〔 Les huit grades protocolaires font office de hiérarchie. Les postes non-gradés - gestion des besoins élémentaires - sont à écarter de toute information sensible ▿ Gloire à l'Empire〕
ᴇxᴛʀᴀɪᴛ ᴅᴜ ᴄᴏᴅᴇ ɪᴍᴘᴇ́ʀɪᴀʟ - ᴇ́ᴅɪᴛɪᴏɴ ᴠɪ
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Eden n'avait pas mis les pieds dans un bureau haut-gradé depuis son renvoi.
C'était peut être à cause de cela qu'il ressentait de la nervosité. Après presque une journée passée sous les soleils artificiels de l'étage moins trois, il s'était déjà peut-être aliéné, devenu l'un de ces ouvriers à la silhouette gris sombre, presque invisible sous la noirceur des foreuses.
Le bureau où il avait pris place était vaste, propre, lumineux : à l'antipode de ce qui serait maintenant son quotidien. Les meubles, aux courbes harmonieuses, étaient faits de matériaux soignés, les teintes claires du bouleau s'accordant parfaitement avec la petite touche orange apportée par l'élégant fauteuil matelassé sur lequel trônait Kacie.
Lui était resté debout.
— Alors ? Ce premier jour n'a pas été trop rude ? Elle demanda avec un sourire trop poli pour être totalement sincère. Je suis désolée que tu aie été installé en bas, mais il n'y a plus aucun bureau de libre ici.
C'était presque humiliant de se tenir face à elle. Kacie avait toujours été une élève modèle : ses cheveux blonds étaient soigneusement tirés en arrière, ses beaux yeux à la teinte bleu Étherium discrètement maquillés pour souligner l'arche haute de ses sourcils... Sur sa combinaison parfaitement ajustée, ses trois étoiles brillaient, au-dessus de l'étiquette qui indiquait "Kacie Orianna McCoy".
— Génial. On s'amuse comme des petits fous en bas. Rétorqua Eden, bras croisés.
Kacie n'entra pas dans la provocation, détournant le regard pour contempler la petite statuette qui trônait sur son bureau, réplique miniature d'un vaisseau-cargo. Après un court silence, elle eut un nouveau sourire, trop aimable :
— Tu sais Eden, tu devrais voir cette mission comme une chanc-
— Tu savais que le langage de cryptage des capsules que Vargo m'a demandé de réparer date d'avant l'Empire - Gloire à l'Empire ? J'ai passé la journée à l'éplucher et crois-moi, ça vaut le putain de détour.
— Et ? Tu en as conclu quoi ? Répondit Kacie sans ciller malgré l'interruption, croisant les jambes.
Eden prit une profonde inspiration, s'approchant légèrement du bureau.
— J'en ai conclu que Vargo me confie cette tâche, en bas, caché de tous, parce qu'il est dans la merde. Notre cryptage est obsolète Kacie. C'est une passoire. Une putain de passeoire. Et maintenant que les rebelles le savent, Vargo prie pour que je répare ses conneries avant que l'Empire - Gloire à l'empire - ne le découvre.
Il avait parlé d'une traite, l'odeur de poussière et de moisissure qui avait imprégné sa combinaison venant appuyer ses propos. Mais peu émue par sa tirade, son ancienne collègue se contenta de pincer les lèvres, avant d'enfin lever le regard vers lui :
— Vargo sait ce qu'il fait, Eden. Ton opinion sur le cryptage, aussi passionnée soit-elle, ne changera rien. Et tu sais quoi ? Ce serait agréable, pour une fois, que tu te contentes de faire ce qu'on attend de toi.. alors obéis aux ordres et tiens toi en aux chiffres.
— Les chiffres ? Tu veux que je te donne des chiffres ?! Toutes les putain de capsules sont cryptées avec ce foutu code de merde ! Si les rebelles veulent se servir, ils n'ont qu'à tendre la main et foutre tout ça sur le marché noir. C'est une question de temps avant que la clé ne se mette à circuler librement !
Kacie ouvrit la bouche puis la ferma plusieurs fois, avant de se ressaisir. Les lèvres tordues en un étrange sourire, elle tapota nerveusement sur son bureau :
— Combien de temps pour régler ça ?
— On ne peut pas régler ça Kacie. Il faut créer de nouvelles capsules. De zéro. On a les bases, mais j'ai besoin de réécrire complètement le cryptage. Trois dimensions. Chiffrage asymétrique.
Le silence tomba, tous deux s'observant avec gêne.
— Vas te reposer. Lâcha Kacie. Je te transpondrai mes ordres demain matin. Gloire à l'Empire.
Les poings serrés, Eden secoua la tête avant de tourner les talons. Apparemment, il n'avait pas été pleuré longtemps au sein de sa section. Il avait suffit qu'on lui retire une étoile pour qu'on se mette à lui parler comme s'il était un sous-gradé - ou pire, un mécano.
— Ce que tu ne serais pas prête à faire pour avoir tes quatres étoiles toi... Il marmonna.
Puis sans desserrer les dents, il activa la porte coulissante avec un geste un peu brusque, laissant Kacie seule, dans son joli bureau bien rangé. Était-ce cela que vivaient les résidents des étages inférieurs ? Des journées à enchaîner les tâches sans queue ni tête, tout en essayant d'alerter leurs supérieurs sur les failles de sécurité potentielles - qu'il se contentaient de chasser avec un sourire pincé, bien entendu ?!
Crispé, il quitta le département de travail des ingénieurs avec goût amer en bouche, ses pas le conduisant presque naturellement à la cantina qui lui avait servi de refuge ces dernières semaines. Même si le soleil commençait à s'évanouir derrière Jupiter, elle était encore animée, les gradés qui avaient la chance de ne pas avoir perdu leur poste se pressant déjà pour partager un repas bien mérité - arrosé de Kygh, bien entendu.
Réservée aux grades trois - et supérieurs - c'était l'un des plus beaux points de restauration de toute la station minière. Les banquettes y étaient confortables, le fond musical agréable, les plats de bien meilleure facture que la purée informe servie dans les étages inférieurs (bien qu'ils restent assez moyens) et surtout, personne ne l'en avait encore viré, malgré le fait qu'il n'ait plus le grade suffisant pour s'y installer.
...Et sans doute pourrait-il y croiser Ryk, s'il se décidait encore à enfreindre le règlement. Se faire déboîter le derrière par ce rouquin le détendrait.
Cette dernière constatation acheva de convaincre Eden de s'installer sur une petite banquette un peu à l'écart, son visage sale caché sous sa casquette. S'il ouvrait légèrement sa combinaison crasseuse, on pouvait même croire qu'il possédait suffisamment d'étoiles pour s'installer au milieu de ce beau monde.
— Une pinte de Kygh. Et... un repas. Il fit au droïde de service qui s'approchait déjà.
Son cuivre rutilant n'avait rien à voir avec la carcasse graisseuse qui lui avait servi de guide le matin même. En quelques minutes, et sans un seul grésillement désagréable, le plat fumant fut devant lui, ainsi que la boisson argentée.
Autour de lui, les groupes de collègues s'animaient, débattant des combats aux arènes, des dernières capsules de saveur artificielles confectionnées ou même des nouveaux modèles de vaisseaux-cargo. Des sujets de conversation bien vain, à côté de la perspective de milliers de cartouches d'Étherium dotées d'un cryptage obsolète. Pourtant, Eden aurait aimé se mêler à eux, rire, jouer aux cartes, échanger des anecdotes autour de sa journée passée au moins trois, avec un peu de mépris.
Mais il se contenta de baisser les yeux sur son assiette, plantant une fourchette dans un morceau de protéine non identifié.
— Salut petit cul. Jolies, tes étoiles, tu me les prêtes ?
Caustique, teintée d'ironie, Eden n'eut pas besoin de lever les yeux pour savoir à qui appartenait la voix. Il sentit la banquette s'affaisser à côté de lui, alors qu'une veste en cuir jaune assez vilaine apparaissait dans son champ de vision. Aussi peu attaché au règlement que la veille, Ryk venait de s'installer à ses côtés. Les cheveux ébouriffés, les yeux brillants, il avait posé ses coudes sur la table pour l'observer à sa guise.
Comme la nuit passée, alors qu'Eden gisait nu, encore pantelant...
— Salut... Répondit l'ingénieur, sentant ses joues s'empourprer.
— J'ai beaucoup pensé à toi aujourd'hui. Lâcha Ryk en lui piquant sa pinte de Kygh pour la faire tourner entre ses doigts.
Sous sa casquette, Eden se mordit la lèvre. Ça aurait été mentir que de dire qu'il n'avait pas pensé à leur nuit. Si son altercation avec Kacie avait été un peu la douche froide, la simple présence du rouquin commençait déjà à le réchauffer.
Et ce dernier dut s'en rendre compte, plus qu'il se pencha légèrement sur lui, effleurant presque son oreille.
— C'était comment ta journée ?
Eden se raidit légèrement face à ce rapprochement soudain, en public.
— Pourquoi tu poses la question ? Tu espères pouvoir tirer ton coup ?
Malgré le souvenir brûlant de leur nuit - et le fait que son estomac venait de faire un looping - son expérience en la matière l'invitait à faire preuve de prudence en public, surtout alors que sa troisième étoile était toujours en sursis.
Ryk se figea, ses grands yeux verts s'écarquillant légèrement :
— Non. Absolument pas. J'étais juste content de te revoir. Et au passage, je me demande vraiment comment s'est passé ta journée. J'ai vu des nouvelles étoiles sur ta combinaison, je me disais que...
Il s'était légèrement éloigné, laissant la pinte sur la table avec une moue un peu blessée.
— ...que peut-être tu voudrais me raconter, mais si tu veux que je me tire, je te laisse.
Eden baissa les yeux, honteux.
— Désolé. Il lâcha un peu abruptement. Dure journée.
Ryk retrouva instantanément son sourire, laissant échapper un petit rire. Il tendit la main vers Eden pour lui retirer sa casquette, libérant ses cheveux bruns, collés par la sueur et la poussière.
— Je vois ça. Il pouffa. Ils t'ont collé où ?
— Moins trois. Frémit Eden malgré lui, alors que Ryk passait les doigts dans ses cheveux pour essayer de le recoiffer.
— Mon pauvre petit ingénieur... Il se moqua, gentiment. On te fait bien des misères.
Edent sourit malgré lui, lui adressant un doigt d'honneur.
— Et qu'est-ce qu'ils t'ont fait faire en bas ? J'espère qu'aucune pièce de métal n'a eu l'outrecuidance de venir entailler tes belles et délicates mains.
Disant cela, le rouquin prit ses doigts entre ses mains tatouées, les examinant avec une attention exagérée. Eden hésita, réprimant un léger frisson. Après tout, il n'était pas censé trop parler de ses missions au sein de l'Empire (Gloire à l'Empire !) à un simple mécano.
Mais bon, vu le comportement de Kacie, et la manière dont lui avait parlé Vargo, c'était pas comme si il en avait vraiment quelque chose à faire.
— Hum... Tu gardes ça pour toi. Mais on m'a donné à étudier les clés de cryptage des capsules d'Étherium.
— Les clés, du genre les codes ?
— Oui. Faut que je m'occupe de trouver un nouveau système de cryptage.
Une lueur curieuse parcourut le regard si particulier de Ryk.
— Le système de cryptage... Il murmura en hochant doucement la tête, caressant toujours les petites mains délicates d'Eden du bout de ses doigts tatoués.
Il n'eut cependant pas le loisir de poser davantage de questions ; troublant leur conversation qui se dirigeait enfin vers autre chose que des tentatives de drague maladroites, des éclats de voix retentirent dans la cantina, bruyants malgré l'atmosphère déjà chargée. Eden, comme s'il s'était brûlé, s'éloigna brusquement de Ryk, lui arrachant sa casquette pour la visser à nouveau sur le sommet de son crâne. Le léger sourire qui avait fini par fleurir sur ses lèvres se fana immédiatement.
L'équipe d'extraction venait de faire son apparition.
Son ancienne équipe. Les manips du jour devaient tout juste remonter du laboratoire, prêts à célébrer l'expédition de nouvelles capsules. Tous engoncés dans leurs jolies combinaisons immaculées, trois étoiles sur la poitrine, ils portaient tous le sourire hypocrite qu'ont les collègues de travail entre eux.
— C'est ma tournée ! Beau travail les gars !
Eden serra les dents. Ne semblant pas remarquer la présence de leur ancien collègue, le petit groupe s'était installé non loin d'eux, se mettant à l'aise. Les sangles des combinaisons tombèrent, les pieds chaussés de bottes de vynile blanc se posèrent sur les tables, les rires allant de bon train.
— Double dose pour toi Brad, tu m'as tiré d'un sacré pétrin !
Un rire bas perça dans le brouhaha, arrachant une légère grimace à Eden qui les observait du coin de l'oeil. Bien sûr. Il fallait que Brad soit là.
Brad, son ex qui avait réussi l'exploit de le faire mettre au placard après leur rupture. Brad, qui se pavanait maintenant avec quatre étoiles sur la combinaison, la dernière étincelant sous la lueur chaleureuse des brilleurs du bar.
— Je ne bois pas ce soir, les amis... Faut que je sois en forme, on m'attend.
Faisant abstraction de Ryk qui observait ses réactions avec un sourcil interrogateur, Eden se raidit. Son cœur venait de s'emballer.
On l'attendait.
— Raah, tu fais bien des mystères boss !
— Mais oui, ça fait plusieurs fois que je te vois manger à l'extérieur le midi !
— Ouais ! Tu veux pas nous dire qui c'est ?! Genre juste son grade, histoire qu'on enquête !
Eden prit une profonde inspiration, tentant de calmer les battements de son cœur. Il avait chaud, d'un coup. Ou peut-être froid. La rage faisait trembler ses mains. C'était lui qu'on avait désigné comme étant le seul responsable de cette rupture. Lui le connard dans l'histoire. Lui le mec qui servait de « bassine à foutre » à toute la colonie (les mots de Brad, pas les siens).
Et c'était lui qu'on remplaçait au bout d'une semaine, de manière officielle.
— Sept étoiles. Annonça fièrement Brad de sa voix grave.
— Un conseiller de l'Empire ?!
— Gloire à l'Empire ! Ils répétèrent tous en chœur.
— Gloire à l'Empire. Oui. C'est un peu gênant, mais on a commencé à se fréquenter... avant mes problèmes avec vous-savez-qui.
Les oreilles d'Eden se mirent à siffler, le monde autour de lui perdant ses couleurs. Son repas se faisait lourd dans son ventre alors que le dégoût retournait son estomac. Un mot de plus et il allait vomir.
— ...On est contents de pouvoir officialiser maintenant que les choses sont réglées. Genre je vais pouvoir aller chez lui sans avoir à raser les murs va sera agréabl-
Le silence tomba brusquement.
Dans un raclement assez peu discret, Eden venait de se lever, attirant tous les regards sur lui, y compris ceux de son ancienne équipe. Poings serrés et visage livide, il croisa le regard de Brad qui venait d'interrompre son baratin, se rendant compte de la présence de son ex-compagnon dans la cantina, malgré son manque d'étoiles.
Leurs regards s'accorchèrent un court instant. Deux paires d'iris à la teinte Étherium, chargés des souvenirs de leur relation, des promesses faites sur l'oreiller qui avaient désormais le goût de la cendre. La tension, déjà épaisse, sembla se cristalliser un instant alors que l'ex-ingénieur serrait les dents.
Il allait lui casser la gueule.
Tout faisait sens à présent.
Un simple chef d'équipe n'aurait jamais pu renvoyer un ingénieur en poste depuis six ans. C'était le conseil impérial (Gloire à l'Empire !) qui s'en était chargé, sous les ordres du nouveau petit-copain de son ex.
Et dire qu'il avait passé ses nuits à pleurer dans son lit, agrippé à l'un de ses pulls comme s'il s'agissait d'un doudou. Dire qu'il avait même culpabilisé d'avoir passé une nuit avec Ryk...
Sourd, humiliant, le choc était violent, si violent que son sang battait à ses tempes, chargé de haine pure. Il ouvrit la bouche, prêt à dire quelque chose mais n'eut pas le plaisir de laisser les insultes fuser, ou même de laisser ses poings s'exprimer.
Une poigne sur son col stoppa net son élan, le tirant brutalement en arrière.
— Eden. Fais pas de bêtises. Souffla Ryk contre son oreille, la voix étrangement basse et douce, bien loin de l'ironie mordante qui le caractérisait.
Plus ferme, sa main se posa sur son épaule, ses doigts tatoués s'enroulant autour de la sangle de sa combinaison pour l'inviter à tourner la tête vers lui.
— C'est lui qui a tout fait pour que je-
— Ignore le. Le coupa Ryk. Il ne compte pas. Ne lui donne pas plus d'importance que ça.
Eden voulut protester, ou même s'échapper, mais le rouquin se pencha sur lui, réduisant la distance qui les séparait encore :
— Je suis là.
Et avant toute nouvelle tentative de rébellion, ses lèvres furent sur les siennes.