♫ Bloom Again - Nu aspect ♫
Chapitre 1.
Nova
Je ferme les yeux une seconde, j'inspire, j'expire. Ce moment-là, juste avant de monter sur scène, c'est toujours le même : un mélange de tension, d'attente, d'excitation presque douloureuse. Un vertige familier.
Un technicien me fait signe. J'ajuste la capuche de mon sweat noir, et monte les trois marches vers la scène. La lumière me cueille d'un coup; blanche, crue, presque agressive.
Je m'approche des platines, branche ma clé USB. Les premières secondes sont les plus silencieuses, les plus précises. Je sais déjà ce que je vais lancer.
Ce soir, je commence lentement. Un beat grave, presque organique, comme un cœur qui cogne sous la peau. Un kick étouffé, une basse qui racle, et au-dessus, une boucle vocale distordue — un souffle à peine humain, une promesse de tension.
Je laisse tourner quelques secondes, le temps de sentir la salle s'accrocher au rythme. Les bras se lèvent, les corps commencent à onduler, cherchant le drop que je garde en laisse.
Je monte une nappe synthé, très lente, presque viscérale. J'enchaîne avec un effet de filtre qui fait vibrer les basses. Les épaules se lèvent. Les yeux s'ouvrent plus grands.
J'ai encore quelques secondes de calme.
Puis je relâche tout.
La salle explose.
Les basses avalent la pièce, vibrent jusque dans le sol, et tout devient mouvement. Un chaos parfaitement orchestré. Des cris, des sauts, des silhouettes qui se déchaînent dans la lumière stroboscopique. C'est brut, intense, exactement ce que je voulais provoquer.
Et moi, au centre, je suis d'un calme presque glacial. Les platines sont une extension de mes mains, plus besoin de réfléchir.
Tout n'est qu'instinct. Je joue avec les textures, j'empile les couches, j'épure, je casse, je reconstruis. Le public réagit à chaque micro-variation.
Je mène. Ils suivent.
Et dans ce jeu-là, je me sens vivante comme nulle part ailleurs.
C'est une salle que je connais bien, un club où j'ai déjà mixé plusieurs fois depuis mes débuts. Mais ce soir, c'est différent. L'énergie est plus brute, plus animale. Je sens que je peux tout me permettre.
Trois ans que je vis de ma musique. Trois ans que j'ai posté ce son sur les réseaux, un soir d'hiver sans réfléchir, et que tout a basculé. Des milliers d'écoutes, des messages d'inconnus, des opportunités que je n'attendais pas. Ce que je pensais être une échappatoire est devenu mon métier.
Aujourd'hui, je ne suis plus la fille qui se cache derrière un écran, ou qui murmure au fond de la salle de musique. Je ne pensais pas que j'aimerais tant mixer, mais c'est devenu presque une obsession. Mon visage est devenu public, mes sets familiers, mon nom reconnu. Mais ce que personne ne sait, c'est que je chante aussi. Que cette voix sur chacun de mes morceaux, c'est la mienne. Et je n'ai jamais eu le courage de le dire.
Peut-être parce que j'ai peur qu'ils ne l'aiment pas.
Peut-être parce que, quelque part, je ne l'aime pas non plus.
La dernière note résonne dans la salle, suspendue dans l'air. Je coupe net. Silence. Puis une clameur monte. Des mains se lèvent et des cris jaillissent. Je lève un bras pour remercier la foule de ce soir. Ceux qui étaient là le savent. Ils ont ressenti ce besoin de liberté.
Ce soir, je me suis permise un peu plus que d'habitude.
Je quitte ma place avec lenteur, le casque toujours autour du cou.
Dans le couloir, quelques techniciens et membres de l'équipe me lancent des sourires et des félicitations à voix basse. J'ai appris à accepter les compliments sans les fuir. Mais il y a toujours cette partie de moi qui doute, qui se demande si je le mérite vraiment. Alors comme à mon habitude, je souris, je dis merci, je serre les mains qu'on me tend. Je continue d'avancer, en espérant qu'un jour ça finira par devenir plus naturel.
Maya m'attend près de la loge, le téléphone à la main, raccroche quand elle me voit arriver.
Elle est ma manager. Je ne l'ai pas vraiment cherchée — c'est elle qui m'a trouvée. Elle avait écouté l'un de mes tout premiers sons, à l'époque où personne ne savait qui j'étais. Elle m'a contactée sans faire de détour, avec ce ton direct qui la caractérise. Depuis, elle m'accompagne. Ça fait trois ans maintenant. On ne se dit pas tout, mais elle sait lire entre les lignes. Et surtout, elle sait comment me faire avancer sans me bousculer trop fort. C'est peut-être ce que j'apprécie le plus chez elle.
— Clean, très énergique ce soir. Rien à dire, lâche-t-elle quand je m'approche.
Je retire mon sweat et attrape une bouteille d'eau.
— Merci. La salle était réceptive.
— C'était dingue. Une vibe un peu différente ce soir, mais vraiment géniale.
Je hausse les épaules. Maya est une personne exigeante, un peu trop parfois, mais quand elle dit que c'est bon, ça l'est.
Elle mordille l'intérieur de sa joue, signe qu'elle réfléchit. Puis elle range son téléphone, croise les bras et me fixe.
— Tu as quelque chose de prévu mardi midi ?
Je bois une gorgée d'eau et secoue la tête.
— Pas que je sache, pourquoi ?
— Je ne peux pas encore tout te dire, mais il y a peut-être une grosse collab en vue. Un DJ confirmé, un gros festival à Londres. Franchement, si ça match entre vous deux, c'est un tremplin de plus pour ta carrière.
Je plisse légèrement les yeux.
— Tu es la mieux placée pour savoir que je n'aime pas les plans foireux.
— Et tu es la mieux placée pour savoir que je ne fais jamais de plan foireux.
Touché. Elle marque un point.
Elle me tapote l'épaule et se dirige vers la sortie.
— Je t'envoie l'adresse demain, garde l'esprit ouvert, ok ?
Je hoche la tête, même si je sais que ce genre de propositions me met toujours un peu en dehors de ma zone de confort.
Je n'ai jamais vraiment aimé l'idée de devoir travailler avec d'autres personnes. Mais si Maya y croit... Alors je peux au moins essayer.
Le silence qui m'accueille quand je passe le pas de chez moi est presque doux. Pas écrasant. Mais apaisant. J'ai toujours aimé les retours tardifs quand la ville dort à moitié. Une sorte de légèreté s'installe dans l'air, comme si tout pesait un peu moins.
Je dépose mes clés sur la petite table de l'entrée, retire mes chaussures et mon sweat sans allumer la lumière. J'avance à tâtons, guidée par mes habitudes.
Je file dans la salle de bain. L'eau chaude coule longuement sur ma peau. Je ferme les yeux sous le jet, laissant la fatigue finir de me traverser. Comme à chaque fois, c'est sous la douche que je sens le poids de la soirée glisser. La tension dans mes épaules, l'énergie accumulée, tout s'efface peu à peu.
Je ressors, emmitouflée dans un pull trop grand avec les cheveux encore humides. Je me prépare une tasse de thé noir, laissant les feuilles infuser pendant que mes pensées dérivent.
Je me dirige vers le canapé, la tasse chaude entre les mains, les jambes repliées sous moi, la fenêtre entrouverte sur la nuit.
Les lumières de la ville vibrent doucement, comme un vieux vinyle qu'on n'a pas remis depuis des années.
Un frisson me traverse. Pas de froid. Mais celui de l'adrénaline qui redescend et qui fait place au vide.
Celui qu'on ressent quand tout revient à la normale.
Je pose ma tasse, attrape l'un de mes carnets posés sur la table. J'y griffonne quelques phrases, sans vraiment réfléchir. Des bribes de pensées, des sensations, des sons qui m'ont traversé sur scène et que je ne veux pas oublier. Un rythme me revient, un loop qui traîne dans ma tête depuis des jours.
Peut-être que je devrais l'enregistrer demain.
Ou cette nuit.
Je soupire.
Évidemment que je vais le faire cette nuit. Je me lève, j'allume quelques bougies et ma lampe près du bureau. Puis je branche mon casque ainsi que mon contrôleur. L'écran s'allume doucement, le logiciel se lance.
Le monde extérieur s'efface. Ici, personne ne me juge. Ici, je peux être moi — même si personne ne sait qui c'est.
Et comme chaque soir, je m'attarde un moment à créer, à la recherche de l'harmonie parfaite, jusqu'à ce que le sommeil m'enveloppe silencieusement, quelque part entre deux notes.