Le Serpent a le temps de se tourner et de se retourner plus de cinquante fois que Kaen ne revient pas au village. Le temps s'écoule, s'étire à l'infini sans que les yeux de braise réapparaissent dans le quotidien de Tolunay.
Au début, il essaie de ne pas s'inquiéter, on dit que la guerre a évolué, que les combats sont plus importants qu'on ne l'a soupçonné, l'enjeu trop grand. Très vite, la rumeur du soulèvement de tous les clans au-delà des Géants atteint le village et ceux qui sont restés comprennent que les guerriers ne reviendront pas aussi vite qu'escompté.
Certains affirment qu'ils sont partis si loin qu'ils ont atteint le pays où se couche le soleil, là où chaque soir, la grande déesse Daneys avale l'astre dans l'espoir d'instaurer une nuit éternelle. D'autres assurent être les porteurs de témoignages avérés disant que les fils du volcan ont quitté les limites de la terre connue, qu'ils sont partis à la conquête de territoires lointains, prêts à soumettre tous les clans sur leur passage. On les dit animés d'une rage flamboyante, d'une fureur inextinguible qui brûle tout sur son passage. On les chante vainqueurs, invincibles, immortels.
Tolunay ne croit rien de tout cela. A force d'intercepter tous les voyageurs passant par le village, il apprend que les combats se sont enlisés, que les clans se sont montés les uns contre les autres, que d'autres ont rejoint la partie. On lui raconte des scènes désolantes, des forêts parties en fumée, des villages ravagés, des charniers à ciel ouvert. On lui chuchote que des forces surnaturelles sont intervenues, que la nature se venge de ces parasites qui l'ont tant blessée, exploitée, ravagée. On lui affirme qu'en effet, des vagues de rébellion ont secoué la région et celles avoisinantes, que ce qui se présentait comme un vulgaire règlement de compte a désormais endossé une importance toute autre. Pour conforter leur lignée, les fils du volcan doivent affronter des ennemis chaque jour plus nombreux. Tout écraser, tout brûler. Se montrer impitoyables.
Tolunay voudrait ne pas penser à cela, ne pas songer à Kaen piégé dans le cercle vicieux de la violence, ne pas l'imaginer être la proie de tout ce que l'homme a de mauvais en lui, surtout ne pas le croire victime de sa fureur, ne pas accepter l'éventualité que le feu en lui ait tout balayé, tout détruit, tout consumé. Espérer qu'il revienne, chaque jour, chaque instant, qu'il ne s'oublie pas, qu'il ne souffre pas, du moins pas excessivement, prier pour que la malédiction de sa famille ne s'empare pas de lui, ne le transforme pas en coulée de lave mortelle.
Il n'est pas rare que Tolunay frissonne d'effroi lorsque certains voyageurs lui portent la rumeur d'une défaite, d'un piège dans lequel seraient tombés les fils du volcan. Un jour, alors qu'un esclave en fuite lui confie que l'un d'entre eux aurait contracté le mal à la suite d'une blessure infectée, le jeune homme se sent défaillir. Un instant, tout disparaît devant ses yeux et une douleur lancinante dans sa poitrine manque de le faire tomber à genoux.
Haletant, le cœur en sang, il porte une main tremblante à sa gorge et tente de retrouver une respiration normale. Il le sait, il le sent, Kaen a été blessé, c'est lui que le mal cherche à emporter.
Fou d'inquiétude, il songe à tout quitter, tout abandonner, partir à sa recherche en comptant uniquement sur ce lien qui les rattache, croire qu'il pourra le retrouver ainsi, courir éperdument à travers les plaines et les montagnes pour le rejoindre. Puis il réalise l'idiotie de son élan.
Il ne peut rien faire, absolument rien. Il est incapable de rejoindre Kaen et même si c'était le cas, il n'arriverait jamais à temps. Sans compter que s'il s'enfuit du village, on se lancera à sa poursuite, on le rattrapera et on l'exposera au soleil jusqu'à ce que sa peau s'embrase et que la colère du volcan s'abatte sur lui, comme on l'a infligé à sa mère.
A cette pensée, son ventre se tord et la colère tapie dans ses entrailles rugit de plus belle. Le Serpent a tourné dix fois sur lui-même depuis que cet événement est survenu mais Tolunay n'a pas oublié. Il n'oubliera jamais cette dette de sang que le clan lui doit, il n'oubliera jamais les hurlements de sa mère alors que son corps était attaché en plein soleil, il n'oubliera jamais les terribles brûlures que les rayons ont laissé sur sa peau, il n'oubliera jamais ses gémissements désespérés, sa mort lente, injuste, affreusement douloureuse.
Le jour où ils sont venus la chercher dans leur cabane, Tolunay était en montagne, en train de ramasser des champignons. Il savait qu'un danger pouvait survenir, après tout, il est familier du sang impétueux qui coule dans les veines des fils du volcan. Mais pouvait-il imaginer qu'ils iraient jusque-là ? Parce que les remèdes de sa mère n'ont pas sauvé le frère du Premier Fils, le neveu de ce dernier, frère cadet de Kaen, a décidé de la punir pour son incapacité. Non... Ce n'est pas son incapacité qu'on a puni, c'est son savoir, ses connaissances précieuses, sa force tirée de la nature que les ignorants craignent tant. On l'a accusée d'avoir empoisonné le chef et on l'a punie pour cela.
Quand Tolunay est arrivé, fou d'inquiétude, le corps de sa mère brûlait déjà en plein soleil et ses hurlements résonnaient sur la place du village. Le jeune homme se souvient encore de la violence avec laquelle ils ont écorché ses tympans et entaillé son cœur.
Alors qu'il se précipitait, horrifié, pour l'aider, des hommes du clan se sont jetés sur lui et l'ont plaqué au sol, ignorant ses cris de colère et de détresse. Il aurait dû mourir ce jour-là. Il aurait dû rejoindre sa mère et laisser le soleil les consumer. Mais le nouveau chef de clan avait d'autres projets pour lui, des desseins plus vicieux qui font désormais sa réputation. Avec un cruel amusement, il a obligé Tolunay à regarder le corps de sa mère se tordre de douleur, sa chair se consumer et sa voix se briser. Debout aux côtés du garçon, il a observé avec délectation les larmes couler le long de ses joues, le sang de ses blessures tremper le sol à ses pieds.
Tolunay a cru devenir fou. Peut-être l'est-il un peu devenu au fond. Quand Taran a demandé à ses hommes de le lâcher, il s'est écroulé au sol, incapable de bouger, une expression de pur effroi collé à la figure. Alors Taran l'a frappé, encore et encore, puis l'a banni du village et l'a obligé à s'exiler, lui et ses connaissances maléfiques, au fin fond de la montagne. Juste comme ça. Parce que sa différence n'avait plus sa place auprès du clan, parce qu'elle risquait de corrompre le sang des hommes.
Tolunay a erré dans la montagne pendant de longues journées, hagard, au bord du gouffre. Son esprit traumatisé ne parvenait pas à rationaliser ce qu'il s'était passé, son corps meurtri était au bout de ses capacités. Un matin, alors qu'il marchait sans regarder où il allait, il a basculé dans un ravin et roulé sur plusieurs centaines de mètres. Quand sa tête a durement heurté un rocher et que son corps s'est figé dans l'herbe mouillée, il est resté ainsi un long moment, son regard trouble rivé vers le ciel, le corps complètement anesthésié.
Il ne comprenait pas. Pour la première fois de sa vie, il ne comprenait pas comment la nature avait pu laisser la peur et la cruauté l'emporter, il ne comprenait pas pourquoi elle les avait laissé prendre sa mère, il ne comprenait pas pourquoi elle ne punissait pas la soif inextinguible de pouvoir de Taran. Et il lui en a voulu. Terriblement. Au point de souhaiter un instant ne plus rien voir, ne plus rien ressentir, ne plus croire en rien. Il ne voulait plus parler aux êtres si cela supposait être abandonné à la première difficulté. Il ne voulait plus rien.
Mais quand son corps a atteint sa dernière limite, quand l'ombre inquiétante de la mort s'est mise à danser devant ses yeux, il a gémi, pleuré une dernière fois puis s'est redressé sur les coudes. A quelques pas de lui se trouvait un étang vers lequel il s'est traîné et dont la surface lui a renvoyé l'image de ce visage qui serait désormais le sien.
La blessure de son arcade était profonde, infectée, elle faisait paraître l'un de ses yeux plus petit que l'autre. Sur la moitié gauche de son visage, le soleil avait laissé son empreinte définitive ; des cloques étaient apparues sur sa tempe et sa joue portait la trace d'une brûlure. Du sang maculait le tout.
Il s'est longuement observé dans l'eau, a cherché à graver dans son esprit l'image de son visage qui symboliserait désormais ce jour terrible. Et ses yeux sont redevenus secs.
A partir de ce jour, il n'a plus jamais pleuré la mort de sa mère. La dette de sang se réglera en temps voulu. Elle prendra le temps qu'il faudra, mais elle sera réglée, il se l'est promis alors qu'il contemplait son visage abîmé flottant à la surface du lac.
Depuis ce jour tragique, il survit dans les montagnes, attend son heure. Souvent, il descend à la lisière de la forêt pour observer les villageois. Depuis que Taran a pris le pouvoir, la nature brûle de plus belle, l'appétit des hommes ne connaît plus aucune contrainte. Bouillonnant de colère, Tolunay les voit mettre le feu à la forêt, creuser la terre, éventrer les roches, tuer les animaux. Et il se dit que la dette de sang qu'il porte avec lui n'est pas que sienne.
Dans les hautes montagnes, bien au-delà des pâturages d'altitude, il s'est construit une cabane dans le ventre des Géants. Pour la trouver, il faut traverser un nombre incalculable de pierriers instables, s'aventurer au milieu d'immenses névés, parvenir à se repérer dans ce paysage aride de roches et de poussière.
Personne n'a encore pris le risque de venir le chercher ici mais il sait qu'un jour ce sera le cas, que Taran ne se contentera pas éternellement de le savoir caché dans les montagnes. Un jour, Tolunay se réveillera, et un tueur l'attendra dehors, un tueur aveuglé par la peur et l'ignorance, un tueur prêt à anéantir le dernier membre de ce qu'il considère comme une engeance maudite.
Alors quand ce soir, accroupi au milieu des pierrailles qui gisent quelques centaines de mètres en-dessous de sa cabane, il sent une présence dans son dos, il se retourne d'un bond, couteau à la main, lâchant les brindilles qu'il venait de ramasser afin de faire un feu.
Il repère aussitôt la forme humaine tapie derrière les arbustes, en contre-jour. L'inconnu est robuste, trapu, l'ombre d'un arc se découpe dans son dos. Par réflexe, Tolunay resserre ses doigts autour de son poignard, prêt à asséner le premier coup s'il le faut. Pourtant, à l'instant où il s'apprête à s'élancer, pariant sur sa rapidité pour ne pas laisser le temps à son adversaire de décocher une flèche, un éclair traverse son champ de vision et, l'instant d'après, un étau se resserre autour de sa gorge.
— Mauvaise tactique, gronde une voix rauque contre son oreille. Quand tu ne connais pas ton adversaire, tu fais tout pour éviter le corps à corps.
Furieux de s'être laissé piéger aussi facilement, Tolunay grogne et tente de se dégager de la pression exercée contre sa trachée. Cette dernière finit par se relâcher et il fait aussitôt volte-face, prêt à en découdre. Puis se fige.
Et son cœur tombe à ses pieds.
Juste là, en face de lui, deux orbes incandescents le fixent avec une telle intensité qu'ils le traversent comme s'il n'était que la surface translucide d'un lac.
Trop choqué pour réagir, il sent ses mains se mettre à trembler au point de lâcher son couteau qui s'échoue à ses pieds. Son corps aurait sûrement fait la même chose si le regard flamboyant ne lui servait pas de point d'ancrage.
Il a changé. Il a profondément et irrémédiablement changé et pourtant, Tolunay le reconnaîtrait entre mille. Après ses yeux de braise, il reconnaît d'abord son menton volontaire et l'arrogance de son maintien, l'assurance hautaine qui l'accompagne comme son ombre et qui transparaît dans chacun de ses mouvements.
Ses cheveux sont plus courts que dans son souvenir – sûrement a-t-il dû les couper pour éliminer les parasites –, plus sales aussi, imprégnés de poussière et de sueur. Ses yeux se sont creusés, sa peau s'est ternie, ses pommettes sont plus saillantes. Mais sa beauté, elle, est restée intacte.
Un instant, il se sent flancher, fait un pas en arrière pour rétablir son équilibre, ne se rend pas compte que des larmes coulent sur ses joues.
Il ne faut d'ailleurs à Kaen qu'apercevoir ces dernières pour se précipiter vers lui et le prendre dans ses bras. Aussitôt, Tolunay répond à l'étreinte, enroule ses bras autour du cou du jeune homme, enfouit désespérément ses mains dans ses cheveux courts, plonge son visage dans le creux de son cou pour humer à s'en enivrer l'odeur de sa peau. Kaen sent le cuir, la cendre et la sueur, il sent le voyage et les combats, il sent la force et le courage. Sa peau est brûlante contre celle de Tolunay, ses bras puissants l'écrasent contre son torse, ses mains s'agrippent à son dos.
Les deux hommes ont déjà été proches - après tout, ils ont partagé la couche de fortune de Tolunay quand celui-ci gardait les bêtes dans les hauts pâturages - mais jamais encore ils ne s'étaient enlacés ainsi. Tolunay peut sentir les battements du cœur de Kaen contre le sien et, pour la première fois de sa vie, le vide dans sa poitrine se résorbe entièrement.
— Tu as mis tant de temps, articule-t-il d'une voix étranglée. Pourquoi as-tu mis tant de temps ? J'ai cru que... j'ai cru que tu ne reviendrais pas.
— Je suis désolé, je suis là maintenant, répond Kaen en le pressant davantage contre lui. Je te l'avais promis, non ?
Tolunay se mord violemment la lèvre pour ne pas pleurer de plus belle. Le geste n'échappe pas à son compagnon qui recule légèrement son visage pour venir décoincer la lèvre de ses doigts calleux. La chaleur de sa paume contre sa joue fait frissonner le fils du Serpent qui ne peut s'empêcher de se blottir contre cette dernière, le regard happé par celui qui lui fait face.
Il avait fini par presque l'oublier, cette morsure ardente sur sa peau, cette brusque chaleur qui se diffuse dans ses veines dès que Kaen pose les yeux sur lui.
Lentement, sans même s'en rendre compte, Tolunay encadre à son tour de ses mains le visage de son compagnon, tâte la peau brûlante sous ses doigts, cherche à se convaincre qu'il est bien vivant. Puis, poussé par une force qui le dépasse, il se penche en avant et dépose ses lèvres sur celles de Kaen.
Un violent frisson agite le fils du volcan. De ses larges mains, il empoigne la taille de Tolunay tandis que ses lèvres répondent avec avidité à ce baiser dont il a tant rêvé. La chaleur de son corps se propage dans celui de son compagnon dont la respiration est devenue plus erratique. Le contact n'est pas suffisant, leurs êtres tout entiers hurlent leur besoin de retrouvaille.
Sans un mot, Kaen soulève dans ses bras son partenaire qui enfouit aussitôt son visage dans le creux de son cou, là où l'odeur de cendre et de sueur est la plus forte. Il est léger, étonnamment léger pour quelqu'un de sa taille, et Kaen ne peut empêcher un début de colère de pointer le bout de son nez en songeant à toutes les épreuves qu'a dû subir Tolunay depuis son départ.
Le feu est cependant très vite chassé par le feu quand son compagnon commence à déposer des baisers dans son cou, sur sa mâchoire, en-dessous de ses oreilles. Les mains tremblant de désir, Kaen le dépose sur un tapis de mousse avant de couvrir son corps du sien.
Le sol humide contraste avec leur peau brûlante, le chant d'une rivière coulant non loin d'ici résonne dans leurs oreilles. Plongé dans un état d'hébétude intense, Tolunay observe les milliers de points lumineux accrochés au ciel. Se sont-ils réunis pour veiller sur eux ?
L'éclat du Serpent Glaciaire lui permet de distinguer aisément les traits de Kaen. Penché sur lui, ce dernier l'observe sans rien dire, ses yeux de braise parcourant chaque aspérité de son visage. Tolunay sait qu'il a repéré les cicatrices, qu'il ne pardonnera pas cela. Mais pour l'instant, il ne dit rien.
A son tour, il contemple les traits de son compagnon, sévères, durcis par les combats. Son visage n'a plus rien des rondeurs de l'enfance, il a vieilli d'un coup, sûrement trop vite. Qu'a-t-il vu ? Qu'a-t-il vu qui a ainsi marqué sa figure autrefois lumineuse ?
Le cœur serré à la pensée de toutes les souffrances traversées par Kaen, il enroule ses bras autour des épaules de ce dernier et l'attire à lui. Il a besoin de sentir sa chaleur, la force de son corps contre le sien, de se réfugier dans le sentiment de sécurité que lui offre son torse puissant, de le protéger, lui aussi, du mal tapi dans l'ombre.
Quand leurs corps nus entrent en contact, Tolunay expire tout l'air contenu dans ses poumons. Son être tout entier vibre contre celui de Kaen, il sent le lien entre eux se reformer, se resserrer, plus fort que jamais. Les lèvres de Kaen explorent chaque partie de sa peau, laissent des traces brûlantes derrière elles, écrivent la suite d'une histoire trop longtemps laissée en suspens.
Le souffle de Tolunay brûle sa poitrine, sa tête tourne, son corps se cabre à la recherche de plus de contact. Insatiables, ses mains parcourent celui de Kaen pour en retenir chaque détail, chaque irrégularité, chaque spécificité. Le feu le consume lentement, grignote son cœur et son esprit, coule dans son ventre et dans ses jambes, lui arrache des cris qu'il ne cherche pas à contenir.
Il ne veut rien atténuer, plonge entièrement dans le plaisir et la douleur, s'abandonne, vulnérable, à l'étreinte interdite entre le feu et la glace. Et la joie qui en découle vaut bien toutes les souffrances endurées jusque-là.
NDA : Finies les histoires où je laisse les persos séparés trop longtemps... là on a besoin de douceur et de retrouvailles !
J'espère que l'histoire vous plait toujours, je poste la suite le plus vite possible :)