Ethan
Comme chaque jour, je me balade dans le jardin. L'air vif de l'aube en cette fin d'été porte déjà les premières notes d'automne.
Le jardin s'éveille, paré de teintes opulentes : les roses trémières s'étirent, dernières éclaboussures vives avant la mélancolie, tandis que les asters pourpres et les chrysanthèmes dorés annoncent l'heure des vendanges.
J’aime flâner àcet endroit, croquant sur mon carnet les nuances changeantes des fleurs, le doux déclin des couleurs qui prépare l'arrivée de la fraîcheur. Mon crayon glisse sans effort sur le papier, mes gestes sont lents, méditatifs, chaque trait apporte un souffle d'apaisement.
Je sens la douce chaleur du soleil matinal sur ma peau, tandis que le bourdonnement des abeilles et le chant lointain des oiseaux de la campagne composent une mélodie apaisante.
Depuis que je suis ici, je n’ai plus fait un seul cauchemar. Je devais rester un mois, finalement j'ai demandé à Richard de prolonger mon séjour, au moins six mois.
Pour la toute première fois de ma vie, je suis un homme normal. Mes dessins représentent uniquement les paysages des environs.
Hier soir, je ne me suis pas joint au souper, j’étais épuisé ; je n’ai jamais autant dormi, une véritable marmotte.
Je m’installe sur mon banc habituel, me laissant emporter par un papillon qui se pose sur une fleur. Je griffonne sur mon carnet.
Je me suis amusé à réaliser une BD pour enfant, parlant de fleurs, d’abeilles et de papillons, à l’opposé de mon univers de prédilection. Lorsque j’ai eu mon éditeur au téléphone et que je lui ai annoncé mon nouveau passe-temps, il m’a demandé de lui envoyer quelques planches.
J'ai suivi ses consignes. Une heure après, il me rappelait pour m’informer que sa collègue, qui gère la collection jeunesse, était très intéressée.
Cela m’a amusé. Passer des corps sanglants à des fleurs et des papillons... j’en ris.
En tout cas, c’est plaisant.
Mon père m’a demandé si je n'envisagerais pas de m’installer définitivement à la campagne. J’y réfléchis... Nos conversations s'éloignent de ce qui 'intrigue : les meurtres continuent-ils ? Un frisson parcourt ma colonne vertébrale, rien qu’à cette pensée. .
Je veux une réponse tout en la redoutant, les cauchemars s’étant éloignés, tout comme la voix résonnant dans ma tête, j'appréhende que tout revienne.
Richard m’apporte comme chaque matin ma tasse de café au lait, préparé sans dosette, à l’ancienne. J’apprécie ce geste silencieux.
Je remercie l'ami de mon papa en silence. Nous parlons très peu ; il me laisse de l’espace, mais parfois, il profite de ma présence sans prononcer un seul mot. L'entretien de son gîte lui prend beaucoup de temps. Je lui ai déjà proposé mon aide, mais il refuse.
Ce matin, un rythme de pas plus appuyé que d'habitude, brise la quiétude du jardin. Une voix explose ma bulle de bien-être quotidienne. Je grogne.
— C’est ici que tu te trouvais ?
Je me tourne vers cette voix. Un homme familier apparaît. Je plisse les yeux pour le décrypter : grand, mince, peu athlétique, une peau très pâle, un regard gris acier, une allure commune. Dans la rue, on ne le remarquerait pas, hormis moi, peut-être.
J’aime ces profils qui semblent être Monsieur Tout-le-Monde et qui regorgent de surprises.
Cet homme n’est pas aussi lisse qu’il n’y paraît.
Pourquoi me semble-t-il familier ? Une pointe d'agacement mêlée à une vague curiosité naît, me tordant le ventre.
C'est la première question qui me vient à l'esprit. Je le laisse discuter avec son oncle et regarde à nouveau les fleurs en dessinant, pour me désintéresser de cette discussion.
— Désolé, je ne t’avais pas prévenu, mon neveu vient de s’installer chez moi pour une période indéfinie. Ne sois pas gêné par sa présence
J’hausse les épaules. Je m’en fiche, tant qu’il ne me dérange pas. Du moins, je me le répète, le but étant de préserver ma nouvelle normalité à tout prix.
— Amaury, je te présente…
— Alex, me présenté-je aussitôt au nouveau venu.
Richard sourit en coin. Il a compris qu’il m’était important de ne pas donner mon véritable nom.
Amaury. Le journaliste qui me traque ? Comment m'a-t-il retrouvé et surtout aussi vite ?
Son regard perce mon dos. J’attends de constater s’il me reconnaît.
En un mois, j’ai laissé pousser mes cheveux et ma barbe. J’espère que ce laisser-aller permettra de conserver mon identité secrète.
Je devrais frémir, de peur d'être démasqué, mais pas du tout. Je suis à côté de mes pompes pour ne pas me soucier de cette situation.
Le type repart comme il était venu, sans un mot. Pas de doute, il ne m’a pas encore reconnu. Je croise les doigts pour que ce soit vrai.
Richard pose la main sur mon épaule. J'en tressaille.
— Désolé, gamin. J’ai oublié de te prévenir. — Ce n’est rien, Richard. Vous êtes libre de recevoir qui vous voulez. Ne vous créez aucun souci pour moi. Vous n’aviez pas prévenu qu’un client arriverait d’ici quelques jours ?
— Effectivement, un homme a réservé une chambre pour un long week-end. C’est la période de la chasse, les amateurs arrivent.
— Merci de m’avoir averti.
J’ai soif de tranquillité, si trop de monde envahissait les lieux, je pourrais chercher un autre gîte afin de me mettre en sécurité, mais je ne choisis pas cette option.
Il y a une part de moi qui veut en apprendre davantage sur ce fameux Amaury, il m’intrigue. Je dois découvrir la vérité : sa visite en ces lieux est-elle fortuite ?
Ou a-t-il appris que je me cachais ici ?
Je me concentre sur l’histoire que je souhaite raconter. Une petite chenille qui se transforme dans un environnement propice à son développement. Plus elle sera sereine, plus ses ailes seront lumineuses et belles : simple, efficace.
Sans m’en rendre compte, j’ai dessiné toute la journée assis sur ce banc, plongé dans un monde où seuls l'encre et le papier comptent. Le temps, les bruits du gîte, la menace latente d'Amaury, tout s'est évaporé. Je perds une fois de plus la notion du temps.
Le soleil s’est couché, laissant place à la fraîcheur de la nuit.
Un raclement de gorge me sort brusquement de ma transe.
— Désolé de te déranger, mon oncle s'inquiétait que tu sois assis à cette même place toute la journée. Il te propose un repas chaud, soit avec nous, soit seul.
Mon crayon se fige. Le monde réel, froid et bruyant, me rattrape.
La présence d'Amaury, même discrète, m'empêche de répondre. Je n'ai pas de mots, alors je me tais, les yeux rivés sur mes dessins. Il comprend le message et repart d'où il est venu.