Ex nihilo nihil fit
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𝟙 𝟡 𝟜 𝟙
𝔻𝕚𝕩 𝕒𝕟𝕤 𝕡𝕝𝕦𝕤 𝕥𝕒𝕣𝕕
Le tonnerre tira brusquement Augustin de son sommeil. Depuis de longues heures, une lourde pluie d'été martelait les fenêtres exiguës du presbytère, rendant le repos difficile.
Les yeux grands ouverts, le cœur battant, il resta un instant assis sur le matelas inconfortable, scrutant l'obscurité ; seules les lueurs électriques de l'orage qui perçaient sous les rideaux illuminaient la pièce, rythmées par le hurlement du vent.
Il renonça rapidement à dormir.
Avec un sifflement de souffrance, il fit glisser sa jambe le long du matelas, posant un pied à terre avant d'attraper la petite canne qui ne le quittait plus. Souvenir douloureux de son court passage au front, une cicatrice boursouflée courait de son genou à sa cuisse en un long serpent paresseux. C'était là que le chirurgien avait retiré minutieusement tous les éclats de métal qui s'étaient logés dans sa chair, rendant sa jambe fragile et tremblante, même deux ans après.
Sans quitter sa grimace douloureuse, Augustin s'installa au petit bureau qui jouxtait son lit inconfortable, allumant une bougie - le presbytère n'était pas équipé de toutes les commodités de la ville - avant d'attraper sa bible aux pages cornées avoir trop été lue.
Puisqu'il ne parvenait pas à dormir, autant s'adonner dès maintenant à son étude. Après un diplôme de médecine obtenu avec brio, un doctorat en théologie, c'était du gâteau.
— Mmhh. Παῦλος. Il marmonna en grec, mâchonnant le bout son porte-plume tout en cherchant sa page, s'arrêtant aux Epîtres de Paul, ses doigts fins courant sur les lignes de l’ouvrage.
Le calme des réflexions apologétiques du Saint était presque grotesque si on les comparait aux cauchemars d’Augustin, peuplés de mitraillettes, de corps mutilés et de cris de souffrance. La vie pastorale semblait si douce et futile lorsque l’on sortait de longs mois au front, pansant, raccommodant, amputant, sans s’arrêter une seule seconde, les doigts en sang à force de manipuler les aiguilles de suture.
Avec un grognement, il porta à nouveau la main à sa jambe qui lui faisait étrangement mal ce soir-là. Comme si les cicatrices voulaient qu’il se souvienne...
Mais le front et lui, c’était fini. Pétain avait capitulé. Il fallait passer en mode survie.
Question de vie ou de mort.
Ne pas attirer les regards était devenu difficile ; pour un jeune homme d’une trentaine d’années au visage doux encadré de belles mèches blondes, son célibat semblait déjà bien suspect. Il ne comptait plus le nombre de repas de famille qu’il avait esquivés, évitant de justesse la rencontre avec Lucie, la si jolie fille du boulanger, Marie-Louise, la fille de l’un des partenaires commerciaux de feu son père et tant d’autres.
Le salut était venu - façon de parler - grâce à Dieu. Le prêtre de la paroisse se faisait vieux ; Augustin avait sauté sur l’occasion.
Et voilà comment il se retrouvait assis là, sur ce fauteuil raide, les doigts tâchés d’encre, à déchiffrer les petits caractères grecs des lettres Corinthiennes de Paul, tournant et tournant les mots dans tous les sens pour compléter sa traduction.
Un nouveau fracas résonna entre les vieilles pierres du presbytère, manquant de lui faire renverser son porte-plume.
Le tonnerre avait des accents bien étranges ce soir...
Sourcils froncés, Augustin se tourna vers la fenêtre, tendant le bras pour soulever les rideaux. Dominant le village et ses alentours, il avait ainsi une vue imprenable sur le paysage, des terrains appartenant à sa famille jusqu'au bois qui bordaient la campagne.
Ba-doom.
Violent, une arc électrique vrilla le ciel, donnant durant l'espace d'un instant l'illusion que le soleil était levé. Les arbres prirent une teinte glauque, le ciel se colorant de mauve, soulignant les volumes de la lisière de la forêt... Et ce qui s'y tramait.
Malgré sa vision troublée par la pluie, Augustin aperçut quatre silhouettes dansantes, ombres dans l'orage. Deux hommes, à n’en pas douter, traînant à leur suite deux enfants aux jambes frêles. Courant à perdre haleine, ils fuyaient en direction des pins.
Nouvel éclair.
Trois silhouettes étaient à leur poursuite, flanquées de deux chiens dont les aboiements rauques résonnaient dans toute la plaine. Des allemands, de ceux qui avaient pris le contrôle de son village. Armés de fusils, c’était leurs balles qu’il avait entendues, les confondant avec le grondement du tonnerre.
Il y eut trois détonations. Augustin fut certain de voir l’un des hommes poursuivis s’effondrer en tentant de défendre les autres... mais rien n’était moins sûr.
Il fit tomber le rideau.
— Je n’ai rien vu. Il murmura pour lui-même. J’ai travaillé toute la nuit sur ma thèse et je n’ai entendu que l’orage.
Profil bas. Ne pas tenter le diable. C’était le prix de la survie.
Se réinstallant à son étude, il se boucha les oreilles, concentré sur la relecture de ses pattes de mouches, le cœur battant, tentant d’effacer la vision de ses quatres silhouettes de son esprit.
Ça n’était sans doute même que le feuillage des arbres épais de la forêt qui l’avait trompé, voilà tout. Il n’avait rien vu.
Rien.
Sous son regard clair, ses notes devenaient de plus en plus floues alors que l’orage se taisait, laissant place à une pluie plus fine qui tambourinait agréablement contre les carreaux de sa chambre. Bientôt, son esprit se mit à divaguer, partant bien plus loin que les lettres pastorales étalées sur son bureau.
Un nuage de poussière. Un poids, là, sur sa jambe, écharde métallique qui lui faisait si mal qu'il en avait la nausée. Des détonations au loin. Encore. Les cris de ses collègues infirmiers.
La douleur.
Le sang...
— Augustin !
Cette fois, ce ne fut pas le fracas du tonnerre qui le tira du sommeil, le visage étalé sur son bureau. Une voix féminine incisive venait de vriller ses tympans délicats, deux mains secouant vigoureusement ses épaules.
— Qu'est-ce que...
Son œil tomba dans celui de Gisèle, sa petite sœur, enveloppée dans un manteau de pluie. Trempée jusqu’à l’os, ses cheveux roux coupés courts retombaient mollement sur ses épaules, ajoutant à son allure étrange ; constellé de tâches de rousseur, son visage était comme épouvanté.
— J’ai besoin de toi t-tout de suite. Elle marmonna d’une voix blanche, ses grands cils obscurcissant ses prunelles aussi claires que celles de son aîné. Viens et ne pose pas de questions.
Puis ouvrant grand son placard, la petite rousse lui jetta au visage sous-vêtement, pantalon et chemise, continuant de fouiller jusqu’à trouver le cartable qu’il utilisait lorsqu’il pratiquait encore la médecine.
Augustin lui jeta un regard interloqué, laissant échapper un bâillement involontaire alors qu’elle tapait du pied, bras croisés :
— Dépêche-toi ! Elle tonna. Pose pas de questions je t’ai dit. T’as besoin que je t’aide à t’habiller ou t‘es capable de mettre ton caleçon tout seul ?!
Habitué au ton pressant de sa sœur, le jeune homme aux cheveux blonds attrapa le sous-vêtement, bénissant son habitude de ne dormir qu’en chemise longue - cela optimisait grandement son temps de préparation au petit matin.
— Tu peux te... ? Il demanda.
— Je t’ai déjà vu à poil tu sais.
— Je m’en fous. J’ai le droit à un peu d’intimité quand même.
Avec un lourd soupir, Gisèle se tourna face à la fenêtre, laissant son grand frère s’habiller tout en continuant de se ronger les sangs, portant ses ongles déjà abîmés à sa bouche. Elle ne se tourna à nouveau que lorsqu’il eut terminé, lui tendant sa canne sans lui laisser le temps de s’habituer à ses vêtements à peine enfilés.
— Viens. Elle fit sévèrement, agrippant son poignet avec une force surprenante pour le tirer hors de la chambre.
La pluie encore forte les accueillit dès qu’ils franchirent le seuil du presbytère, battant leurs dos et leurs visages, rendant leur progression difficile dans la gadoue qui s’était formée dans le jardin.
— Gisèle, dis moi ce qui se passe. Réclama Augustin, tentant de suivre le rythme malgré sa jambe estropiée, manquant de glisser à cause de l’eau et de la boue.
— Pas de questions. Répondit la rousse, visage fermé, regardant à gauche et à droite pour vérifier que personne ne l’avait suivie.
Traversant au pas de course les ruelles du village, ils s’engagèrent dans une petite rue plus sombre que les autres, atteignant rapidement la maison qu’avait investie leur grand frère François après son mariage. Sans s'intéresser à la porte d’entrée, Gisèle les guida directement à l’étable située derrière la bâtisse, sans cesser de jeter des regards inquiets autour d’eux.
A bout de souffle, Augustin posa une main sur sa poitrine, grimaçant à cause de la douleur qui s’éveillait dans sa jambe :
— Faut que tu m’expliques, on peut pas continuer comme ça, tu peux pas...
— Tais toi ! Claqua la jeune femme, lui plaquant une main sur sa bouche alors qu’un faisceau lumineux faisait son apparition à l’autre bout de la ruelle, illuminant le lieu où ils se trouvaient à peine quelques secondes auparavant.
Appuyée contre lui, elle cessa de respirer, guettant les hommes qui venaient d’apparaître derrière la lampe, leurs uniformes de la Gestapo détrempés par la pluie. Les yeux écarquillés, Augustin sentit lui aussi son coeur manquer un battement en entendant l’un des hommes aboyer :
— Hier ist nichts ! Machen wir weiter, sie können nicht weit weg sein. Kommen !
Le bruit des bottes résonna quelques secondes dans la rue avant que les soldats allemands ne disparaissent, continuant de quadriller la zone, les aboiements de leurs chiens étouffés par le vent et la pluie.
Sans perdre de temps, Gisèle agrippa le col du manteau de son frère, le tirant avec vigueur vers le porche de l’étable, ouvrant la porte pour l’y pousser, non sans un dernier regard pour la rue.
L’étable était plongée dans l’obscurité, l’odeur familière du foin et des bêtes prenant Augustin à la gorge dès qu'il eut franchi la porte. Quelques moutons poussèrent des bêlements à leur arrivée, surpris de voir ces visages angoissés à une heure si avancée de la nuit. Mais apparemment, l’irruption de Gisèle dans l’étude d’Augustin n’était pas liée aux ovins de François.
— Suis-moi. Elle murmura, l’entraînant au fond de l’étable où une lumière tremblante filtrait entre les interstices du bois.
En approchant, Augustin distingua des voix étouffées et des mouvements un peu brusques. Du bout de ses ongles abîmés, sa jeune sœur fit pivoter un lourd panneau dissimulé dans les aspérités du bois, révélant une pièce que jamais le jeune homme n’avait vue auparavant, cachée sous la charpente basse de l’étable.
Mais plus que le choc de découvrir une nouvelle pièce dans une maison qu’il pensait connaître par cœur, ce fut la scène qui porta un coup à l’estomac d’Augustin, pourtant bien accroché.
François, son frère, s’affairait auprès d’un homme étendu sur une couche de paille, sa femme Jeanne portant une lampe à huile à ses côtés. Les mains maculées de sang, il tentait de juguler le flot rouge qui s’échappait de sa poitrine percée de deux balles.
— Il est déjà mort. Murmura Augustin en s’approchant, essoufflé, appuyé sur sa canne. La balle a endommagé le poumon.
De l’autre côté de la pièce, un autre homme était installé, semblant souffrir le martyr, son bras déchiqueté pendant misérablement de son épaule. Au fond, sous les poutres, à peine éclairés par la lampe à huile, deux enfants, une fille et un petit garçon, se tenaient serrés l’un contre l’autre, leurs visages sales déformés par la peur.
Deux hommes. Deux enfants.
Mais Augustin n’avait rien vu de tout cela, n’est-ce pas ?
Inspirant profondément, il récupéra son petit cartable de médecin que Gisèle portait toujours sous le bras, faisant signe à sa belle soeur de l’éclairer :
— Que s’est-il passé exactement ?