♫ Reflections - The Neighbourhood ♫
Chapitre 2.
Isaiah
Je n'arrive à rien.
Je relance la boucle, une, deux, trois fois, mais ça tourne à vide. Trop propre, trop lisse, trop... chiant. Je frappe la table du plat de ma main, non pas pour faire mal, mais pour me rappeler que je suis toujours là, à essayer de créer quelque chose qui n'aboutira pas.
Pas aujourd'hui, en tout cas.
La vérité, c'est que j'en ai ras-le-bol. De mes sons, de cette pièce, de tout. Mon appart est calme, trop calme. Les murs sont remplis de vinyles, de synthés, de souvenirs encadrés : awards, photos de festivals, magazines. Tout ce qui prouve que j'ai réussi. Et pourtant, je n'ai jamais eu autant l'impression de stagner.
Je passe d'un pad à un autre, monte une basse, bidouille un effet. Rien ne me plaît. Rien ne sonne juste.
Je mets un ancien morceau, un de ceux qui a fait le tour des clubs. Je reconnais tout de suite l'énergie d'avant. Celle qui vibrait en moi.
Aujourd'hui, je fais semblant. Et ça me bouffe. Je me lève, fais les cent pas dans le salon. Je croise mon reflet dans la baie vitrée. J'ai l'air crevé, le regard trop dur. L'ombre de ce que j'étais.
Mon téléphone vibre sur la table. Je le fixe. Évidemment. Elliot. Toujours là pour rajouter une couche quand j'ai déjà la tête sous l'eau.
Je décroche, sans cacher mon humeur.
- Quoi ?
- Toujours aussi aimable.
- J'suis occupé.
- À faire quoi ? Tourner en rond dans ta propre tête ?
Je serre la mâchoire. Elliot travaille pour moi depuis des années, il commence à avoir l'habitude de mes sautes d'humeur. Surtout ces derniers temps.
- Je sens déjà que je vais regretter d'avoir décroché. Vas-y, fais court.
- C'est un gros projet. Du genre qui peut redorer ton image si tu joues le jeu. Et franchement, au vu des articles qui sortent sur toi en ce moment, ce n'est pas du luxe.
Je me lève et je marche un peu dans mon salon.
- Tu veux vraiment avoir cette conversation maintenant ?
- Ouais. Parce que t'es en train de foutre tout en l'air. Et je ne te laisserai pas te saborder comme ça.
- Les grandes opérations de sauvetage, ce n'est pas pour moi. J'ai développé mes propres méthodes de survie. Moches, mais efficaces.
Silence. Puis :
- Une collab. Avec une jeune artiste.
- Non.
- Tu pourrais au moins écouter...
Je le coupe net.
- Je ne veux pas d'une énième prod aseptisée avec un DJ de salon.
Il soupire à l'autre bout.
- C'est pas ça. C'est une artiste montante. Elle fait parler d'elle depuis trois petites années. Elle est douée. Et différente.
- Laisse-moi deviner. Une gamine de cette application de l'enfer qui joue trois boucles et qui à un sourire qui brille ?
- Elle s'appelle Nova. Elle mixe, produit, compose ses sons. Ce n'est pas une fille qui a découvert Ableton la semaine dernière et qui s'improvise DJ sur les réseaux.
Je serre les dents.
- Et moi, j'suis censé faire quoi ? Un duo tout mignon pour calmer les haters ?
- Non. Tu bosses avec elle, vous sortez un son, et tu montres au monde que t'es encore là. Pas en train de t'éteindre en solo dans ton salon.
Je ne réponds pas tout de suite.
Je regarde autour de moi. Les murs, le matos, mes trophées.
Elliot sait exactement où appuyer.
Je raccroche.
Elliot n'a même pas pris la peine d'attendre une vraie réponse. Il sait. Il me connaît trop bien.
Quelques secondes plus tard, mon téléphone vibre.
« Passe au bureau mardi midi. On doit discuter de quelques points. Rien de grave, juste de la paperasse et des contrats. »
Je relis le message une fois, puis une deuxième.
« Rien de grave », hein.
Avec lui, ça peut vouloir dire tout et n'importe quoi.
Mais je ne réponds pas. Je note l'heure dans un coin de ma tête, sans trop savoir pourquoi.
Peut-être parce que je n'ai rien de prévu. Peut-être parce que ça m'évite d'avoir à réfléchir.
Je me lève et traverse le salon.
Je me fais un café, un geste automatique pour avoir les mains occupées.
Puis, sans trop savoir pourquoi, j'ouvre mon ordinateur.
Juste pour voir. Pas pour lui accorder de l'importance. Juste... pour avoir une idée. Pour savoir dans quoi, il veut m'embarquer.
Je tape « Nova DJ » dans la barre de recherche.
Le premier lien affiche des millions de vues. Une scène. Une foule compacte.
Je clique.
Elle apparaît à l'écran. Imperturbable. Précise. Le casque à moitié posé sur l'oreille, les doigts qui effleurent ses platines comme si elle y touchait depuis vingt ans.
Pas de grand sourire, pas de show inutile. Elle travaille. Concentrée. Carrée.
Le son monte, s'amplifie. C'est bien foutu. Même très bien.
Je déteste ça.
Je scrute les détails. Ses gestes. Son attitude. Tout est maîtrisé.
Ça sonne pro. Trop, peut-être. Comme si elle ne laissait rien dépasser. Pas même une erreur.
Je coupe avant la fin.
Ça me suffit.
Je me cale dans le canapé, le regard dans le vide.
Elle est peut-être douée, peut-être qu'elle a travaillé dur pour en arriver là. Mais je sens déjà qu'on n'est pas du même monde.
Je secoue la tête et referme mon ordinateur.
Je prends ma veste et mes clés, et je descends sans réfléchir. Dans l'ascenseur, je sors mon téléphone et tape un nom de boîte que je connais par cœur.
Le chauffeur arrive rapidement. Je m'enfonce sur la banquette arrière, capuche relevée. La ville défile à toute vitesse, mais je n'y prête pas attention. Je n'écoute même pas la musique à la radio.
En arrivant devant le club, je constate que la queue déborde dans la rue. Des filles perchées sur des talons trop hauts, des hommes tirés à quatre épingles, des parfums chers qui se mélangent. Le videur me reconnaît immédiatement. Il me serre la main, hoche la tête et me laisse passer sans un mot. Ici, les gens me connaissent, ou pensent me connaître.
Dès que je mets les pieds dans la salle, la musique m'arrache déjà une moitié de migraine. Les basses profondes, les lumières qui tournent et la chaleur collante sont parfaites.
Je me dirige directement au bar.
- Un whisky sec, s'il vous plaît.
Le serveur me sert sans poser de questions. Je tends un billet, qu'il prend sans vérifier.
Je me retourne, dos au comptoir, et observe la foule. Des visages flous, des regards en chasse, des corps qui se cherchent. Je bois une gorgée. Ça brûle juste ce qu'il faut.
Autour de moi, des gens dansent, d'autres hurlent à l'oreille de leurs amis. Certains me regardent et me reconnaissent. Un producteur que j'ai déjà croisé vient me taper dans le dos, ainsi que d'autres influenceurs que je ne connais même pas.
Je leur souris vaguement et réponds à moitié. Je ne suis pas là pour ça.
Je suis là pour m'effacer un peu, pour faire taire les pensées.
Je vide mon verre et en commande un autre. La musique change, un drop puissant fait réagir tout le monde, sauf moi.
Soudain, une silhouette s'installe à côté de moi. Je tourne légèrement la tête. Elle porte une tenue simple mais maîtrisée, un parfum sec aux notes boisées, et un rouge à lèvres foncé qui lui donne un air de défi. Elle a ce genre de beauté qui ne demande rien à personne.
Elle se penche vers le comptoir, commande un verre sans me regarder, puis se tourne vers moi, comme si c'était la suite logique.
- Tu ne souris pas beaucoup, dit-elle.
Je lève à peine les yeux.
- Tu n'as pas encore dit quelque chose qui le mérite.
Elle rit doucement, sans se vexer.
- On va dire que je m'échauffe. T'es venu seul ?
Je hausse les épaules.
- Et toi, t'es toujours aussi directe ?
Elle s'approche légèrement, joue avec son verre.
- Seulement quand je n'ai pas envie de perdre du temps.
Je la regarde du coin de l'œil. Elle sait très bien ce qu'elle fait. Pas dans la séduction grossière, mais dans le dosage parfait. Elle parle peu, mais elle marque à chaque fois.
- Et t'as souvent pas envie de perdre ton temps ?
Elle boit une gorgée, puis incline la tête vers moi, son sourire en coin.
- Quand je n'ai pas prévu de rentrer seule.
Je retiens un soupir. Pas agacé. Plutôt... lucide. Je pourrais dire non, l'esquiver, trouver une excuse. Mais la vérité, c'est que ce soir, j'ai besoin de ça.
De la distraction. Du contact. Une façon pour moi d'oublier que la musique ne me porte plus, qu'elle me pèse, et que je me noie lentement dans ce qui me faisait vivre.
Elle effleure mon bras du bout des doigts, pas par maladresse, mais par choix. Puis elle recule, juste un peu, comme pour tester.
Je pose mon verre vide sur le comptoir.
- On danse d'abord, ou tu préfères qu'on saute les étapes ?
Elle rit franchement cette fois, sans retenue. Puis elle se penche à mon oreille.
- Je peux faire un effort.
Elle prend ma main, sans brusquer, et m'entraîne vers la piste.
On se fraie un passage au milieu des corps mouvants, du bruit, de la sueur. Les lumières clignotent en rythme, la basse est sourde, enveloppante. Elle se tourne face à moi, se rapproche, lentement. Nos corps se trouvent sans se chercher.
Elle danse, fluide, précise, pas provocante, mais sûre d'elle. Elle sait doser, juste assez pour donner envie. Je me laisse porter.
Ses mains se posent sur mes hanches, remontent doucement vers mon torse. Son front frôle le mien. Elle ne dit rien. Moi non plus.
Le reste est mécanique. Je me penche à mon tour, mes lèvres frôlent sa tempe. Son souffle s'accélère légèrement. Mes mains trouvent sa taille. Elle se colle à moi. C'est simple.
Je murmure, sans trop savoir si c'est une question ou une provocation :
- On reste encore un peu... ou tu préfères qu'on termine ça ailleurs ?
Elle s'approche, tout doucement, jusqu'à ce que sa bouche frôle mon oreille.
- J'ai plus trop envie de danser, dit-elle, un sourire malicieux étirant ses lèvres.
Sa main descend le long de mon bras, lentement.
Son regard brûlant me fixe, sans me presser, mais sans détour.
- Et toi ?
Je la fixe, déjà décidé. Mon corps avant ma tête.
Je glisse ma main dans le bas de son dos.
- Viens.
On quitte le club comme deux inconnus qui n'ont plus rien à prouver.
On monte à l'arrière d'un Uber.
Elle s'installe près de moi, jambe contre jambe, sans aucune gêne.
Pendant que la voiture s'enfonce dans la nuit, elle laisse sa main glisser doucement sur ma cuisse.
D'abord en silence, presque comme si elle ne s'en rendait pas compte.
Puis elle la remonte lentement, sans détourner les yeux.
- T'as toujours l'air aussi réservé, ou c'est juste ce soir ?
Je la fixe.
- Si t'as besoin de douceur, t'es tombée sur le mauvais soir.
Elle ne dit rien. Elle sourit, mord légèrement sa lèvre, et continue comme si ma phrase n'attendait pas de réponse.
Quand on arrive chez moi, elle enlève ses talons dès l'entrée.
Pose son manteau sur le dossier du canapé.
Elle traverse l'appart sans demander où aller.
- Jolie vue, dit-elle en désignant la baie vitrée.
Je réponds par un regard. Je n'ai pas envie de commenter ma déco.
Elle me regarde avec ce feu tranquille.
Sa bouche attrape la mienne comme si c'était attendu.
Tout est pressé, presque désespéré. C'est une chute. Contrôlée. Choisie.
Le matin est gris.
Je me réveille avant elle.
Elle dort, tournée de l'autre côté, un drap sur les hanches, ses cheveux éparpillés sur l'oreiller.Je me lève sans bruit.
Je traverse le salon en traînant les pieds. Je me rends sous la douche, l'eau brûlante contre ma peau.Je reste longtemps, trop peut-être.
Quand je ressors, serviette autour de la taille, la chambre est vide. Le lit encore froissé, mais plus personne dedans.
Parfait.
J'aime mieux quand les choses se terminent comme ça.
Sans questions. Sans faux sourires.
Je débarque au bureau sans grande conviction. Elliot m'a dit qu'il voulait parler de "paperasse". En clair, dégâts d'image, chute d'engagement, bad buzz, et autres conneries du même genre.
J'arrive, casque autour du cou, les mains dans les poches. La réceptionniste me fait un petit signe de tête.
Je prends l'ascenseur sans croiser personne. Parfait. Moins je parle, mieux je me porte.
La porte d'Elliot est entrouverte. Je pousse. Et je comprends que je me suis fait avoir.
Elle est là. Assise sur le canapé, dos bien droit, les yeux rivés sur l'écran de son téléphone. Elle relève à peine la tête quand j'entre. Son visage est paisible, maîtrisé. Trop. Comme si elle était venue en mission. Et juste à côté, une femme, debout, les bras croisés, l'air aussi neutre que calculé.
Maya Bennett. Je la connais de nom - et de réputation. Une manager stricte, respectée, toujours bien entourée. Le genre à protéger ses artistes comme une générale en pleine guerre.
Elle me fixe un instant Pas de sourire. Pas d'accueil chaleureux. Juste un regard franc, et cette petite tension que je reconnais bien.
Je m'arrête dans l'embrasure de la porte.
- Sérieusement ?
Elliot, assis derrière son bureau, lève les mains comme un type qui se dit "culotté, mais malin".
- Si je te l'avais dit, tu n'aurais pas mis les pieds ici. Fallait bien ruser un peu.
Nova ne dit rien. Elle me dévisage brièvement avant de détourner le regard. Pas un sourire, pas un mot. Elle ne m'a même pas salué.
Bien.
Je m'appuie contre le mur, bras croisés.
- T'es content de toi, Elliot ? Tu veux qu'on pose pour une photo souvenir ?
Il soupire.
- J'essaie de vous rendre service, à tous les deux.
- Je n'ai rien demandé.
- Je sais. Et c'est justement pour ça que t'as besoin de cette collab. Parce que tu refuses tout ce qui peut te faire avancer.
Je sens Nova bouger légèrement. Elle se lève, doucement. Elle est plus petite que ce que j'avais imaginé. Fine, mais pas fragile. Il y a quelque chose de dur dans son regard. D'intouchable.
Elle tend la main, neutre.
- Nova.
Je la serre sans chaleur.
- Isaiah.
Notre poignée est brève, sans tension, mais sans aucune chaleur. C'est mécanique.
À côté d'elle, sa manager se lève et s'avance d'un pas.
- Maya Bennett. Je travaille avec Nova depuis ces débuts.
Elle me sourit légèrement, par politesse, rien de forcé. Une poignée de main aurait été de trop, mais le message est clair : elle est là, posée, vigilante.
Elliot enchaîne.
- On vous propose cinq mois. Une création commune. Un titre à sortir pour cet été.
Nova garde les yeux sur lui. Moi, je les garde sur elle. Elle est figée, tendue. Pas un mot, pas un mouvement de trop. Ses cheveux tombent devant son visage comme un bouclier. Tout en elle dit "reste loin", et pourtant... j'ai du mal à décrocher les yeux.
Je serre la mâchoire.
- Une performance live est aussi envisagée lors d'un festival très prisé à Londres, ajoute Elliot.
- Génial, je souffle.
- On va pouvoir faire danser les foules et signer des autographes.
Nova tourne les yeux vers moi.
- T'es toujours aussi enthousiaste ou c'est juste moi qui t'inspire ça ?
Je la fixe. Première pique. Ça commence bien.
- Un peu des deux.
Elle hoche la tête, comme si elle prenait note. Son expression reste impassible. Elle est fermée, professionnelle, distante.
Et ça m'énerve plus que je ne le voudrais.
Elliot tente un sourire.
- Je vous laisse quelques jours pour réfléchir. Mais sincèrement, vous avez tout à gagner. Vous êtes deux artistes différents, mais complémentaires. Ce projet pourrait vraiment être fort.
Nova se lève, ajuste la sangle de son sac sur son épaule et regarde Elliot.
- Merci pour l'échange, Elliot. Je vous tiens au courant très vite.
Et elle sort. Sans un mot de plus. Sans un regard.
Maya se lève à son tour, lisse un pli invisible sur sa veste, puis me lance avec un demi-sourire :
- Bon... c'était moins pire que ce que j'avais imaginé.
Elle m'adresse un léger signe de tête.
- Bonne journée à vous deux.
Et elle quitte la pièce calmement, sans un bruit.
Elliot se lève à son tour, récupère son téléphone sur le bureau.
- On progresse. C'est un début.
Je reste figé une seconde. Puis je me tourne vers lui.
- Tu m'as piégé.
- Je t'ai secoué.
- Tu crois que ça va marcher ? Elle a l'air de me détester déjà.
- C'est normal. Elle a lu les mêmes articles que tout le monde.
- Charmant.
- Et puis toi non plus, t'as pas été franchement accueillant.
Je soupire, longuement.
Je prends mes clés et tourne les talons.
Si elle reste aussi froide, ça va être long. Très long.