Ira furor brevis est
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Il était près de vingt heures lorsqu’Augustin pénétra à nouveau dans l'étable, le cœur toujours troublé par les émotions qui l’avaient assailli dans la pénombre de l'église. La main sur le battant de la porte qui menait à la cachette où logeait Rafael, il prit un instant pour se ressaisir, la bouche étrangement sèche.
Tout est dans ta tête. Tout est dans ta tête mon vieux.
Il n’y avait jamais eu aucun contact physique entre eux. Juste les mots amers d’un homme endeuillé et ceux, plus doux, d’un homme d’église compréhensif prêt à aider son prochain.
Avec un petit grincement, le panneau de bois pivota sur lui-même, laissant se dessiner les contours de la charpente dans la pénombre. Devenue familière, la lueur tremblante de la lampe à huile éclairait toujours l’endroit qui avait été agrémenté de jeux et de couvertures pour ses occupants.
Et bien entendu, Rafael était là.
— Bonsoir Padre ! Vous êtes en avance ce soir. Il lança d’une voix étonnement joyeuse, ses beaux yeux noisette s’illuminant alors qu’Augustin faisait quelques pas dans la pièce, les mains crispées sur la anse de son cartable.
— Bonsoir Rafael.
Assis en tailleur sur sa paillasse, l’espagnol était en bien meilleure forme que les jours précédents, le sourire amusé peint sur ses lèvres attestant sa bonne humeur. A ses côtés, sur le petit tabouret habituellement destiné à son médecin, une lame de rasoir reposait aux côtés d’une bassine et d’un petit miroir ; il avait apparemment trouvé la force de faire un brin de toilette.
Les guenilles avec lesquelles il était arrivé dans l’étable avaient disparu, troquées pour une jolie chemise et un pantalon un peu usé ayant sans nul doute appartenu à François. Au niveau de son bras amputé, la manche de la chemise avait été nouée avec soin, permettant au coton de ne pas frotter contre son pansement.
Déglutissant, Agustin se détourna bien vite de cette vision plus que charmante - comprenez, cet homme au physique avantageux et à la chemise ouverte - préférant préparer de quoi l’examiner.
Mais comme la première fois qu’il l'avait rencontré, Rafael fut le premier à briser le silence, décidément bien trop en forme à son goût - cela malgré les nombreuses prières (façon de parler) qu’il avait exaucées tout l’après-midi, espérant qu’il soit tout aussi grincheux que le jour de son arrivée, histoire d’éviter toute tentation :
— Aucune remarque flatteuse ? Il fit, son sourire s’élargissant. J’ai dû passer une bonne partie de l’après-midi à enfiler cette chemise convenablement.
S’il releva les yeux vers lui, Augustin se contenta d’un petit sourire crispé, à la limite de la grimace.
D'habitude, ce genre de plaisanterie aurait appelé une réponse légère, ou même l’une des petites remarques philosophiques dont il avait le secret... mais à cette heure, le simple fait d’échanger quelques mots lui semblait insurmontable.
Il répondit un peu sèchement :
— C’est bien. Beau travail.
Rafael haussa un sourcil, habitué à entendre les encouragements du jeune religieux autour de tout ce qui avait attrait à « reprendre une vie normale ». Cependant, il ne quitta pas son joli sourire, persévérant avec un petit rire moqueur :
— ¡Pues aquí está! Si on m'avait dit qu’enfiler une chemise propre vous ferait tant d’effet, je me serais épargné cette peine !
Mortifié, Augustin baissa les yeux sur son tabouret occupé par le nécessaire de toilette de son patient, s’attelant à poser le côté lame de rasoir, blaireau et autres pots de mousse à raser comme s’il s’agissait d’un rituel de la plus haute importance, les traits tendus.
Oui, bien sûr qu’il avait remarqué sa toilette soignée, la propreté de sa peau, le peigne qui avait discipliné ses longues boucles brunes. Mais le simple fait d’avoir relevé ces détails l’emplissait d’angoisse.
Le froncement de ses sourcils n’échappa pas à Rafael, qui pencha la tête de côté, quittant son sourire amusé pour une expression un peu plus douce :
— Vous êtes peu bavard ce soir.
— La journée a été difficile. Répondit Augustin dans un murmure presque inaudible en s'asseyant, tirant un rouleau de gaze neuf ainsi qu’une bouteille de désinfectant de son sac.
— Tout va bien, Padre ?
— Oui, tout va bien. Je suis juste un peu fatigué.
Par chance, le mensonge était assez crédible : son visage pâle était tiré, tendu par l’anxiété et la fatigue. Semblant le prendre pour argent comptant - pourquoi un prêtre mentirait-il, après tout ? - Rafael hocha la tête, retrouvant son sourire :
— Je ne vais pas vous fatiguer davantage avec mes histoires alors. Même si vous seriez surpris de savoir que j’ai parlé poésie avec les enfants. Sara est en âge de passer son Certificat d'Études alors...
Pourquoi fallait-il qu’il soit de si bonne humeur ? Fustigea Augustin en son fort intérieur. S’il avait été grognon, muré dans son silence amer, peut-être aurait-il eu une échappatoire.
— ...alors j’essaie de lui apprendre un peu ce que je sais. Je n’ai pas votre culture, Padre, mais j’aime à penser que je peux quand même essayer de rendre leur vie meilleure...
Profitant du monologue de son patient, le jeune religieux acheva de sortir tous ses instruments médicaux, se préparant à changer son pansement - et donc à le voir sans sa chemise, épreuve à laquelle il n’était pas sûr de réchapper en vue de son rythme cardiaque qui s’était sensiblement accéléré.
— ...Federico García Lorca, vous connaissez ?
Il hocha la tête, plus pour donner l’impression qu’il était là que pour vraiment prendre part à la conversation :
— Ce nom m’est familier. Vous pouvez ôter votre chemise, que je puisse accéder à votre pansement ?
Pour un patient classique, sans doute se serait-il occupé de défaire les boutons du vêtement lui-même. Mais tout comme le fait d’entretenir la conversation, entrer en contact avec cette peau dorée qui le tentait tant était hors du champ de ses capacités.
Obéissant, l'espagnol fit glisser le tissu écru le long de son bras amputé, laissant la lumière chaleureuse de la lampe à huile embraser le galbe de son épaule, soulignant ses muscles fermes et la toison brune qui couvrait son torse - au grand dam d’Augustin qui sentit sa bouche s’assécher.
— Je savais que vous connaissiez. C’était un poète et un artiste. Un homme porté sur les mots et leur poésie, comme vous, Padre.
De ses yeux sombres, l’espagnol observa un instant son médecin affairé à défaire le bandage qui ceignait son torse, le déroulant jusqu’à libérer la zone amputée. L’air de peu s’émouvoir de l’absence de son bras, il poursuivit son explication de texte, ravi d’apprendre quelque chose à l’homme qui l’abreuvait de sermons religieux depuis une semaine :
— Il a écrit beaucoup de poèmes, j’en connaît encore certains par cœur.
Absorbé par les soins, Augustin opina du chef, analysant les sutures sur la peau encore traumatisée par l’opération pour tenter de garder un tant soi peu de déontologie.
Se détachant sur la carnation dorée, les sillons blanchâtres d’une cicatrice commençaient déjà à émerger, fines lignes de craie sur la peau légèrement gonflée. Le moignon allait être beau - du moins, d’un point de vue strictement médical. Il avait bien travaillé.
Rafael avait marqué une pause, ses lèvres s’étirant en un sourire plus triste. Sa cicatrice, exposée à l’air libre, lui faisait un mal de chien, il ne fallait pas être Zarathoustra pour le deviner. Cependant, comme la toute première fois qu’Augustin avait changé son bandage, il resta calme.
Son timbre viril ne vint à nouveau troubler le silence qu’après quelques secondes, à peine affecté par la douleur que provoquait le nettoyage de sa plaie :
— ¿Dónde va el peregrino celeste por el claro infinito sendero?
Augustin, sa compresse à la main, s’interrompit soudain. Heurté, son regard s’affola, son souffle mourant dans le fond de sa gorge alors qu’il reconstruisait le fil de la conversation, réalisant que l’homme était en train de lui déclamer le poème dont il parlait à l'instant.
Etranger à son trouble, ce dernier poursuivit, ses yeux sombres rivés sur lui :
— Va a la aurora que brilla en el fondo, en caballo blanco como el hielo.
Chaque mot prononcé restait en suspens dans l’air un bref instant, s’inclinant rapidement pour laisser un autre prendre sa place, comme autant d’incantations magiques prononcées lors d’un rituel païen. Un rituel fort et puissant, qui vint bouleverser Augustin jusqu'au plus profond de son âme, faisant s’écrouler tous les murs et toutes les barrières qu’il s’évertuait à garder dressées entre lui et Rafael.
Le roulement des «R» contre sa langue. Le mouvement harmonieux de ses lèvres alors qu'il prononçait distinctement chaque vers, sa voix si délicieusement basse...
Choqué, il releva doucement les yeux, sentant le souffle viril de Rafael venir caresser sa joue.
Il était proche.
Si dangereusement proche.
— C’est beau. Murmura Augustin, la voix émue, ses yeux clairs s’accrochant un instant à ses prunelles si brillantes.
Le sourire de l’espagnol se fit plus sérieux, semblant lui aussi troublé par cette soudaine proximité :
— C’est le seul texte religieux que je connaisse, Padre.
Augustin hocha doucement la tête, le contact rêche du pansement qu’il était en train de réaliser lui semblant soudain bien loin. Avec une lenteur démesurée, il déglutit, reprenant ses distances avant que leurs nez ne s’effleurent.
Le regard si brillant de son vis-à-vis ne le quitta pas. Douces, ses prunelles à la teinte noisette semblaient sonder son regard trouble alors qu’il poursuivait dans un murmure :
— C’est une ballade naïve. Un peu enfantine mais...
Sa voix se fit plus basse encore alors qu’il tendait sa main valide vers le jeune religieux, se risquant à dégager les mèches folles qui s’étaient aventurées sur son front durant les soins. Un instant, ses doigts glissèrent dans ses cheveux blonds, une ombre parcourant son visage.
— Elle parle de marcher vers l’aube. Vers le couchant. De suivre sa destinée.
Le cœur d’Augustin marqua une pause. La main de l’espagnol avait poursuivi sa course vers sa joue, l’effleurant un instant avant qu’il ne se penche sur lui, les yeux assombris par ses longs cils.
— Je crois que j’ai envie de trouver mon chemin moi aussi, Padre. Il murmura, le regard rivé sur ses lèvres.
Troublés, leurs souffles se mêlèrent une courte seconde alors que leurs bouches se frôlaient presque, contact fantomatique ne demandant qu’à prendre forme matérielle. Hardi, le regard du jeune religieux glissa le long de l’arc de cupidon de l’espagnol, sentant le contact si doux, si intime de ses lèvres pulpeuses effleurer les siennes, frémissantes, prêtes à confesser leurs désirs...
Mais il ne laissa pas l’impensable se produire.
Se soustrayant à l’étreinte, il recula d’un coup d’un seul, saisissant ses émotions à bras le corps pour les enfouir au plus profond de son âme. Le regard affolé, le souffle court et saccadé, il attrapa sa canne à la hâte, se redressant vivement.
L'expression peinée de Rafael fut comme un couteau enfoncé dans son cœur.
— Padre je-
— J-Je dois partir... il balbutia avec peine, incapable de soutenir le regard dans lequel il avait osé se noyer. J-Je... Gisèle prendra la suite des soins. je ne peux plus venir ici. Plus jamais.
Et sans attendre de réponse, il tourna brutalement les talons, abandonnant ses instruments de chirurgie et l’homme qui peuplait ses fantasmes pour se ruer à l’extérieur, manquant de tomber à cause de sa jambe trop raide.
La nuit était déjà noire, un vent chaud annonçant la venue d’un orage violent. Combien de temps avait-il passé là dedans, à torturer son âme ?
Il ne le savait plus vraiment.
Seule importait la fuite. Fuir cet homme et le poison qu’il distillait dans ses veines. Fuir cette tension qui l’habitait tout entier, compromettant la vie paisible qu’il était parvenu à se construire.
Se fuir lui-même.
Hopla un nouveauc chapitre en ligne avec une version UPGRADEE de Rafael, je me rappelais même plus de ce dessin c’est chaud 👀
Un nouveau chapitre et une nouvelle scène de soin, où notre petit Gus a bien bien chaud - surtout après ce qui s’est passé dans la Church plus tôt (づ_ど) Comme toujours, j’espère que cette petite histoire vous plaît, on se dit à très bientôt par ici - ou dans Etoile Brisée 🤍
~ Myno.