Comme prévu, l'arrivée au village de Kaen ne ressemble en rien à un retour en liesse. Dès l'instant où il pose un pied sur la terre brûlante des ruelles, les regards s'accrochent à lui, les ombres se fondent dans la sienne. On chuchote et on observe à la dérobée ce fils prodige qu'on croyait mort aux combats, sa silhouette imposante, ses muscles puissants, la dureté de son visage, la noirceur indicible de son regard.
Certains s'approchent comme pour s'imprégner de son énergie écrasante, d'autres lui adressent des signes de tête respectueux, trop conscients que la guerre a marqué son âme à jamais. Mais la plupart se contentent de rester à distance, incapables d'ignorer sa présence mais lucides quant aux conséquences que toute preuve de fidélité pourrait avoir sur eux.
De fait, à peine Taran a-t-il vent du retour de son frère qu'il s'empresse de rentrer de la chasse. Son arrivée dans le village fait trembler la terre, soulève des nuages de poussière. Impassible, Kaen ne bronche pas quand la monture du chef se précipite vers lui sans ralentir.
Taran ne lui fait pas l'honneur de l'inviter chez eux, dans ce qu'il considère désormais comme sa maison. Au su et au vu de tous, il proclame un long discours où il s'érige en tant que protecteur du clan, rappelle tous les efforts et toute la générosité dont il a fait preuve envers les villageois, insiste sur l'incapacité de Kaen à diriger un clan qu'il a fui voici bien trop longtemps.
Dans l'ombre, certains regards se voilent, des lèvres se serrent, des muscles se bandent, mais aucune voix ne s'élève pour contredire celle du chef. Le souvenir des bûchers qui ont ponctué le début de la prise de pouvoir de Taran est encore trop vivace, l'odeur de la chair brûlée encore trop prégnante dans leurs narines, les cris des suppliciés écorchent toujours leurs oreilles.
On ne sait rien de ce nouveau chef brusquement réapparu, on ignore s'il est capable de prendre en main tout un clan pour le porter vers le haut. Tout ce qu'on sait, c'est que la noirceur de son regard suppose une part d'ombre à laquelle personne ne veut prendre le risque de prêter allégeance. Et s'il avait perdu la tête ? Et si, à l'instar des hommes de sa famille, il plongeait dans cette folie destructrice qui les pousse à ériger les bûchers partout où ils passent ? Personne ne veut troquer un tyran contre un autre. Personne ne sait si le pari vaut le coup d'être relevé.
Toujours immobile et silencieux, Kaen ne décoche pas un mot durant toute sa venue au village. Il laisse les regards couler sur lui, les esprits s'échauffer, les rumeurs filer à voix basse. Il a conscience de l'image qu'il renvoie, il laisse les gens s'en imprégner. Contrairement à ce que son frère a l'air de penser, il est loin d'être naïf, il savait parfaitement qu'on ne lui rendrait pas de plein gré la place qui lui est due. Il est parti trop longtemps, revêt presque l'apparence d'un étranger. La confiance des siens devra se gagner, et il sait que cela se fera par le sang. Il est prêt.
Une fois certain d'avoir marqué l'esprit des villageois par sa présence, il fait demi-tour devant le regard méfiant de son frère qui ne sait pas quelle posture adopter.
Arrivé à la sortie du village, il ravale un sourire moqueur et renifle de façon méprisante. Par ce doute, cette hésitation irréfléchie dont a fait preuve Taran, il a pris un avantage considérable. Son frère a toujours été lent d'esprit quand il s'agit de prendre des décisions déterminantes, il n'a jamais su voir les enjeux de ses actes. S'il voulait s'assurer que Kaen ne vienne plus jamais questionner son autorité, il aurait dû l'arrêter ici, sous les yeux de tous les membres du clan, et le condamner au bûcher sans autre forme de cérémonie. Mais il a hésité. Kaen ne lui pardonnera pas cette erreur.
Riche de cette victoire amère, il s'enfonce dans la forêt sans jeter un seul regard en arrière. Chacun de ses pas lui paraît étonnamment lourd.
***
Tolunay a appris à reconnaître la façon dont la nature frissonne avant que son compagnon n'arrive. Il reconnaît le murmure du vent qui annonce sa venue, le chuintement des êtres qui glissent le long des troncs, le clapotis joyeux des rivières. Il le reconnaît à ses pas, à la fois pesants et attentifs, à l'odeur de cendres qu'il charrie dans son ombre, à l'impatience fébrile qui crépite autour de lui.
Parfois, il fait semblant de se laisser surprendre, glousse de contentement quand les bras musclés se referment autour de son corps et que le visage brûlant s'échoue dans le creux de son cou.
— La chasse a été bonne ? demande-t-il systématiquement en faisant allusion aux longues négociations qu'entreprend Kaen auprès des chefs des clans voisins.
— Trop longue, répond toujours le concerné en le serrant contre son torse.
Tolunay voudrait se laisser engloutir par cette étreinte, qu'elle puisse le submerger et le faire suffoquer jusqu'à en perdre conscience. Depuis qu'ils se sont retrouvés, chaque instant passé loin de l'autre est une souffrance, un torture quasi insoutenable.
Tolunay est terrifié à l'idée que Kaen puisse un jour tomber dans une embuscade, qu'il soit tué et que son corps soit jeté à un endroit qu'il ne connaîtra jamais. Cela ne peut arriver. Il ne le permettra pas.
Ces escapades interminables fatiguent Kaen. Il ne le montre pas, mais Tolunay voit bien l'ombre qui s'agrandit sous ses yeux, les rides qui se creusent sur son front, l'épuisement qui use son corps. A peine rentré de guerre, le voilà obligé d'en mener une nouvelle. Il ne supporte pas cela.
Que pense réellement Kaen de tout cela ? Le jeune homme parle peu, jamais de ses émotions, pas quand elles ne concernent pas Tolunay en tout cas. Il se contente de répondre vaguement à ses questions, le rassure d'un regard, d'un geste, l'attire contre lui et s'abandonne à ses caresses. Mais il ne se plaint pas. Jamais. Peut-être ne sait-il tout simplement pas faire...
Une nuit cependant, le fragile équilibre vole en éclats.
Cette nuit-là , Tolunay se réveille en ayant l'impression d'être glacé jusqu'au sang. Le regard hagard, le cœur battant sourdement dans ses oreilles, il se redresse sur un coude, frissonne, tente de comprendre pourquoi le froid alourdit tant ses membres. A ses côtés, la paillasse est vide, encore creusée par le corps de Kaen qui s'y tenait quelques instants auparavant.
Il arrive que le fils du volcan se lève au milieu de la nuit, brusquement animé par une ardeur, une urgence qui l'oblige à s'activer pour ne pas se laisser dévorer. Tolunay sait que le feu des combats continue d'embraser son être, que son passage a gravé des marques indélébiles dans son esprit. Il le surprend parfois, quand Kaen s'oublie, quand ses yeux de braise se rivent sur un point imaginaire et que des ombres inquiétantes se mettent à y danser. Dans ces moments, Tolunay l'observe, le cœur serré, incapable de savoir que faire pour apaiser la morsure brûlante qui blesse son partenaire.
Cette nuit cependant, quelque chose diffère. Une petite voix pousse Tolunay à sortir de la cabane, sa frêle tunique ne suffisant pas à contrer les assauts du froid nocturne.
Sans même réfléchir, il se dirige vers la source qui se situe quelques centaines de mètres en contrebas, au pied du pierrier. Il sait qu'il y trouvera Kaen.
Et de fait ce dernier est là , le corps penché en avant, ses mains lourdement appuyées contre la pierre. Le cœur de Tolunay loupe un battement tandis qu'il accélère, un sombre pressentiment tapi dans l'estomac.
Une fois arrivé près de son compagnon, il entrouvre la bouche dans l'espoir de lui parler mais son regard est aussitôt attiré par la pierre sur laquelle est appuyé Kaen. Entre les mains crispées de ce dernier, des gouttes de sang ruissellent le long de la roche. Le froid glacial qui s'est emparé de Tolunay n'en devient que plus saisissant.
— Le mal, constate-t-il d'une voix blanche. Il... il ne t'a jamais quitté.
Kaen lève péniblement ses yeux de braise vers lui et la triste résignation que Tolunay y lit lui traverse la poitrine comme une flèche.
— Je ne voulais pas t'inquiéter, répond le fils du volcan d'une voix rauque, encombrée. Ce n'est rien. Cela n'arrive pas souvent.
Mais les mots ne suffisent pas à calmer Tolunay. En réalité, aucun mot n'aurait plus suffi à apaiser la terreur glaciale qui vient de s'emparer de lui.
Pour la première fois de sa vie, il prend conscience de la limite de son savoir, de son pouvoir de guérison. Dans son orgueil, il a oublié que ce que la nature lui a donné, elle peut le lui reprendre. Le constant est d'une infinie amertume.
Il faut que la main brûlante de Kaen se referme autour de son bras pour l'empêcher de chanceler en arrière. Dans ses yeux gris, mille questions, mille tourments tournoient inlassablement.
— Arrête, gronde le fils du volcan en saisissant son visage entre ses paumes calleuses. Je vais bien. Je te le promets.
— Je peux trouver, murmure Tolunay, ses yeux écarquillés perdus dans le vide. Je peux trouver quelque chose... Il y a forcément quelque chose. Plus loin dans la forêt, au cœur des ruisseaux, je vais trouver, je dois aller chercher, je dois...
Sa litanie est interrompue par le torse puissant contre lequel s'écrase son visage. Aussitôt enveloppé par cette chaleur si familière, Tolunay ferme les yeux et s'agrippe désespérément au dos de son compagnon.
— Ne te perds pas, marmonne ce dernier contre sa peau. S'il te plaît, ne te perds pas ainsi loin de moi. Je t'assure que je vais bien, ce mal... il ne ressurgit que quand mon esprit flanche, il n'était pas réapparu depuis que je t'ai retrouvé.
— Alors il faut que tu te reposes, tranche Tolunay qui tente tant bien que mal de contenir l'angoisse dans sa voix. Il faut que tu cesses cette quête désespérée de soutien, il faut que tu restes ici... Cela ne servira à rien que tu obtiennes vengeance si c'est pour y laisser ta santé ou pire, ta vie... Reste ici... Quel besoin as-tu de reprendre ta place ? Ne sommes-nous pas heureux ici ? Je suis prêt à abandonner ma dette de sang, elle ne m'importe pas si tu n'es pas...
— Non, le coupe brusquement Kaen. Tu n'abandonneras rien du tout. Et moi non plus.
Ses mains puissantes se referment sur les épaules de son partenaire qu'il repousse doucement afin de pouvoir lui faire face.
— Si je ne parviens pas à récupérer ma place, nous ne vivrons jamais en paix, déclare-t-il en plantant ses orbes enflammés dans les yeux de Tolunay. Mon frère a commis une fois l'erreur de me laisser partir sain et sauf, il ne la refera pas deux fois. Connais-tu le nombre d'hommes qui doit actuellement être à ma recherche ? Est-ce que tu réalises que tous les membres du clan ont reçu l'ordre de m'abattre sans sommation ? Est-ce de cette vie que tu veux ? Une vie de fuite, d'angoisse, d'incertitude ?
Silencieux, le fils du Serpent serre les dents de toutes ses forces pour contenir les protestations insensées qui grouillent dans sa gorge.
— Je refuse de t'offrir cela, répond Kaen à sa place. Si je ne peux t'offrir la vie que tu mérites, je refuse de rester à tes côtés plus longtemps. Je ne pourrais vivre en sachant que je te mets constamment en danger. Si je veux être heureux avec toi, si je veux pouvoir t'affirmer comme étant mon compagnon, il faut que je récupère mon rôle de chef de clan. Comprends-tu cela ?
Longtemps, Tolunay continue de ravaler les mots amers qui roulent sur sa langue. Face à lui, le visage de Kaen a revêtu cette dureté qu'il endosse toujours lorsqu'il a pris une décision qui ne peut être révoquée. Le volcan est impétueux, irrationnel, il ne peut souffrir d'aucune concession, Tolunay le savait bien avant d'accepter de partager sa vie avec l'un de ses fils. Alors pourquoi aujourd'hui ne parvient-il pas à faire taire l'inquiétude qui lui ronge les entrailles ?
— Je ne peux pas me permettre de perdre encore une fois quelqu'un que j'aime, murmure-t-il sans même s'en rendre compte.
Dans les yeux incandescents, une ombre s'embrase.
— Tu ne me perdras pas, assure le fils du volcan en récupérant le visage de son compagnon dans le creux de ses mains. Tu ne me perdras jamais. Mais il faut que je me batte, il faut que je réussisse à nous offrir une vie à deux.
— Mais tu es malade, gémit Tolunay dont les mains se mettent à trembler.
— Je ne suis pas malade. Ce n'est rien, je te l'ai dit... Quel fils du volcan succomberait face au feu qui consume sa poitrine ?
Loin de rassurer Tolunay, ces mots ne font que blêmir davantage son visage. Le feu prend tout, il l'a toujours su... mais il ne le laissera pas prendre la seule personne qui fait battre son cœur.
***
Assis au sommet du Pics d'Arets, Tolunay observe la vallée qui s'étale impudiquement sous ses yeux. L'éclat du Serpent est tel qu'il lui permet de distinguer les maisons accrochées aux versants, les tracés sinueux des chemins, les minuscules parcelles agricoles qui s'étalent sur les pentes les plus exposées au soleil.
Le vent siffle dans ses oreilles, rabat ses cheveux blancs sur son visage. Ses mains sont engourdies d'avoir affronté le froid trop longtemps, ses fesses sont mouillées par l'humidité de l'herbe, son visage a rougi sous les assauts glaciaux des bourrasques. Pourtant, il ne bouge pas. Inlassablement, ses yeux balaient le paysage qui s'offre à lui, s'attardent sur chaque élément et les souvenirs associés. Il se rappelle, pardonne ou condamne.
Face à lui, de l'autre côté de la vallée, la silhouette massive du volcan semble le défier. Ses flancs escarpés, grisâtres, vomissent des fumerolles qui s'envolent dans la nuit mais meurent avant d'atteindre le Serpent. Une grimace méprisante tord le visage de Tolunay. La provocation est ridicule.
Il ne peut cependant s'empêcher de garder son regard rivé sur le géant dont descend toute la famille de Kaen. Depuis quelques jours, il souffle, grogne, gémit, sûrement incommodé par les bouleversements qui surviennent au sein de son clan. Il a déjà fait cela auparavant, quand une décision ne lui plaisait pas ou quand il avait l'impression que la ferveur à son égard s'amoindrissait. Ses fils n'ont décidément rien à envier à son arrogance.
Tolunay sait que sa position est risquée. Il se rend vulnérable, assis bien en vue face à l'un des ennemis de son ancêtre, il attise sa colère en le défiant du regard, en essayant de percer les croûtes rocheuses de son corps pour comprendre ce qui se joue à l'intérieur. Le volcan déteste cela.
— Que fais-tu ici ?
La voix rauque de Kaen oblige le jeune homme à s'arracher à la contemplation du volcan pour se tourner vers lui. En réponse, le monstre crache une énorme fumée blanchâtre qui occulte un instant le Serpent dans le ciel.
— Je parle avec ton père, répond Tolunay en haussant les épaules.
Il devine le petit sourire de son compagnon sans le voir tandis que ce dernier s'installe à ses côtés.
— Tu devrais faire attention aux mots que tu utilises... il a tendance à être un peu susceptible.
— Penses-tu ? ricane le concerné. As-tu oublié que je côtoie l'un de ses fils au quotidien ?
Kaen lui donne un léger coup de poing dans l'épaule qu'il ne cherche pas à esquiver. Comme à chaque fois que son compagnon le rejoint, une douce chaleur s'empare de son corps, réchauffe jusqu'à la partie la plus profonde de son être.
Bercé par cette torpeur délicieuse, Tolunay appuie sa tête contre l'épaule de Kaen et ferme les yeux.
— Je ne venais pas provoquer ton père, souffle-t-il en appréciant la caresse du vent contre son visage. Je venais parler aux êtres.
— T'ont-ils répondu ?
— Ils m'ont écouté, c'est tout ce que je demandais... Il devient de plus en plus difficile de les atteindre, ils se réfugient toujours plus haut dans la montagne, toujours plus loin dans les forêts... ils fuient la folie des hommes.
Kaen ne répond pas mais dépose un baiser dans les cheveux soyeux de son compagnon. A son tour, il se met à fixer le volcan, cet être si imposant dans les grondements font écho aux pulsations de son cœur. Sans prévenir, la lave dans ses veines se met à bouillonner.
— Tu es en colère, constate Tolunay, une main posée sur sa poitrine.
— Je suis fatigué, le corrige Kaen en attrapant sa main dans la sienne. Fatigué d'être esclave de mon sang.
Surpris, Tolunay redresse la tête pour pouvoir affronter le regard incandescent de son compagnon. Il sait que ce dernier use son corps et son esprit dans sa quête effrénée de pouvoir, mais jamais encore il n'avait montré une quelconque rancœur envers son ascendance. Kaen n'a jamais caché qu'être le fils du volcan était dur, mais jamais encore il n'avait exprimé une amertume envers ce dernier.
— Ne souhaites-tu donc plus être chef ? l'interroge Tolunay, une vague lueur d'espoir dans le regard.
Son compagnon la remarque aussitôt et un triste sourire fleurit sur ses lèvres.
— Ce que je veux n'a pas vraiment d'importance... ce qui compte, c'est ce que je dois faire.
— Je déteste quand tu tiens ce genre de discours... Je crois que je pourrais te jeter du haut de la montagne.
Kaen étouffe un rire rauque avant de se renverser sur le dos, les yeux rivés sur le Serpent qui ondule au-dessus de lui.
— Tu sais, je ne les vois toujours pas, reprend-il après un long silence.
— Quoi donc ?
— Les êtres. Ils refusent de se montrer à moi.
— Ce n'est pas qu'ils refusent de se montrer, c'est que tu n'es pas prêt à les voir.
— J'essaie pourtant... quand j'étais à la guerre, quand je perdais pieds, quand j'avais l'impression de devenir fou... je repensais à ce que tu me disais, à ta façon de voir la nature, à cette patience incroyable dont tu faisais preuve... mais jamais je n'ai réussi à voir.
— Tu es trop impatient, sourit Tolunay.
— Peut-être... ou peut-être que je ne suis juste pas fait pour ça. Peut-être que l'écart entre eux et moi est trop grand.
— Et l'écart entre nous deux ? N'était-il pas au moins aussi grand ?
— C'est différent, proteste Kaen en roulant sur le flanc pour pouvoir mieux affronter le regard de son compagnon. J'étais prêt à te voir bien avant de venir te parler.
Amusé, Tolunay s'allonge à son tour puis repousse une mèche sombre qui a glissé sur les yeux de son partenaire.
— Le jour où tu m'as rejoint pour la première fois en forêt, souffle-t-il en caressant la peau chaude de Kaen, qu'est-ce qui t'y as poussé ?
— Tu veux savoir la vérité ? Je ne sais toujours pas. Tout ce que je peux te dire, c'est que je me sentais mal, que tout me paraissait étouffant et... je ne sais pas. Tu étais la seule personne que j'ai eu envie de voir, la seule présence qui me paraissait réconfortante.
— Je croyais que tu me haïssais.
— Je ne t'ai jamais haï. Tu me fascinais et je détestais cela.
— Tu avais une drôle de façon de montrer que je te fascinais...
Kaen grimace et caresse à son tour les cicatrices qui parsèment le visage de son compagnon.
— J'étais jeune et stupide, se défend-il sans trop y croire. Tu bouleversais tout ce que je croyais immuable depuis mon enfance. Tu ne réalises pas à quel point ta présence m'obsédait... J'avais l'impression que je pouvais me consumer à tes côtés.
— Avais-tu peur de cela ? s'enquiert doucement Tolunay.
— Peur de me perdre avec toi ? Bien sûr. J'étais terrifié par le contraste que je voyais entre la personne que j'étais avec toi et celle que j'étais avec mon père. Être à tes côtés me semblait si naturel que j'ai craint ne plus parvenir à jouer mon rôle si je m'abandonnais trop... craint de ne plus être capable d'être un fils du volcan.
— Et maintenant ?
— Maintenant je sais que c'est de toi que je tire ma force, conclut Kaen en l'attirant contre son torse.
Tolunay ferme les yeux alors que l'odeur de cendre envahit son nez. Englouti par la chaleur de son compagnon, il presse son visage contre sa poitrine et referme ses bras dans son dos.
— Moi je te haïssais, reprend-t-il d'une voix étouffée où perce une étincelle d'amusement.
Kaen grogne et marmonne des mots incompréhensibles qui semblent vouloir dire qu'il comprend que ce put être le cas. Tolunay se retient de rire et dépose à la place un baiser sur le torse de son partenaire.
— Et maintenant ? marmonne ce dernier.
— Maintenant je ne peux plus te perdre, affirme sans hésiter le fils du Serpent.
Seul un frisson interminable répond à sa confession mais Tolunay sait que c'est suffisant. Kaen ne dira rien de plus, au fond, il n'y a rien d'autre à dire. Si Tolunay s'est rendu ici ce soir, c'est parce que demain est le jour tant redouté, le jour fatidique où leurs destins vont se jouer pour la dernière fois. Si Kaen parvient à récupérer sa place de chef, un avenir à deux est envisageable, presque assuré. Dans le cas contraire...
Tolunay ferme les yeux de toutes ses forces pour couper court au flot de ses pensées. Il n'y a pas d'autre option. Demain, Kaen triomphera ou il le rejoindra dans le brasier de la défaite... Il ne peut concevoir aucune autre possibilité.
NDA : Plus qu'un chapitre avant la fin de cette mini-fiction... j'espère qu'elle vous plait ! Moi en tout cas, je prends un grand plaisir à l'écrire :)