux rivés sur le serpent roulé en boule au milieu des lumières du ciel, il se dit que ce dernier doit se sentir bien seul. Peut-être est-ce cela, la raison de sa venue sur terre quelques siècles plus tôt, peut-être cherchait-il seulement la compagnie des géants qui l'ont repoussé de par sa différence. Peut-être est-ce cela, la véritable histoire de sa famille et son tragique destin, être condamné à ne jamais pouvoir s'intégrer nulle part, toujours devoir fuir, toujours être repoussé. Combien de temps l'équilibre précaire construit par sa mère tiendra le coup ? Devra-t-il un jour se battre pour défendre sa vie ?
C'est à cela qu'il songe ce soir, alors que l'eau glaciale enveloppe son corps nu, et sûrement y aurait-il songé plus longtemps si un craquement sec ne l'avait pas brutalement extirpé de ses pensées. Les sens aux aguets, le garçon se redresse brusquement, les pieds contractés sur les rochers glissants.
Il ne lui faut pas chercher bien loin avant de découvrir l'origine du bruit. Sur la berge, à seulement quelques pas de lui, se tient Kaen, ses yeux de braise rivés sur lui. Tolunay se fige, bande inconsciemment ses muscles, attend le premier coup, la première insulte. Mais le fils du volcan ne bouge pas.
Immobile sous les étoiles, ses cheveux noirs glissant parfois devant ses yeux, il se contente de le regarder sans rien dire, le visage impassible. Tolunay remarque très vite qu'il ne porte ni arc ni couteau, ce qui est loin d'être dans ses habitudes. A mieux y regarder, ses habits sont dépareillés, ses bottes enfilées à la va-vite. Quelque chose ne va pas.
— Lui parles-tu ? lui demande finalement le nouvel arrivant de sa voix vibrante, gutturale.
Tolunay fronce les sourcils. Contre son ventre, les clapotis de l'eau produisent une étrange mélodie.
— Au Serpent, précise Kaen en s'avançant d'un pas.
— Pourquoi lui parlerais-je ?
— N'est-il pas ton père ?
— Je n'ai pas de père.
Kaen se tait et cette absence de répartie dérange bien plus Tolunay que l'habituelle véhémence de son adversaire. Que fait-il là ? Comment a-t-il trouvé le chemin ? Comment a-t-il pu pénétrer dans le Bois Sans Nom ? Les êtres n'en indiquent l'emplacement qu'à ceux qui le méritent, en quoi cela pourrait-il être le cas de cet imbécile ?
— Tu n'as pas froid ? le questionne une nouvelle fois le fils du volcan.
— Je ne crains pas le froid. Contrairement à toi, aucune lave ne coule dans mes veines, l'eau glaciale ne risque pas de m'éteindre.
— Je peux très bien entrer dans cette rivière, rétorque aussitôt le concerné en fronçant les sourcils.
Tolunay ravale un sourire moqueur mais ne répond pas. En dépit de son étrange comportement, Kaen reste le fils du volcan, le fils de l'ardeur et de l'exaltation, le fils de la colère et de la violence, son ego ne peut souffrir d'aucun doute, d'aucune remise en question. Tout défi, aussi insignifiant soit-il, doit être relevé. Un tel asservissement à ses émotions doit être épuisant, songe Tolunay en observant le jeune homme quitter rageusement ses vêtements pour pénétrer dans l'eau.
Immédiatement, les yeux de braise s'écarquillent et un frisson incontrôlable fait trembler la peau mordorée. Tandis qu'une grimace furtive traverse le visage de Kaen et que ses lèvres se pincent en signe de détermination, Tolunay se met à ricaner.
— Tu as le droit de renoncer, tu sais, lance-t-il avec un rictus moqueur.
— Jamais ! aboie aussitôt son adversaire qui n'avance pas pour autant. L'échec n'a pas sa place dans mon sang.
Songeur, Tolunay le regarde se battre avec les éléments, les traits contractés et les lèvres déjà bleues. Pour la première fois de sa vie, il se demande ce que cela doit être d'être l'héritier du clan, le fils aîné du volcan, quel genre de responsabilités pèsent sur les épaules de ce garçon à peine plus âgé que lui, quelle éducation il a suivi depuis sa naissance. A-t-il jamais parcouru la montagne pour autre chose que la chasse et l'expansion agricole ?
Désormais immergé jusqu'aux épaules, Kaen braque sur lui un regard triomphant que démentent les poils hérissés sur sa poitrine et sa nuque. Revanchard, Tolunay attend que son adversaire vire au violet pour reprendre la parole.
— Tu lui parles, toi ?
— A... à qui ? l'interroge Kaen en essayant vainement de contrôler le claquement de ses dents.
— Au volcan.
Les yeux de braise lui incendient le visage alors que leur propriétaire se dandine d'un pied à l'autre pour se réchauffer.
— Bien sûr, répond-il de sa voix profonde. Tous les jours. C'est mon ancêtre, c'est grâce à lui que le clan prospère.
— Mais qu'as-tu donc à lui dire ?
— Plein de choses... Je lui parle de mes journées, je le remercie de veiller sur nous et je lui demande de faire de moi un futur chef respectable.
Tolunay s'empêche de rétorquer que le volcan, aussi majestueux soit-il, n'a rien de protecteur. Pour lui, il incarne la justice de la nature, calme lorsque tout va bien, impitoyable quand les hommes outrepassent leur rôle dans l'équilibre du monde. En aucun cas il ne favorise le clan aux autres espèces qui vivent dans la montagne, il est juste là pour veiller à l'harmonie des choses. Mais à quoi bon dire cela ?
— Viens, sortons de la rivière, déclare-t-il à la place en se dirigeant vers la berge.
Kaen le suit sans protester mais prend bien garde à être le dernier à sortir de l'eau afin de prouver une nouvelle fois son point. Tolunay lève les yeux au ciel.
Tandis que son compagnon du jour s'empresse de se rhabiller entièrement, il prend le temps d'observer le miroitement des êtres dans le feuillage, l'éclat étincelant de leurs minuscules corps.
— Les vois-tu ? demande-t-il finalement sans tourner la tête vers Kaen.
Il sent le regard brûlant de ce dernier glisser le long de son dos avant de trouver le point qu'il fixe.
— Quoi donc ?
— Les êtres. Les vois-tu ? Ils sont ici, partout autour de nous.
Le fils du volcan s'avance jusqu'à se trouver à ses côtés, silencieux.
— Je ne vois rien du tout, avoue-t-il après un long moment.
— Je t'apprendrai.
Tolunay ignore pourquoi ces mots se sont échappés de sa bouche. Une seconde, il contracte les épaules, prêt à recevoir les moqueries et les provocations puériles. Rien.
Surpris, il tourne la tête en arrière et aperçoit Kaen qui continue de scruter entre les branches, les yeux plissés et l'air concentré. Les reflets de la nuit assombrissent son regard et projettent une ombre dansante sur son visage.
— Les vois-tu en permanence ? interroge-t-il en tournant ses orbes de braise vers Tolunay.
— Très souvent, répond ce dernier, ébranlé par ce contact visuel. Ils ne se montrent que lorsqu'ils le souhaitent mais je sens leur présence. Ils habitent la nature, ils ne peuvent aller autre part.
— Mon père dit que ce ne sont que des superstitions ridicules, des croyances de femmes et de sorcières.
— Ton père est un imbécile.
Aussitôt, les yeux de lave s'enflamment, se font menaçants.
— Mon père est ton chef, gronde Kaen en raidissant ses muscles.
— Je n'ai aucun chef.
— Sans le clan, tu ne serais rien.
— Sans le clan, je serais tout, rétorque Tolunay en soutenant le regard embrasé de son adversaire. Sans le clan, je serais libre.
— Libre de mourir dans ton coin.
— Mourir n'est pas une fin en soi. Regarde autour de toi, rien ne disparaît jamais vraiment. Si je meurs, je renaîtrai dans la nature.
Un instant, le garçon s'attend à ce que le poing contracté de Kaen s'écrase sur sa pommette mais rien ne vient. A la place, le fils du volcan darde sur lui ses orbes enflammés, ne bronche pas. Puis, au bout de ce qui paraît une éternité, il fait volte-face et rejoint le sentier par lequel il est arrivé.
Quand son corps disparaît au milieu des arbres, Tolunay reprend sa respiration. Son cœur bat étrangement entre ses côtes, un malaise diffus engourdit ses membres. Soudain pressé de retrouver sa mère, il finit de se vêtir, remercie silencieusement les êtres de leur avoir permis de partager cet endroit avec eux puis se précipite dans l'obscurité du sous-bois.
C'est le lendemain, alors qu'il ramasse du bois dans la forêt, que la rumeur l'atteint. La mère de Kaen est décédée la nuit dernière.
***
Depuis cette première rencontre dans le Bois Sans Nom, Kaen le rejoint souvent le soir, à la nuit tombée, quand le village dort et que les éclats du Serpent miroitent dans le ciel. La plupart du temps il se contente de le suivre en silence, ses yeux incandescents brûlant sa peau, parfois il pose des questions, sur sa vie, sur la nature, sur le monde, souvent il écoute, bien plus souvent encore sa nervosité finit par reprendre le dessus et, après une phrase de Tolunay qu'il n'a pas appréciée, ses poings parlent à sa place.
Se battre est depuis longtemps un élément constitutif de leur relation. Quand les mots ne suffisent plus, quand ils ne parviennent pas à exprimer leurs pensées, leurs corps prennent le relais. Les coups donnent une forme aux émotions qu'ils ne contrôlent pas, extériorisent la violence qui gronde en eux, leur permettent de se mesurer l'un à l'autre. Tolunay sait qu'un jour il devra prêter serment à Kaen, qu'il devra s'agenouiller devant lui et le reconnaître comme son chef. Un jour, il n'aura plus le droit de gagner, pas même de lever le poing vers lui. Un jour, ils ne se croiseront plus et ces moments passés ensemble deviendront un secret digne du bûcher. Et si cela devait advenir, Tolunay sait que Kaen regarderait son corps se faire dévorer par les flammes sans broncher.
— Ils l'ont jetée dans le volcan.
Assis côte à côte, les mains tendues vers le feu qui crépite devant eux, les deux garçons réchauffent leurs corps gelés par une journée passée à remonter les rivières.
— Qui ça ? s'enquiert Tolunay d'un air perdu.
— Ma mère. Ils l'ont donnée au volcan.
Les lueurs des flammes dansent sur les joues mordorées de Kaen. Ses cheveux noirs tombent devant ses yeux, ses bras puissants sont contractés sous les manches de sa tunique.
— N'est-ce pas la coutume de ta famille ?
— Si.
L'affirmation du garçon n'atteint pas sa voix.
— Qu'aurais-tu préféré qu'ils en fassent ? demande doucement Tolunay.
Son compagnon fronce brièvement les sourcils, conscient de l'impact de ses paroles, puis son visage recouvre son air sombre.
— Je n'en sais rien... Je pense qu'elle se serait plu près de la rivière. Elle n'avait pas ce... feu en elle. Je crois que le volcan lui faisait peur.
Une ombre traverse le visage de Kaen qui contracte la mâchoire en ramenant ses mains entre ses jambes.
— Elle te manque ?
Les orbes de braise bondissent sur Tolunay, virulents, accusateurs, avant de perdre de leur éclat.
— Tous les jours, avoue le jeune homme dans un soupir.
Il se tait un moment durant lequel Tolunay reste également silencieux, attendant patiemment que son compagnon développe sa pensée.
— Je crois... Je crois qu'elle ne m'aimait pas trop... Je crois qu'elle avait peur de moi.
— Pourquoi ?
— Parce que j'ai le feu en moi, gronde le fils du volcan entre ses dents. Parce que quoi que je fasse, quoi que je dise, le feu rugit en moi, il m'aveugle et me contrôle, comme tous les hommes de ma famille. Nous sommes feu et comme lui nous brûlons tout.
Tolunay ne fait aucun commentaire sur l'expression de pure détresse qui déchire momentanément le visage de son compagnon. Conscient de la fierté exacerbée de Kaen, il attend que ce dernier reprenne le contrôle de lui-même pour lui répondre.
— Mais le feu n'est pas que destruction, souffle-t-il en observant les flammes qui dansent devant lui. Il est aussi foyer, réconfort, protection. Il est avide mais il est contrôlable, il réunit les familles et sauve les voyageurs. Sans le feu, il n'y aurait pas de vie.
Il n'a pas besoin de se tourner pour savoir que les yeux incandescents sont rivés sur lui.
— Tu ne sais pas ce que c'est d'avoir le feu en toi, rétorque Kaen d'une voix lourde et crépitante, tu ne sais pas ce que c'est d'avoir le sang du volcan qui coule dans tes veines et de devoir supporter les responsabilités qui en découlent.
— Non, je ne le sais pas, confirme le concerné en l'affrontant du regard. Mon ascendance ne m'a jamais permis de récolter autre chose que des injures et du mépris. Je ne sais rien du poids qui pèse sur tes épaules, je ne sais rien de tes doutes et de tes douleurs tout comme tu ne sais rien du sang glacé qui est le mien. Ne gronde pas autant, fils du volcan, ton sang n'est pas maudit, il apporte puissance et liberté. Le mien n'apporte qu'asservissement et solitude.
— Tu n'es pas un esclave, proteste Kaen avec un air dur.
— Comment appelles-tu l'interdiction de faire partie d'un clan tout comme celle de s'en éloigner ? Comment appelles-tu cette condamnation irrévocable de ne pouvoir exercer aucun métier noble, de ne pouvoir se marier ni de posséder aucun bien ? Si les hommes de ta famille le souhaitent, je peux demain être déposséder de tout ce que j'ai. S'ils le souhaitent, ils peuvent ériger un bûcher pour moi sans avoir besoin de trouver un motif de condamnation.
— Le feu ne prend pas les corps impunément, gronde Kaen en se levant, le visage menaçant.
— Oh il a pris bien des vies pour des raisons bien plus absurdes que celle-ci, insiste Tolunay en l'imitant. Tu es comme le volcan, tu grondes, tu menaces et tu craches du feu mais au fond, tu n'es pas plus fort qu'une étincelle sous la pluie. Tu brûles parce que tu as peur et les hommes qui ont peur sont ceux qui font le plus de mal. Peut-être est-ce toi qui dresseras mon bûcher un jour. Peut-être que la première chose que tu feras quand tu seras chef, ce sera de me jeter dans le volcan comme ton père y a jeté ta mère. Peut-être as-tu raison finalement, peut-être que le feu n'est que souffrance et destruction.
Sa tirade est accueillie par un coup qui l'atteint en pleine mâchoire. Sonné, le garçon titube, cherche un point d'appui de sa main tremblante, n'a pas le temps d'esquiver le prochain assaut. Prostré dans l'herbe fraîche, il se roule en boule et attend que l'explosion passe, que la fureur brûlante se déverse sur lui et abîme son corps. Et quand sa conscience s'envole pour rejoindre le Serpent lové dans le ciel, il ne réalise même pas que Kaen est parti depuis bien longtemps.
NDA : Et voici le premier chapitre de l'histoire ! J'espère que le style et l'intrigue vous plaisent, en tout cas j'ai pris trop plaisir à l'écrire. N'hésitez pas à me faire part de vos impressions :)
Je vous dis Ă demain pour la suite !