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Hanae_Ecriture
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Prologue - Premiers signes

Je n’avais jamais cru au surnaturel. Pour moi, le monde obéissait à des lois simples, concrètes. Chaque phénomène avait son explication, chaque peur sa cause rationnelle. La science, la logique, l’expérience : tout pouvait s’expliquer, il suffisait de chercher. La peur n’était qu’un reste d’instinct animal, un réflexe face à l’inconnu. J’avais bâti ma vie sur cette conviction, menée des enquêtes solides, arraché des vérités au cœur du mensonge. Jusqu’à cette nuit. Cette nuit où, dans le manoir de Chantelombre, mes certitudes se sont fissurées.

 

Dès l’instant où nous avons franchi le vieux portail, quelque chose s’est détraqué. L’air, moite et lourd malgré le froid nocturne, s’accrochait à la peau comme un linceul humide. Une pression sourde m’enveloppait la poitrine, presque imperceptible mais tenace, comme si l’atmosphère elle-même portait un souvenir trop ancien pour être nommé. Au-dessus, le ciel s’épaississait, noyé sous des nuages déchirés, prêts à craquer sous un silence chargé de tension. Pas un souffle de vent, pas un cri d’oiseau. Rien. Un vide presque sacrilège.

 

Le manoir nous faisait face, massif, figé dans une agonie sans fin. Les pierres de sa façade, fendues, recouvertes de mousse, transpiraient l’abandon. Les volets branlants claquaient doucement, comme si le bâtiment respirait encore, à sa manière. Ce n’était pas juste une ruine. C’était un vestige en colère, accroché à un passé qu’il refusait d’abandonner. Il dégageait une énergie étrange, rampante, qui me frôlait la nuque. Comme si le manoir nous fixait. Non pas avec des yeux, mais avec une conscience. Froide. Ancienne. Persistante.

 

Mark marchait en tête, sa silhouette découpée contre la façade. Ses pas résonnaient, réguliers, décidés. Trop décidés. Comme s’il essayait de couvrir quelque chose. Sa voix, quand il parlait, était neutre, presque mécanique. Il donnait ses instructions calmement, trop peut-être. Un ton étudié. Un ton qui disait : « je ne suis pas impressionné », alors que ses épaules se raidissaient un peu plus à chaque mètre.

 

Sarah fermait la marche. Elle ne disait rien. Ses gestes, vifs, précis, s’enchaînaient sans pause. Elle posait ses capteurs, alignait ses instruments comme un chirurgien avant une opération. C’était sa manière de tenir le choc : agir, se concentrer, refuser l’espace à la peur. La lumière bleutée des écrans découpait son visage, durci par la concentration. Elle évitait le manoir du regard, comme si croiser son « regard » était déjà une erreur.

 

Lucas restait un peu à l’écart, figé. Les bras croisés sur sa poitrine, les yeux clos, la mâchoire tendue. Il tremblait légèrement. Pas de peur panique. Une tension différente. Une lutte intérieure, peut-être. Ou un souvenir qui remontait. Il ne parlait pas. Mais sa respiration saccadée parlait pour lui.

 

Je ne bougeais pas. Pieds cloués au sol, regard accroché au seuil noir du manoir. Ma lampe torche pesait dans ma main, moite. Une part de moi criait que tout ceci n’était qu’un décor sinistre. Juste des pierres, de la poussière, de l’histoire. Mais une autre part, plus profonde, plus viscérale, refusait d’avancer. Quelque chose m’arrêtait. Quelque chose de primitif, d’incontrôlable. L’instinct. Cette sensation que ce lieu n’était pas simplement désert… mais habité. Que quelque chose veillait.

 

— Tu ressens ce truc dans l’air ? Murmura Sarah en haussant à peine les épaules.

— Ce n’est pas de l’air. C’est… une respiration, souffla Lucas. Mais pas une qui veut vivre.

 

Je hochai la tête, incapable de parler. Mes doigts serraient la lampe jusqu’à en faire blanchir mes phalanges. Chaque respiration devenait un effort. Le silence n’était pas l’absence de bruit : c’était une présence. Un étau qui se refermait. Chaque pas, chaque bruit de chaussure contre les carreaux fissurés résonnait comme un écho désespéré dans un gouffre sans fond. La lumière oscillait, déformant les contours, faisant danser des formes sans source. Mon cœur cognait si fort que je croyais qu’on pouvait l’entendre dans tout le manoir.

 

— On n’est pas là pour jouer aux touristes, lança Mark d’un ton sec. On entre, on filme, on documente, on ressort. Rapide. Efficace.

 

Sa voix claqua dans l’air figé. Mais elle n’effaça rien. La tension reste. Une corde tendue, prête à se rompre au moindre geste.

 

Quand la porte céda sous notre poussée, le froid nous frappa de plein fouet. Un froid sec, tranchant, qui n’avait rien à voir avec la nuit. Il s’insinua sous les vêtements, s’accrocha aux os, éteignit toute chaleur en un souffle. C’était un froid ancien, comme un souvenir mal enterré. Il ne piquait pas la peau. Il entrait dedans.

 

À l’intérieur, la lumière s’éteignait à peine projetée. Les murs dévoraient les faisceaux, les avalaient sans renvoi. L’obscurité n’était pas passive. Elle attendait. Elle observait. Chaque pas faisait grincer le plancher, chaque souffle soulevait la poussière figée. Le silence devenait matière, suspendu entre les murs, étouffant chaque son.

 

Soudain, un grincement. Aigu. Lent. Inattendu. Une porte, quelque part, qui s’ouvrait sans qu’on la touche. Le bruit fendit l’air comme une lame. Puis un autre. Un craquement, plus grave, comme si une poutre expirait. Ou comme si quelque chose retenait sa respiration, juste derrière.

 

La sensation d’être observé devint insupportable. Mon dos me brûlait. Mon esprit hurlait. Quelque chose nous regardait. Quelque chose attendait.

 

— Il y a quelqu’un ? Criai-je.

 

Ma voix, plus tremblante que je ne l’aurais voulu, se perdit dans l’espace. Pas d’écho. Rien.

 

Puis dans un souffle, un murmure. Faible. Inaudible. Comme un mot oublié, porté par les murs. Il rampa dans l’air, se faufila jusqu’à moi. Une lame glacée me transperça l’estomac. Mon corps se contracta. Tous mes muscles se tendirent. J’étais prêt à courir. Ou à frapper. Ou à tomber.

 

Mais je ne pouvais pas bouger.

 

Quelque chose approchait. Lentement. Sans bruit. Et j’étais toujours là. À attendre.

 

— Vous avez déjà entendu des fantômes parler ? Demanda Lucas, sans détourner les yeux du vide.

— Ça fait partie du boulot, répondit Mark en haussant les épaules, cherchant à alléger la tension. Si on doit dialoguer, autant que ce soit clair et net, non ?

 

Un rire nerveux, court et fragile, s’échappa comme un souffle trop léger pour résister à l’atmosphère. Il mourut aussitôt, englouti par un bruit plus sec, plus tranchant. Quelque chose de métallique heurta le sol, produisant un claquement brutal qui fit vibrer l’air et rebondir l’écho contre les murs du vieux manoir.

 

Le son résonna longuement, comme s’il réveillait les pierres endormies depuis des siècles. Sarah se pencha lentement, ses doigts tremblants glissant sur la surface rugueuse des dalles, jusqu’à toucher un médaillon ancien, noirci par les années. Il était lourd, glacé, comme s’il retenait dans sa matière le souffle figé d’un passé oublié. Elle le tourna entre ses mains, hypnotisée, le front plissé par une confusion mêlée de malaise. Autour de nous, l’atmosphère s’épaississait. Quelque chose basculait, imperceptible mais pesant, comme si l’air lui-même se chargeait d’un avertissement silencieux.

 

— Il était là… seul, murmura-t-elle d’une voix rauque. Personne ne l’a déposé.

 

Je balayai le couloir du regard, les yeux écarquillés, à l’affût. L’obscurité m’enveloppait comme une gangue, compacte, presque vivante. Soudain, une silhouette furtive traversa ma vision périphérique. Un frisson brutal me parcourut. L’adrénaline se rua dans mes veines, faisant tressauter mes muscles. Ce bref éclat d’inconnu déclencha une peur instinctive, aiguë, un vertige animal qui me figea sur place. Mes doigts crispés autour de la lampe, je sentais mon souffle raccourcir, tiraillé entre l’élan de fuir et la nécessité absurde de rester.

 

— Vous avez vu ça ? Soufflai-je, les mâchoires serrées.

 

Mark dirigea son faisceau dans la direction que j’indiquais, mais la lumière paraissait impuissante face à l’épaisseur de la nuit. Le couloir demeurait muet, figé, oppressant. Chaque seconde passait dans un silence hurlant, et l’obscurité s’infiltrait partout, alourdissant l’espace, comprimant nos souffles. Il fronça les sourcils, une sueur glacée traçant un sillon dans sa nuque. L’absence de mouvement, loin de rassurer, renforçait la sensation qu’un regard invisible se posait sur nous, attentif, patient.

 

— C’est juste la nuit… elle joue avec nos nerfs, grogna-t-il.

— Ou alors, elle prévient, répliqua Lucas, calme et droit. J’entends des pas. Vous, non ?

 

Le silence qui suivit fut encore plus pesant. Nos respirations s’entrechoquaient, irrégulières, presque brutales, amplifiant la tension dans ce couloir devenu piège. Les secondes s’étiraient, comme suspendues au bord du gouffre, prêtes à céder.

 

Et puis sans prévenir, une vague glaciale nous traversa. Elle caressa la peau comme une lame effilée, une main invisible venue des entrailles de la pierre. Mon souffle se cristallisa en volutes blanchâtres, fragiles, aussitôt happées par l’obscurité. Le froid n’était pas normal : il était vivant, mordant, insidieux, s’infiltrant jusque dans les os.

 

— Je déteste quand ça commence comme ça, lâcha Sarah d’une voix brisée.

 

Un grondement sourd monta lentement des murs, semblable à un cri retenu, étouffé dans la pierre. L’air vibra. Puis un claquement sec fendit le silence – une porte venait de se refermer avec violence. Mon cœur se serra. La peur devint palpable, un liquide noir qui glissait dans mes veines. Mes muscles se tendirent dans un réflexe de survie, figés comme une corde trop tendue.

 

— Qui est là ? Lança-je, la voix plus ferme que je ne me le sentais.

 

Aucune réponse. Mais un murmure, presque imperceptible, s’éleva dans l’obscurité. Une voix basse, désincarnée, glissa contre mes oreilles comme un souffle chargé de menace. Chaque syllabe flottait dans l’air, lourde, glaciale, impossible à ignorer.

 

— Repartez… ou souffrez…

 

Mon cœur manqua un battement. Cette fois, la peur ne se contentait pas de rôder : elle m’enveloppait, me pénétrait. Je respirais par saccades, l’air devenant trop lourd, trop dense. Une chaleur froide s’étendait dans mes membres, me paralysant peu à peu. Je ne contrôlais plus rien. Une pression sourde m’écrasait la poitrine, comme si une présence invisible me tenait à bout de souffle.

 

— On fait quoi, maintenant ? Demanda Sarah, le regard égaré.

— On ne bouge pas, répondit Mark d’un ton sec, les poings contractés. On enregistre. On comprend.

 

Mais comprendre quoi ? Mes pensées tournaient en boucle, enfermées dans un labyrinthe sans issue. Le mot résonnait, battait contre mes tempes : comprendre. Comme une obsession. Une injonction absurde. J’étais pris au piège dans cette quête insensée, les yeux rivés sur un gouffre dont je refusais encore de mesurer la profondeur.

 

Cette nuit-là, au manoir de Chantelombre, les règles avaient changé. Le réel avait reculé, cédant la place à quelque chose d’autre. Une force ancienne s’était levée, étrangère, sourde et implacable. Elle n’avait ni visage ni nom. Juste une souffrance figée dans le temps, un hurlement muet prisonnier de murs trop épais.

 

Mon regard s’arrêta sur une porte que je n’avais jamais remarqué auparavant. Elle s’était ouverte sans bruit, comme une invitation silencieuse vers l’irréversible. Une frontière venait d’être franchie.

 

Et je savais, sans l’ombre d’un doute, qu’il n’y aurait pas de retour. Pas pour moi. Pas pour nous.

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