〔 Les éléments sortant de l’Empire ne sont plus considérés comme ses sujets et à cet égard ne sont plus soumis au code. Ils doivent être éliminés ou, si en possession d’informations utiles à l’Empire, être interrogés. ▿ Gloire à l'Empire 〕
ᴇxᴛʀᴀɪᴛ ᴅᴜ ᴄᴏᴅᴇ ɪᴍᴘᴇ́ʀɪᴀʟ – ᴇ́ᴅɪᴛɪᴏɴ ᴠɪ
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Cet homme avait les yeux de l’Empire.
Cette constatation était d’autant plus absurde qu’Eden ne l’aurait pas faite encore quelques heures auparavant, lorsque Ryk était la seule personne de son entourage à posséder des yeux aux sclérotiques immaculées.
Un temps où faire partie de l’Empire (Gloire à l’Empire !) était un avantage.
— Eden, je suppose.
La voix de Satek était grave, calme, posée. Dès qu’il l’avait aperçu, il était descendu de son promontoire, le bras tendu pour le saluer à la manière impériale.
— Je... Oui.
Eden le salua à son tour, ses épaules se détendant imperceptiblement en plongeant dans les prunelles azur du rebelle. Dans le chaos qu'il venait de vivre, de l'attaque de la station au retrait de son traceur, voir des yeux voilés par l’Étherium avait quelque chose de rassurant. Un court instant, il se sentit chez lui.
Mais la désillusion arrivait à grand pas.
— Tu as déjà dû entendre mon nom, Satek. Comme tu peux voir (il désigna les grands ordinateurs), je suis chargé des systèmes de communication du Léviathan.
S’il avait voulu suivre l’étiquette, Eden aurait sans doute répondu qu’il était enchanté et que les machines dont s’occupait Satek étaient impressionnantes. Seulement... Il était tout sauf enchanté, et encore moins impressionné.
— J'espère qu'Astrande et Hécate ont su t’accueillir comme il se doit parmi nous. Poursuivit le rebelle en tentant de faire la conversation malgré l'expression fermée qu’affichait son invité.
— Comme il se doit ?
Eden eut un mauvais sourire. Dire qu'il avait été accueilli « comme il se doit » était une affirmation bien audacieuse. Satek voulait-il parler de la trahison de Ryk, du moment où ses collègues avaient été froidement abattus, de la tentative d’agression dont il avait fait l’objet, ou du moment où Hécate l’avait opéré à vif pour lui retirer son traceur ? Quant au fameux Astrande... il n'était pas sûr de savoir quoi en penser.
Droit dans sa veste de cuir usée, mains derrière le dos, Satek pencha la tête de côté, attendant une réponse. Sous son air avenant, son corps trahissait l'autorité d’un homme habitué à commander ; il y avait en lui une prestance naturelle, une assurance qui invitait au respect.
Les stigmates du conditionnement. Songea Eden, sourcils froncés.
— Vous êtes un impérial ? Il demanda, incisif.
Satek haussa les sourcils, la cicatrice sur son visage se courbant alors qu'il souriait. Il semblait s’attendre à cette question.
— J'étais un impérial. Cela fait bien des années que je ne sers plus l’Empire.
— Gloire à l’Emp-
Le rebelle posa une main sur l’épaule d’Eden, laissant échapper un léger rire en secouant la tête.
— Pas de ça ici. Nous ne sommes pas de ceux qui souhaitons une gloire éternelle à nos bourreaux.
— Bourreaux ? S’étrangla Eden.
Une fois de plus, le manque de respect des rebelles pour l’Empire (Gloire à l’Empire !) le révulsait. Comment pouvait-on être si irrévérent ? Et même, qui pouvait désirer quitter le giron impérial ? Eau, nourriture, logement, travail... Tout était garanti par cette grande institution supra-planétaire. Les sujets impériaux étaient l’élite de l’univers. L'idée que l’on puisse vouloir renoncer à ses privilèges dépassait tout simplement son entendement.
Face à son expression des plus contrites, Satek eut à nouveau un sourire léger, comme s’il avait entendu les pensées de son invité.
— Pourquoi... pourquoi vous dites tout ça ? Termina par lâcher ce dernier, ses yeux Etherium étincelant légèrement sous la lumière des brilleurs. L’Empire...
— Je suis là pour répondre à tes questions, ne t’inquiètes pas. Installe-toi, l’histoire est un peu longue.
Disant cela, le rebelle lui désigna le bureau qui dominait la salle, où deux gros fauteuils de vinyle noir faisaient face à la verrière. Eden s’y installa, les lèvres pincées, le dos raide. Il savait que la propagande était l’un des fer de lance de la pensée terroriste rebelle.
Ryk avait-il vécu dans ce bain idéologique ? Bercé par cet homme qui avait tourné le dos à l’Empire (Gloire à l’Emp... hum) ?.
Satek s’installa en face de lui, posant son visage au creux de ses mains. Il marqua un léger silence, comme pour choisir ses mots, avant de reprendre, doucement :
— Ce que je vais te dire risque de te froisser, toi qui semble tant tenir à l’Empire. Mais ne t’en fais pas. On a tous dû passer par là.
— Par l’endoctrinement ?
L’homme rit.
— Non. Par la vérité.
Il marqua une nouvelle pause, observant Eden avec une attention presque clinique, s’arrêtant un instant sur la cicatrice qu’avait laissée le retrait de son traceur. Puis, il reprit :
— Dis-moi... que sais-tu de ceux qui trahissent l’Empire ?
— Ils sont éliminés, ou interrogés s’ils ont des informations utiles, récita Eden sans hésitation, tout aussi conditionné que son interlocuteur.
— Exact. Et après ?
Eden fronça les sourcils, pas trop sûr de savoir où l’homme souhaitait en venir.
— Après ? répéta Satek en penchant la tête. Qu’advient-il de leur mémoire, de leur famille, de leur existence ?
— Je… suppose que leurs familles sont réhabilitées... si les traîtres coopèrent. Et qu’ils sont effacés des archives pour éviter de glorifier la trahison.
— Effacés. Quel bel euphémisme...
Le silence s’installa un instant, lourd. Satek se redressa légèrement, s'éclaircissant la voix :
— Dis-moi, impérial, as-tu déjà entendu parler de Marakme ?
— Oui.
— Que peux-tu m'en dire ?
S’il avait réussi à garder son calme jusqu'ici, Eden souffla cette fois franchement, gonflant les joues. Il avait la désagréable impression d'être devant l’un de ses instructeurs impériaux, soumis aux questions tortueuses du Grand Oral Impérial (G.O.I. pour les intimes)... Et cette impression n’était pas des plus agréables.
— C'était une base de l’Empire. Prise par les rebelles. Maintenant c’est une base terroriste. Il marmonna, sans vraiment faire l’effort de prendre des pincettes.
Le choc qu'il avait eu à la vision des prunelles Étherium de Satek commençait à se dissiper. Malgré son apparence, cet homme n'était qu'un traître.
— « Terroriste », hein ? Ce bon vieil Empire a vraiment le don de choisir des termes qui collent à son récit.
Avec un geste souple, Satek activa l'écran de projection qui trônait au centre du bureau. Un petit halo holographique apparut aussitôt, projetant en trois dimensions une carte stellaire. La lune terrienne y était illuminée en bleu, ainsi que plusieurs points à sa surface.
— Quel est le rapport avec moi ? Et avec l'Empire ? Demanda Eden en suivant des yeux les petits vaisseaux qui s'activaient sur la projection.
— Tout. Comme tu peux le voir, j'étais autrefois un impérial, comme toi. Naissance dans la matrice, institut de formation impérial, puis diplôme d'ingénierie-terraformage.
Eden leva un sourcil. Les terraformeurs étaient rares dans l’Empire (Gloire à l’Empire !). L’homme face à lui avait dû posséder bien plus que les quatre pauvres étoiles qu'il avait obtenues avant l’explosion de sa station. Il se redressa un peu sur sa chaise, comme pour se tenir plus droit face au fantôme de l'impérial qu'avait été Satek.
— Vous étiez...
— Mars. J'ai été diplômé à Korolev. Je ne suis pas spécialiste de l’Étherium, contrairement à toi. Mais j'ai tout de même baigné dans les préceptes de l’Empire. Alors, quand on m’a envoyé sur la Lune terrienne pour ma première mission, j'étais ravi, tu te doutes.
Eden hocha la tête. Lui aussi avait connu ce frisson irrépressible lors de ses premières journées de travail.
— Marakme n’était qu’un champ de ruines quand je suis arrivé là-bas. Une station dévastée, avec à peine de quoi s’occuper des natifs. Poursuivit Satek. L'Empire avait pour projet d’en faire un véritable lieu de villégiature, pour rentabiliser le passage de ceux venus pour étudier l'effet des radiations sur notre Terre-mère. On avait pour mission d’en faire une ville coupole, comme Korolev.
L’homme agita les doigts, puis l’hologramme grossit pour se focaliser sur la Lune. Un nouveau geste et une petite bulle apparut au-dessus de l’un de ses cratères.
— Tout allait pour le mieux. Marakme était l’endroit idéal pour préparer un tel projet. Moi et mon équipe allions commencer les travaux, quand... Nous avons commencé à poser des questions.
Sur la projection, Eden vit apparaître un grand complexe architectural, très semblable à ce que l’on pouvait trouver dans les quartiers modernes de Callisto.
— Des questions ? Il répéta, un sourcil levé.
On ne posait pas de questions dans l'Empire. Jamais. On faisait le job. Un point c’est tout.
— Pourquoi cette vieille station ou plus personne n’était actif - si ça n'était une poignée de mécanos - était habitée principalement par des jeunes à peine pubères ? Des gamins et des gamines, livrés à eux-mêmes, dans des logements insalubres, avec à peine de quoi subvenir à leurs besoins élémentaires ?
Eden n’eut aucune réaction, si ça n’était une légère grimace, à peine perceptible. Mais si sa lèvre avait tressaillit, Satek ne sembla pas le remarquer. Ses yeux Etherium plongés dans les abîmes de son passé impérial, il poursuivit :
— Il y avait bien un orphelinat... mais rien qui ne justifie la présence de ces jeunes, perdus sur cette terre infertile, dépendant uniquement des cargaisons de l’empire pour subvenir à leurs besoins. Alors... on a commencé à enquêter. Je suppose que tu sais ce que cela signifie, pour l’Empire.
— Vous n’aviez pas à poser de questions. Marmonna Eden de manière presque mécanique. L’Empire vous a envoyé exécuter une tâche. Vous deviez...
— Ces enfants mourraient de faim
Eden eut une grimace plus franche, ne prenant cette fois pas la peine de protester. Mais comme pour enfoncer le clou, Satek activa un nouveau bouton sur le bureau, faisant s'évanouir la silhouette de Marakme pour afficher le visage d’une dizaine d’enfants aux joues creuses et aux yeux ternes, leurs silhouettes rachitiques tressautant en même temps que l’hologramme.
— ...On a assez vite compris que ces gamins venaient des quatre coins de la galaxie. Des gamins qui auraient pu grandir avec leur famille, dans leurs foyers... mais qui se retrouvaient là, dans la cendre et le désarroi. Et sais pourquoi ?
L’ingénieur impérial haussa les épaules.
— Parce qu’ils n’avaient plus de foyer. Plus de famille. Lâcha Satek après un léger silence. Tu m’as dit que les traîtres à l’Empire étaient simplement “effacés” ? Tu es bien naïf.
Malgré lui, Eden sentit un frisson remonter le long de son échine, presque comme une étreinte offerte par l’Empire lui-même.
— L’Empire... (il s’humecta les lèvres). L’Empire ne ferait pas ça.
— Un vieil adage Terrien disait qu’il faut “Couper le mal à la racine.”. Et ton Empire l’emploie au pied de la lettre. Il estime même que la progéniture des traîtres n’est pas digne de confiance. Alors il l’a envoyée sur Marakme pendant des décennies, venant piocher dans les plus costauds dès qu’il y avait besoin d’un peu de main d'œuvre pour aller forer l’Etherium.
La sensation désagréable qui s’était instillée dans le dos d’Eden remonta paresseusement le long de sa nuque alors qu’il essayait de garder son calme. Il prit une longue inspiration, puis prononça d'une voix mesurée :
— L’Empire prend soin de ses sujets...
La cicatrice qui zébrait le visage de Satek rougit légèrement. La main tremblante, il appuya à nouveau sur le bouton de l'écran de projection et l’hologramme s'évanouit. Les enfants de Marakme laissèrent place à un espace vide, noir, froid.
— Eden. Je sais que tu as grandi dans l’Empire, tout cela doit te sembler... invraisemblable. Mais ces enfants ont vu leur famille se faire torturer, certains même l’ont été directement. Tu demanderas au petit Astrande comment son visage s’est retrouvé dans cet état. Si cela peut te donner un ordre d’idée, dis toi qu’il n’avait que six ans à son arrivée sur Marakme. Tu sais, j’étais un jeune homme comme toi à l’époque. Je pensais avoir le cœur bien accroché, droit dans mes bottes et mes certit-.
— Non. Vous mentez. L’Empire...
La voix d’Eden se bloqua dans le creux de sa gorge alors qu’il cherchait un nouvel argument. Il était vrai que l’identité des pauvres ères travaillant dans les mines d’Etherium était au mieux floue, au pire totalement obscure. Il les avait vus une fois. De jeunes hommes et femmes à la silhouette frêle, aux yeux et à la peau totalement irradiés par la substance. Il avait toujours pensé qu’il s’agissait de travailleurs pauvres venus de Proxima Centauri ou des barrières de Oort. Mais s’il assemblait les pièces du puzzle...
— Tu sais que c’est la vérité. Mais je ne chercherais pas à te convaincre. Tu as vu toutes les preuves, entendu tout ce que j’avais à te dire. Maintenant, si tu veux partir, c’est ton choix.
— Pourquoi me raconter tout ça ? Murmura Eden, déboussolé. Vous vous attendez à ce que je devienne moi aussi un terroriste ?
— Je veux juste que tu comprennes. Tu n’es forcé à rien. Tu n’es pas prisonnier ici.
Surpris, Eden leva un sourcil. Pas prisonnier hein ? Cela faisait deux fois qu’un rebelle lui assurait qu'il était libre. Pourtant, il n'était pas persuadé que s'il exigeait un vaisseau, il pourrait repartir comme si rien ne s'était passé.
— Alors... Pourquoi m’avoir emmené avec vous ? J'étais blessé, vous auriez pu me laisser là-bas. Ils m'auraient soigné. Avec...
— Tu étais compromis. L’enquête impériale aurait bien vite remarqué que tu fréquentais notre agent infiltré. Et si tu as bien écouté ce que je viens de te dire, tu sais ce que ça signifie.
Eden grimaça. Ryk ne lui épargnerait donc aucune humiliation. Tous ces foutus rebelles devaient savoir qu'il s'était baladé au bout de sa queue pendant plus de six mois, à échanger baisers et câlins comme une princesse alanguie.
Quel idiot il avait été.
— ... Il m'a d’ailleurs fait part de ton expertise en cryptage et en extraction. Si tu décides de rester, ce savoir nous serait plus qu'utile. Encore une fois, je ne te force à rien Eden. Nous serons de retour dans le système solaire dans une petite semaine. Si tu veux partir, je veillerai à ce que tu aies de quoi recommencer ailleurs.
Les mots de l’ancien impérial restèrent en suspens quelques secondes alors qu’Eden sentait sa mâchoire se contracter douloureusement. Alors c’était ça que lui promettaient les rebelles ? Une porte de sortie minable, la possibilité d’une vie dans la poussière et la crasse d’une planète secondaire. Au mieux, avec ses compétences, il pourrait travailler dans une casse pour réparer les droïdes hors d’usage. Si Satek disait vrai, le spectre de semaines d’interrogatoire musclé planait sur lui, de même que celui de tortures inimaginables.
En plus d’avoir détruit sa putain de vie, Ryk avait mis une cible dans son dos.
Dire qu’il ressentait de la haine était un bel euphémisme.
— Eden ?
Malgré la douceur qui la caractérisait, la voix de Satek lui vrilla les oreilles. Ce traître à l’Empire pensait lui proposer une porte de sortie... mais il ne lui proposait qu’une vie d’angoisse et de peur, saupoudrée d’un désir de vengeance qui serait - Eden était rancunier - tenace.
— Tu peux y réfléchir, comme je t’ai dit. Ne te sens pas obligé de me donner ta réponse dès maintenant. Le Léviathan peut largement subvenir à tes besoins le temps que tu prennes une décision.
— Je...
Eden prit une profonde inspiration. Si Satek était un odieux traître aux yeux de l’Empire, lui ne l’était pas encore. Lui était un sujet fidèle qui avait été kidnappé, puis traîné de force dans cet horrible vaisseau. On l’avait forcé à retirer son traceur, forcé à ingurgiter cette histoire invraisemblable d’orphelinat et d’Empire (Éternel soit-il).
Mais il était plus malin que ça. Bien plus.
— C’est d’accord. Il murmura du bout des lèvres. Je veux bien... Je veux bien voir la manière dont vous vivez ici.
Le nouveau plan qui avait fleuri dans son esprit était cette fois bien plus intelligent qu’une simple tentative d’évasion. Si les rebelles avaient tant envie de l’inclure dans leurs actions terroristes, grand bien leur fasse. Il vivrait parmi eux. Il écouterait, apprendrait, s’imprégnerait de leurs habitudes.
Si Ryk avait tant pris son pied à s’introduire en territoire ennemi, il n’y avait aucune raison que lui, Eden Valerian, ne prenne pas un peu de plaisir à s’y intégrer. Et quand le moment viendrait…
...il balancerait tout à l’Empire.
Oeil pour oeil.
Dent pour dent.