♫ you should see me in a crown - Billie Eilish ♫
Chapitre 3.
Nova
Je relis le mail une troisième fois. Les mots sont simples, directs, presque froids : « Confirmation attendue sous 48h pour officialiser la collaboration. Merci de nous tenir informés au plus vite. » Je pourrais simplement répondre « non », fermer mon ordinateur et continuer à organiser mes événements. Mais je reste là, figée, le regard perdu dans la lumière bleue de l'écran. Tout me retient, et en même temps, tout me pousse à accepter.
Je sais ce que ce projet représente : un vrai tremplin à une autre échelle. Ce genre de collaboration qui peut me faire franchir un cap — ou tout faire basculer.
Et c'est là que le doute s'installe. Parce que ce n'est pas un projet comme les autres.
Isaiah Graves.
Un nom qui fait vendre. Et fuir. Un nom qui divise, qui fait parler, qui traîne des rumeurs comme une seconde peau. Je n'avais pas besoin de faire de recherches. Je savais déjà très bien qui il était.
Ou du moins, ce que tout le monde voyait : les clashs en live, les annulations de dernière minute en club, les retards à répétition. Une image d'artiste instable, ingérable.
Ajoute à ça sa réputation de coureur de jupons, les photos floues avec des filles différentes chaque semaine, et sa descente en chute libre ces derniers mois...
Franchement, rien dans ce tableau ne me donne envie de bosser avec lui.
Et je n'ai pas envie de me retrouver dessous. J'ai toujours lutté pour tout garder sous contrôle, pour construire quelque chose de vrai, de propre, de stable. J'ai encore du mal à croire que les gens m'écoutent, parfois.
Et voilà qu'on me propose de m'associer à quelqu'un qui semble incarner tout ce que je redoute : l'instabilité, l'arrogance, la lumière trop crue. Un homme qui prend toute la place.
Je fais quelques pas dans l'appartement, je tourne en rond. J'ouvre le réfrigérateur, mais je le referme immédiatement. Je n'ai pas faim.
Je fixe mon téléphone sur la table, hésitant. Tilly est probablement au travail, mais je décide de lui écrire quand même. Je tape rapidement : « T'es chez toi ? J'ai besoin de te parler. »
Je pose le téléphone, le cœur un peu plus lourd que tout à l'heure. J'attends quelques secondes, peut-être une minute. L'écran s'allume. « Toujours. Viens. » Pas besoin d'en dire plus. Elle sait.
Je prends mon manteau et enfile mes baskets. Je pourrais rester là à me noyer dans mes doutes, mais je sais que ça ne servirait à rien. Et Tilly... elle sait m'aligner quand je perds pied.
Je quitte l'appartement sans me retourner.
Tilly m'ouvre avec un grand sourire. Elle a attaché ses cheveux blonds à la va-vite, porte un pantalon de yoga beige et un sweat brodé trop chic pour traîner chez elle. Tout chez elle respire l'ordre et la douceur à la fois.
— Ma journée manquait cruellement de drama, ça tombe bien, dit-elle en plaisantant.
Elle me prend dans ses bras et me fait entrer dans son appartement lumineux, parfaitement rangé, avec des touches de déco modernes et quelques bougies qui sentent la figue.
Elle me tend une tasse chaude avant même que je dise un mot, puis s'installe en tailleur sur le fauteuil en face.
— Bon. Raconte-moi.
Je fixe le contenu de ma tasse. Thé noir à la bergamote. Elle connaît mes habitudes par cœur.
— Maya veut que je fasse un morceau avec Isaiah Graves.
Son sourire se fige à peine. Juste une demi-seconde.
— Ah. OK.
Elle pose sa tasse, croise les jambes.
— Et tu ne veux pas ?
— J'en sais rien. Il traîne une réputation compliquée. On parle plus de lui pour ses excès que pour sa musique, et je n'ai pas envie que ça me colle à la peau.
Je marque une pause.
— J'ai toujours fait les choses à ma manière, en restant en retrait. Et là, on me propose un truc énorme... mais avec quelqu'un qui attire tous les regards pour les mauvaises raisons.
Elle acquiesce, puis me regarde droit dans les yeux.
— Mais c'est une collaboration, pas un mariage. Tu ne vas pas te fondre en lui.
Elle marque une pause, puis ajouta, plus doucement :
— Vous avez deux univers, deux façons d'être, c'est clair. Mais ça ne veut pas dire que ça ne peut pas fonctionner. Parfois, les différences créent un vrai équilibre.
Elle me fixe un instant, posée, sûre d'elle.
— Et puis... t'as le droit de te faire ton propre avis, Margaret. Pas juste de suivre ce que t'as lu un peu partout. Tu vaux mieux que des rumeurs, non ?
Je hoche la tête, sans parler. Elle vise juste, comme toujours.
Tilly se lève et attrape un paquet de biscuits dans le placard.
— Et si jamais il te sort par les yeux, tu fais ce que tu fais de mieux.
Je fronce les sourcils.
— C'est-à-dire ?
Elle me tend un biscuit, l'air faussement solennelle.
— Tu lui lances un regard qui dit "je suis polie, mais intérieurement, je t'étrangle."
Elle croque dans le sien.
— Tu maîtrises ça à la perfection.
Je ris, secoue la tête.
— Super. Mon arme secrète, c'est mon passif de fille bien élevée au regard qui tue.
— Exactement. Inoffensive en surface, mais redoutable en coulisses.
Je roule des yeux, mais un sourire me trahit.
— Je ne sais pas, Til'. J'ai pas envie de me planter.
Elle me regarde, un peu plus sérieuse, mais toujours douce.
— Personne n'a envie de se planter. Mais t'as assez de talent et de jugeote pour gérer. Et si c'est vraiment un cauchemar, tu sauras dire stop au bon moment.
Elle marque une pause.
— Essaie. Juste pour voir. Par toi-même. Pas à travers ce qu'on raconte.
Je hoche lentement la tête.
Elle a raison. Elle a toujours su viser.
Je viens tout juste de quitter l'appartement de Tilly quand mon téléphone vibre.
13h14. Maya.
« Nouvelle rencontre prévue avec Isaiah demain. 11h30. Bureau du label. Je compte sur toi. »
Pas de phrases rassurantes, pas d'adoucissement. Juste un message sec, et moi devant, à me demander si je suis prête.
Je commence à taper une réponse, puis l'efface. Finalement, j'écris juste « OK ». Parce que je ne sais pas quoi dire de plus.
Le trajet jusqu'au bureau est flou. Je marche sans y penser, le cerveau saturé, le cœur trop rapide. Je m'arrête un instant devant une vitrine. Mon reflet me renvoie une version un peu trop sérieuse de moi. Les traits tirés. Le regard un peu vide.
J'ai mis mes écouteurs dès que j'ai quitté le métro. La musique a tout de suite avalé le bruit de la rue. Un morceau long, planant, presque cinématique. Des textures soyeuses, des nappes qui montent lentement.
Je ferme les yeux à moitié, je laisse les harmonies me porter. Je ne suis plus à Londres. Plus en route vers un rendez-vous que je redoute. Je suis ailleurs. Suspendue entre deux accords, entre deux respirations.
Pendant quelques minutes, je flotte. Et c'est peut-être ça qui me sauve.
Je repense à ce que Tilly m'a dit. « Ce n'est pas un mariage. » Non. C'est pire. C'est un contrat.
J'arrive devant le bâtiment. L'accueil me dirige sans un mot. Deuxième étage. Salle 203.
Je monte.
Je ne touche même pas à la rampe — mes mains sont déjà assez crispées.
Devant la porte, je m'arrête. Une seconde. Deux. J'inspire profondément. Je ne suis pas venue là pour me faire petite. Je suis venue là pour tenir ma place.
Je tourne la poignée.
En entrant, je les trouve déjà là. Maya est absorbée par son téléphone, tapotant nerveusement sur l'écran. Elliot, les bras croisés, fixe un point invisible au fond de la pièce, l'air de se demander s'il n'aurait pas mieux valu se lancer dans la production de café ou dans l'élevage de chiens.
La salle est plus chaleureuse que je ne l'avais imaginée. Des affiches encadrées de vieux concerts ornent les murs, et une lumière douce remplace le néon agressif des réunions froides. Une plante verte dans un coin ajoute une touche de verdure, créant une atmosphère presque accueillante. C'est presque mignon, mais je sais que ce n'est pas le cas.
Je m'installe en silence. Maya lève à peine les yeux et me glisse un "merci d'être venue" qui sonne plus comme un "merci de ne pas avoir fui". Elle sourit, et Elliot aussi, mais je sens leur nervosité. Ils attendent, et j'essaie de garder mon calme, de ne pas montrer que mes mains sont moites.
Isaiah franchit la porte sans un mot, vêtu d'une veste noire et de ses lunettes de soleil. J'imagine qu'il compte les garder sur le nez, même à l'intérieur.
Il salue à peine, s'installe à l'autre bout de la table comme s'il était là pour une punition, et s'affale dans sa chaise comme s'il était chez lui.
—Charmant, murmure-je.
Il enlève ses lunettes, jette un regard vide à la pièce, puis à moi.
—Oh, mais c'est qu'elle parle, dit-il.
Je relève les yeux et croise son regard.
— Apparemment.
— C'est fou, j'avais parié que tu n'aurais pas eu le cran de venir, dit-il.
Je serre les dents.
— C'est fascinant comme tu coches tous les codes du DJ qui veut paraître au-dessus de tout. Tu n'as même pas essayé d'être original ?
Il sourit, un sourire sarcastique.
— C'est marrant, t'as un style qui se cache. Moi, j'ai un style qui frappe.
Il appuie sur une corde sensible. Je baisse les yeux un quart de seconde avant de répondre.
— Tellement frappant que tu as besoin d'une équipe entière pour recoller les morceaux après chaque scandale que tu peux faire.
Maya lève la main. Elliot soupire déjà.
— On est là pour poser les bases du projet, dit Maya en gardant son calme. Voir comment vous vous positionnez. Mais on ne va pas tourner autour du pot : vous n'avez pas vraiment le choix.
Isaiah se cale contre le dossier.
— Ce n'est pas un projet, c'est un ultimatum déguisé.
— En réalité, commence Elliot, le label a déjà lancé les annonces internes. Vous êtes sur la shortlist pour le LNS – London Night Sound qui a lieu chaque année à Hyde Park. Si vous refusez, vous sortez du jeu pour un bon moment. C'est le genre d'événement qu'on ne refuse pas. Si vous dites non, vous sortez du radar pour un bon moment. Personne ne vous proposera mieux derrière.
Isaiah souffle, les yeux levés au plafond.
— Génial. Me voilà à faire un duo avec une ambiance Spotify chill pour gens tristes.
Je souris froidement.
— Et moi, je dois bosser avec un type qui croit qu'envoyer du bruit en serrant la mâchoire suffit à faire croire qu'il a une grande vision artistique. Spoiler : t'as juste l'air en colère contre ton mixeur.
Il me fixe. Un sourire plus large cette fois, moqueur.
— Tu crois vraiment que tes visuels pastel et tes mix lisses, dissimulés sous une esthétique prétentieuse, suffisent à te faire passer pour une artiste ? Ça sonne tellement creux.
— Je préfère mille fois mes sons "lisses" que de balancer trois loops vides en boucle en comptant sur un déluge de stroboscopes pour hypnotiser la foule. Parce qu'au fond, tu n'as rien à dire, et tu le sais. Alors tu tapes plus fort, tu joues plus vite, tu t'agites comme si le bruit allait couvrir le vide. Mais ce n'est pas du génie, Isaiah. C'est du camouflage.
— J'ai fait des recherches sur toi, Nova, dit-il avec un ton méprisant. J'ai regardé ce que tu fais, ce que tu montres — ou plutôt ce que tu caches. Tu as une petite communauté qui t'adore, tu es active sans jamais trop l'être. Tu mixes dans quelques clubs, des festivals discrets, jamais rien de trop bruyant. Et dès que les projecteurs s'allument un peu trop fort, tu t'effaces. Pas d'interviews, pas de questions, rien de personnel. Tout est contrôlé, millimétré. Et tu crois que ça te rend intéressante. Ce n'est pas du mystère, Nova. C'est de la fuite.
— Ouais, tu existes. Mais pour être honnête : ces derniers temps, ce n'est pas pour ta musique qu'on parle de ton nom. C'est pour tes interviews foireuses, tes dramas à répétition, ton ego surdimensionné. Ton son, lui, il passe derrière. Faut croire que tes bad buzz ont plus de rythme que ta musique.
Isaiah se penche légèrement, regard planté dans le mien.
— Continue comme ça, Ashford. Tu as peut-être enfin trouvé un truc qui te rend visible : ton insolence.
J'inspire doucement, les yeux droits dans les siens.
— Tu as peut-être enfin trouvé quelqu'un qui te dira les choses en face.
Il ne répond rien, son regard devient plus dur encore.
Mais moi, je sens le rouge me monter aux joues. Pas de honte. De rage.
J'ai dit ce que j'avais à dire. Maintenant, on verra s'il encaisse aussi bien qu'il attaque.
Maya claque doucement ses deux mains à plat sur la table, non pas pour apaiser, mais pour couper court.
— Bon, on en reste là pour la confrontation. Vous avez cinq mois pour créer une track originale et assurer une date confirmée à Hyde Park. Vous aurez chacun vingt minutes de show. Nova passera en première suivie du mix de votre collaboration, puis ce sera le tour d'Isaiah.
Elle inspire, visiblement à bout de patience.
— Vous n'avez pas besoin de vous aimer. Juste de travailler ensemble.
Elliot enchaîne, le ton plus sec encore :
— Vous êtes là parce que vous avez tous les deux quelque chose à prouver. Et ce projet peut le faire. Mais si vous continuez à vous tirer dessus comme des ados, vous allez tout foutre en l'air. On ne vous demande pas d'être complices. Juste de livrer un morceau solide pour le LNS. Le reste, on s'en fout.
Je me réinstalle dans ma chaise, les doigts figés sur mon genou. Je ne sais même plus si j'ai envie de répondre.
Isaiah ne bouge pas. Il me regarde, chewing-gum coincé sous la langue.
— J'espère que t'es prête à encaisser. Parce que je ne suis pas là pour jouer les mentors ou les babysitters.
— Rassure-toi, je n'ai pas besoin d'un coach. Juste d'un minimum de respect. Et pour l'instant, tu n'atteins même pas le seuil.
Je prends une inspiration profonde et me lève, dos bien droit, comme si rien ne m'avait effleurée.
— Bon. On ne va pas faire semblant d'avoir le choix, alors j'accepte.
Je vois un sourire discret naître sur les lèvres de Maya. Elliot, lui, souffle presque soulagé.
— Merci pour la transparence. Je vous enverrai mes conditions par mail dans la journée. Rien de trop contraignant, promis.
Je me lève, mon sac sur l'épaule, et m'accorde un petit sourire poli pour eux.
— Maya. Elliot. Merci à vous deux.
Je me tourne à moitié vers la porte, puis je m'arrête juste assez pour glisser, sans même lui accorder un regard :
— Et merci à Sa Majesté. Toujours un plaisir de découvrir à quoi ressemble l'humilité... de loin.
Je sors sans me presser.
Et je jure que je sens son sourire se crisper dans mon dos.