Rob
Je tendis la hache et l'abattis violemment sous le bois qui éclata sous ma force. Je pris le dernier rondin, le mis en place et le brisa une nouvelle fois avec la lame.
— Eh ! Rob, quand t'auras fini avec ça, va donc donner ça au vieux Octer. Qu'il nous donne un bon truc en échange !
Je détaillai la carcasse d'animal que mon oncle venait de laisser tomber de sa pauvre monture épuisée. Je passai une main sur mon front, chassant la sueur due à l'effort. Je grimaçai. Je sentais fort.
— Demain c'est la Quintessence, traîne pas trop en ville. T'pourrais te frotter à ces sangs bleus là ! Quand tu rentreras, tu t'occuperas des moutons, bougonna-t-il en claquant la porte de la maison.
— Je travaille ce soir aussi mon oncle, précisai-je.
Je me penchai pour ramasser les bois pour l'hiver et les mis dans le chariot afin de les transporter avec le reste. Je les empilai avant de retourner près des écuries. J'ouvris l'eau qui servait à abreuver les chevaux et y rinça mon visage ainsi que mes bras. Je frissonnai à la fraîcheur du temps et enfilai ma vieille veste laissée à l'abandon le temps du travail. Je me dirigeai ensuite vers l'un de nos chevaux et le préparai à être monté. Je pris le plus robuste afin qu'il puisse supporter la carcasse du bison ainsi que mon poids qui n'était pas moindre. Je pris par la suite ses rênes en main et la tirai jusqu'au-devant de la maison afin d'attacher solidement la bête morte.
— Oh, ton oncle t'a encore donné du travail à faire hein ?
Je me tournai vers ma tante et lui offris un sourire tandis qu'elle sortait un vieux tissu de ses vêtements afin de frotter les impuretés ou alors sécher l'eau sur mon visage. Je saisis ces poignets afin de la faire arrêter en douceur.
— Je dois aller en ville voir le vieux Octer.
— Je ne te retiens pas plus alors !
Je me penchai vers le bison mort et le soulevait. La bête pesait lourd ! Je la déposai sur mon cheval non sans effort. À l'aide d'une corde prévue à cet effet, j'attachai la carcasse solidement avec des nœuds maîtrisés. Il fallait éviter qu'elle tombe sur le chemin, avec ces derniers jours de pluie, le sol était boueux. Je grimpai sur ma monture qui hennit. J'imaginai bien que mes kilos avec ceux de la belle chasse de mon oncle ne devaient pas être une partie de plaisir.
Ma tante me souhaita un bon chemin et je la saluai chaleureusement avant de me mettre aux trots. Nous n'habitions pas loin de la ville, tout juste à quelques minutes de cette dernière dues à l'espace que prenait nos terres. Les rues allaient être bondées de voyageurs, d'habitants et même de nobles plus tardivement qui viendraient fêter leurs nouveaux statuts de futurs libérés.
C'était ainsi qu'ils se qualifiaient en tant que nouveaux cavaliers. Devenir la paire d'un dragon s'était être libre de bien des façons. C'était la raison de vivre des nobles. Quelques paysans avaient cette opportunité, mais ils ne passaient pas par l'académie de madame Asméria. Il trouvait un moyen digne d'un marché noir.
Demain, ce serait pire encore. Dès lors que le « grand » Sent Equin aurait choisi sa paire, le monde entier serait chamboulé. Le plus grand prétendant n'était autre que Lunathiel. Il était un noble de Veillune, la première demeure ayant abritait un membre avec le titre de libéré. Et de sa famille, il était le plus charismatique. Oh, c'était moi qui le disais, mais beaucoup d'autres le pensaient. Le père de Lunathiel, Ofdar, et son frère, Erasse, ne lui arrivait pas à la cheville. C'était un fait. Il accordait une attention particulière aux liens avec autrui et il était le seul des Veillune à considérer le petit peuple.
Ce sera mentir que de dire que je n'en étais pas un fan. Il était un peu le fantasme de tous et tout particulièrement le mien, l'idéal à atteindre, bien qu'il ne fallait pas oublier sa place. La mienne, en l'occurrence, se trouvait chez le vieux Octer. Il troquait toutes sortes de choses en échange des os des bêtes que ces clients lui emmener ainsi que la peau. Il fabriquait des armes de fortunes et des habits avec ce qu'il gagnait. Du plus loin dont je pouvais me souvenir, le vieux Octer avait toujours procédé ainsi. Il s'était donc installé au cœur de la ville afin que personne ne le manque.
Lorsque j'arrivais en ville, ce fut, sans surprise, un vrai capharnaüm. Tout le monde s'agitait à droite et à gauche et des multitudes de voyageurs venus de Consyl, la ville fermière et Verasyl, la ville maritime, vagabondaient dans nos rues. Je caressai distraitement mon cheval afin de l'apaiser. Ces sabots claquaient contre le sol, se mêlant au brouhaha ambiant. Certains essayèrent de me vendre leurs marchandises. Ils ne perdaient pas le nord ! Il y avait bien des choses intéressantes, mais je n'avais ni le temps, ni l'argent, ni l'intérêt nécessaire.
Après avoir évité plusieurs marchands et la population qui s'agglutinait dans les rues, j'arrivais devant la maison du vieux Octer. Celle-ci lui servait de commerce et de toits. Les gens comme nous n'avions pas les moyens de dissocier les deux. Je descendis de mon cheval et attrapai ses rênes afin de les attacher au rondin de bois prévu à cet effet. Je commençai à défaire les cordes qui maintenaient le bison lorsque la porte s'ouvrit. Le vieux Octer en sortit, taillant un os à l'aide d'un couteau aiguisé.
— Salut p'tit Rob. V'là-t'y pas une belle bête que tu m'amènes là.
— Mon oncle était à la chasse depuis ce matin. Il vient d'en revenir et m'a demandé de te le donner. Il aimerait un échange.
— Avec ça, dit-il en s'approchant pour examiner le bison, j'te donne ce que tu veux p'tit.
Je le remerciai d'un sourire et alors qu'il allait m'aider pour retirer les dernières cordes et soulever la carcasse, je déclinai son aide. Il n'était plus de la première jeunesse et j'avais peur que soulever ça lui caresser au moins... tous ses os. Je soulevai la bête et relevai la tête lorsque j'entendis des gloussements proches, trop proches pour être ignorés.
— T'fais des ravages même auprès des nobles p'tit. Ces jouvencelles gloussent comme des midinettes. Elles révéraient p't-êt' de passer une nuit dans ton pieu !
— Moins fort le vieux Octer, je voudrais pas m'attirer des problèmes.
— Bah t'sais, faut saisir l'opportunité ! Et pis, t'es dans le mauvais clan hein ! T'es baraqué comme un ours p'tit ou comme un dragon plutôt.
Je levai les yeux au ciel en laissant tomber la bête à ses pieds. Il recula en me jetant un regard amusé. Je ne trempais pas dans ce genre de choses. Je tournai la tête vers les filles. Elles étaient nobles, nul doute. Leurs chevaux étaient d'un blanc immaculé, paré de bijoux trop chers même pour toute ma vie de dur labeur et il en était de même pour leurs vêtements. Elles murmurèrent des choses entre elles, gloussèrent encore et me regardèrent. Je détournai le regard, lassé de ce petit jeu.
— T'as l'temps ou faut que j'te l'fasse rapidement ?
— Je travaille à l'auberge de madame Eseul ce soir, alors je peux attendre ou repasser, dis-je.
— Ouais, elle va avoir besoin d'monde c'soir ! Avec tout l'p'tits nobles qu'arrivent après leurs convocations pour faire la fête, vous en aurez du boulot.
— Oui et ce sera pire demain, rajoutai-je.
— Lunathiel va être élue paire. Que l'monde arrête enfin d'nous saouler avec c'te chose.
Je hochai la tête. J'étais de cet avis, mais parce qu'il s'agissait de Lunathiel, c'était un peu différent.
— En parlant du loup... Le v'là !
Je relevai la tête plus vivement que je ne l'avais voulu. J'avais, toujours, seulement pu l'apercevoir. Aujourd'hui, il avait certainement reçu sa convocation et son affectation au type. Il avait certainement été choisi par le flux magique de « Sent Equin ». Mon cœur bondit dans ma poitrine lorsque je le vis. Nous n'étions séparés que de quelques mètres. Je n'avais jamais été aussi proche de lui. Je me sentais comme un enfant qui venait de voir son idole, son fantasme, et il y avait une part de vrai. Il était aussi beau que dans mes souvenirs. Il ressemblait à un ange.
Ces cheveux étaient d'un blanc pur, immaculé, autant que les ailes d'un ange ou du moins j'osai l'imaginer. Son visage était si fin qu'il ressemblait à une peinture et il avait cet air candide à croquer. Il était svelte, forgé pour monter un dragon, mais ce qui était le plus magnifique sur cet homme, et de loin, était ces yeux : deux perles en amandes identiques à des pierres de lune. Il avait une belle façon de se tenir et ne ployait pas, jamais, j'osais le croire.
Alors que mon palpitant menaçait d'exploser, Lunathiel tourna le regard dans ma direction. Il discutait visiblement avec son ami. Est-ce que croire que le sourire qu'il avait m'été destiné était trop égocentrique ? Il était radieux. Je souris à mon tour, sans pouvoir m'en empêcher.
— V'là pourquoi t'es refroidi par ces midinettes, t'es ensorcelé par les beaux yeux d'ce p'tit.
Je sursautai sous les paroles du vieux Octer. Je me retournai vers lui et je devais faire un sacré visage vu comme il s'esclaffait. Je m'appuyai sur mon cheval et cachai mon visage. Je n'osai plus regarder Lunathiel. Et dire que c'était la première fois que je le voyais d'aussi près ! Le vieux Octer allait me le payer un jour. Je grognai et ramassai la bête sur le sol pour l'emmener jusqu'à l'établi du vieux. Il m'avait arraché ma plus belle occasion ! Mais... Ah, ma journée de dur labeur venait d'être effacée par le sourire de cet ange. Je tentai un regard discret vers Lunathiel, mais constatai avec déception qu'il n'était plus là.
Je soupirai et tournai un regard accusateur vers le vieux Octer qui s'affairait déjà à dépecer la bête. Il plongeait ces mains dans la carcasse, saisit la peau avant de l'arracher de la chair à coup de couteau, bien placé. Je grimaçai et détournai mon regard de ce spectacle barbare. Attendre n'était peut-être pas une option finalement. Je défis le nœud des rênes de ma monture et grimpai sur celle-ci. Commencer plus tôt à l'auberge de madame Eseul n'allait pas me tuer.
— Je repasserais plus tard.
Il hocha la tête et marmonna quelque chose dans sa concentration que je ne compris pas. Moi, je quittai la devanture de sa maison et son commerce afin de regagner la rue. Je donnai un léger coup à mon cheval afin qu'il se mette aux trots. J'avais l'infime espoir que Lunathiel ferait partie de ceux qui viendraient fêter leurs préréussites à l'auberge. Cette dernière était connue pour sa bonne boisson et sa nourriture, la meilleure de tout Dragsyl ! Je hâtai donc le pas afin de le découvrir. Je savais que d'autres nobles y seraient, mais ces « autres » ne m'intéressait pas.
Madame Eseul m'attendait déjà sûrement. Elle avait connaissance de mon sérieux pour le travail et ce ne serait donc pas mon avance qui allait la troubler. Je pourrais peut-être même avoir quelques écus supplémentaires pour subvenir aux besoins de mon oncle et ma tante. Ce serait quelques écus importants.
Son auberge, dont le rez-de-chaussée servait aussi de taverne, n'était qu'à quelques rues d'ici. Je me mis en route après un dernier regard entendu avec le vieux Octer. Je croisai quelques nobles sur le chemin. Il y en avait à foison à cette période l'année, dans ces jours si particuliers. Pour des raisons évidentes, je m'écartai le plus souvent pour les laisser passer afin de ne pas créer de soucis. Certains avaient été sévèrement punis pour moins qu'un chemin obstruait face à un noble. Je les évitais donc comme la peste.
Cependant, j'étais conscient d'avoir été plus chanceux que d'autres. De nombreux hommes et femmes avaient été rabroués par les riches ouvertement ou non et certains avaient malheureusement été pris en grippe par certains des nobles. Je ne fus pas de ces nombreux-là. Je connaissais bien la raison. Comme l'avaient énoncé le vieux Octer, et bien d'autres, je n'étais ni fin, ni faible, ni petit. Une personne consciente ne s'en serait jamais pris à moi par peur des répercussions, ce qui était rare pour un paysan. J'étais chanceux.
C'était pour cela que madame Eseul m'avait engagé sans même me connaître. Elle était la cavalière de Roël, une grande dragonne de son temps, mais toutes deux étaient à la retraite désormais et avaient ouvert l'auberge. Je m'arrêtai devant cette dernière et observai toutes les montures dans l'écurie voisine, espérant vainement découvrir celle de Lunathiel. Je soupirai en ne voyant aucun pur-sang blanc habillé de la parure singulière des Veillune. Je me remis en marche afin d'atteindre l'entrée arrière de l'auberge. Là-bas, j'y attachai mon cheval et gagnai finalement l'intérieur du bâtiment.
De suite, le brouhaha ambiant me frappa. Les musiques étaient jouées joyeusement tandis que les bardes et chanteurs se donnaient à cœur joie d'y poser leurs paroles. Je retirai mes chaussures rendues boueuses et enfilai celle qui m'était destinée, soigneusement rangé dans un coin. C'était une pièce qui était dédiée à ceux qui travaillait pour madame Eseul et on pouvait y déposer nos affaires, le peu que nous avions. Je retirai ma vieille veste pour la déposer. J'enfilai la tenue des employés : une chemise blanche bouffante, un gilet noir dont chaque bouton devait être soigneusement fermé, et un pantalon noir.
Les employés de madame Eseul pouvaient être confondus avec des gens de bonnes familles. Les habits d'emplois qu'elle nous offrait été confectionnés pour chacun sur mesure et avec des matériaux précieux. Les boutons étaient faits d'or ; la chemise en soie ; le pantalon et le gilet en lin. Je me souvenais encore de la réaction du tailleur lorsqu'il avait dû prendre mes mesures. J'en avais été gêné, mais madame Eseul et dame Roël en avait été amusé et encore à ce jour elles ne manquaient pas l'occasion de m'en rappeler. Je souris légèrement à ce souvenir avant de secouer la tête. Ce n'était pas le moment.
Je me glissai dans l'autre parti de la taverne, celle dédiée au public. Madame Eseul se trouvait à l'une des tables, s'esclaffant joyeusement sûrement dû à l'une des blagues des clients. Les autres employés s'activaient et me saluèrent d'un sourire ravi. L'ambiance était chaleureuse, joviale et la nourriture et les boissons, un délice. Grâce à cela et aux travaux acharnés de madame Eseul, ce lieu était devenu très réputé et tout le monde aimait y venir. Même si quelques conflits éclataient parfois, ils étaient vite réglés par la main de fer de notre gérante.
Parmi tous les gens, je vis Jeneva, une bonne amie, passer devant moi avec les bras chargés de plats à donner. Je l'interceptai et pris presque tout ce qu'elle avait porté avec maladresse. C'était un miracle que rien ne fût encore tombé.
— Oh, merci Rob ! C'est la folie ce soir. Heureusement que tu es venu.
— Je dépose ça où ? demandai-je en pointant les nombreux plats.
Elle m'énuméra les tables et je hochai la tête avant de partir en direction de ces dernières. J'étais habitué à tout cela, contrairement à Jeneva. Elle était arrivée il n'y a quelque mois et c'était donc sa première soirée ainsi. J'allais garder un œil sur elle. Les nobles aimaient bien s'en prendre à des maladroites comme elle et elle était trop jeune pour s'attirer de tels ennuis. J'enchaînai les commandes. Je déposai les plats, les repris, servis les boissons avant d'en emmener d'autres sans oublier de sourire et de saluer, de remercier chaque personne. J'en vins à servir la table de madame Eseul.
Elle me salua d'une claque sur les fesses et je ne fis aucune remarque. Je lui souris, lui demandant si elle allait bien et pompette, elle me répondit à quel point c'était bon de boire jusqu'à plus soif. Je n'osai lui rappeler que dame Roël haïssait cela. Cette dernière arriverait tôt au tard pour lui remonter les bretelles. Sa table était remplie de personnes influentes, notamment les instructeurs de l'académie qui était bien familière à l'endroit. Eux aussi avaient les joues rosies par l'alcool et je les servis à nouveau, déposant également une immense tranche de viande pour eux tout.
— Ce gosse à la carrure d'un dragon ! Et dire qu'il a l'âge de nos futurs libérés !
Je me retins de lever les yeux au ciel. Les instructeurs venaient toujours ici, ils buvaient souvent et chaque fois qu'ils étaient saouls, le même dialogue revenait. Je ne comptais plus le nombre de fois où j'avais eu le droit à ce genre de remarque.
— N'est-ce pas ? Il est la fierté de notre taverne ! Ce gosse est très dévoué, vanta madame Eseul.
— Ça aurait été intéressant de t'avoir dans nos rangs ! lança l'un des instructeurs.
— C'est dans ces moments-là que je regrette que l'enseignement draconique soit dirigé par les forts, se plaignit un autre.
— Je dois continuer à travailler, je vais vous laisser, dis-je.
Madame Eseul me retint par la cuisse et enroula son bras autour de celui. Sa crinière rousse s'écrasa contre moi et elle me serra pour me retenir.
— Bois un peu avec nous Rob ! s'écria-t-elle joyeusement.
Je tentai de décliner poliment, en vain. Je me retrouvai un verre à la main, forcé de le boire cul sec. Je grimaçai, un frisson glissant le long de ma colonne vertébrale lorsque le liquide me brûla les entrailles. Je tirai la langue, regrettant de suite d'avoir renouvelé l'expérience de boire cette horrible chose. Ils en rigolèrent tous et je déposai le verre dans un claquement. Soudain, un silence s'abattit dans la taverne. Les rires des instructeurs et de madame Eseul se turent et je me tournai pour voir ce que tous regardaient si fixement. Ce serait mentir que de nier ne pas savoir ce qu'ils admiraient.
Je ne fus presque pas surpris de tomber sur Lunathiel. Mon palpitant s'affola et je tentai de garder un visage neutre. Son beau regard balaya la salle, s'arrêta un moment dans ma direction avant de poursuivre. Il ne fallait pas se voiler la face. Parmi tous, ce n'était pas moi qu'il avait regardé. J'étais près de ses instructeurs, ceux qui l'avaient tout appris durant des années alors bien sûr que oui son regard s'était arrêté un court instant sur nous. Malgré ça, même en sachant cela, ça me plaisait de croire que j'avais attiré son attention.
Je vis Jeneva et un autre employé s'avançait vers eux afin de prendre les commandes et je me libérai rapidement de l'emprise de madame Eseul. Je marchai d'un pas vif jusqu'à eux et posai mes mains sur leurs épaules pour attirer leurs attentions sur moi.
— Je vais m'occuper de ces messieurs, allez donc voir les autres tables.
Ça n'avait pas été une proposition, mais bien un ordre. Je ne leur avais pas laissé le choix. J'attendais une ouverture comme celle-ci depuis le jour où il m'avait été donné d'admirer Lunathiel. Je n'allais pas laisser l'opportunité passer sous mon nez ou pire, l'offrir volontairement à quelqu'un. Je me parai de mon plus beau sourire et l'offrit à Lunathiel, me perdant dans ses orbes de pierres de lune hypnotisantes. Lui et ses amis eurent des regards surpris, levant la tête afin de pouvoir me regarder dans les yeux. J'en vis un déglutir, l'autre ouvrir la bouche, un autre lever les sourcils et Lunathiel, digne comme toujours, sourit.
C'était le premier sourire qu'il m'avait offert, juste à moi, qui m'était entièrement destiné. Je ne sus comment qualifier ce que je ressentais en ce moment présent, mais c'était le plus beau jour de ma vie. J'en étais reconnaissant à Thiel ou à quiconque l'avait mis sur ma route. Ah, il était encore plus obsédant de près. Mon cœur ne parvenait pas à se calmer. L'obsession de toute une vie se tenait devant moi et j'imaginais bien ne pas être le seul dans ce cas, mais aujourd'hui, c'était à moi qu'était donnée la chance de le rencontrer et je voulais la saisir. Un raclement de gorge me tira de ma contemplation.
— Nous aimerions avoir une table, annonça l'un de ses amis.
Lunathiel se tourna vers ce dernier, un air absent sur son visage aux traits irréalistes. Il hocha la tête, comme pour confirmer les dires de son ami.
— Bien sûr, suivez-moi.
Je les conduisis à une table, là où je pourrais aisément les regarder. J'avais l'impression d'être un fou, un fou qui luttait contre ses instincts les plus primaires. Je les installai et pris leurs commandes. Je me demandai s'ils avaient tous noté le soin que je prenais à regarder Lunathiel, car je n'arrivai pas à faire autrement. Ce dernier me regardait en retour, mais lui parlait à ses amis, regardait ce qu'il voulait et cela me frustrait. Après avoir écouté leur demande, je fus forcé de m'éloigner afin de m'en occuper.
Or mis leur apporter de la nourriture et des boissons, il était évident que je ne leur servais à rien. Ils passèrent la soirée, comme toutes les autres tables, à festoyer, parler et rire ensemble. Je parvins à ne pas faire de bêtise même en gardant un œil sur Lunathiel. Je voulais profiter de cette soirée pour ne jamais oublier ses traits. Dès lors qu'il serait libéré, il serait rarement vu ici et en tant que futur grand libéré, il se rendrait à Thiel, la ville des dragons. Autrement dit, tous savaient que son temps dans notre ville était limité. Aujourd'hui et peut-être même demain seraient les derniers jours que j'aurais à l'admirer.
Je n'essayai pas nécessairement d'être discret durant cette soirée. Je sentais les regards appuyés de madame Eseul, se demandant certainement à quoi je jouais, mais aussi ceux de ses amis, notamment d'un noble de Hallebarde. Il n'avait fallu qu'un court moment avant que la table de Lunathiel soit envahie par d'autres personnes. Ce fut rapidement un grabuge monstre autour de lui et il fut difficile de se déplacer près d'eux pour servir chacun. Sa présence chez nous dû être relayée, car nous fûmes bientôt le double à la taverne. La soirée fut exténuante, à tel point que même en désirant jeter des coups d'œil à Lunathiel, l'amas de personnes m'en empêcher tandis que d'autres me héler pour leurs commandes.
Lorsque la soirée toucha à sa fin, la taverne commença à se vider. J'aidais Jeneva et les autres à nettoyer les tables déjà vidées. Je jetai un regard derrière moi. Lunathiel et ses amis se levaient afin de partir à leurs tours. Ils laissèrent leurs écus d'or sur la table et quittèrent le lieu avec des salutations posées. Il allait s'en dire que je n'eus aucun autre regard de Lunathiel. Je ne m'étais attendu à rien, mais je sentis tout de même la déception. Jeneva tenta bien de me parler, de m'inviter à je ne sais quoi avec elle le jour suivant durant la Quintessence, mais j'avais l'esprit ailleurs.
Une fois les tables nettoyées, je pris les poubelles et me dirigea vers l'arrière afin de les jeter avec le reste. J'avais hâte de rentrer chez moi. À croire qu'admirer Lunathiel m'avait miné le moral plus qu'autre chose. Je n'aurais dû m'attendre à rien. J'ouvris la porte avec un certain agacement et jetai les sacs poubelles avec suffisamment de force pour qu'ils soient projetés jusqu'aux autres. Un plainte oral me parvint tandis que je retournai déjà à l'intérieur. Je m'immobilisai quelques secondes avant de sortir. Je m'avançai vers les sacs et mon cœur cessa de battre. Je m'accroupis à la hâte et retirai vivement les sachets préalablement jetés.
— Oh par Thiel ! m'écriai-je. Est-ce que vous allez bien ? Je ne vous avais pas vu !
Une autre plainte auditive lui échappa et je me flagellai mentalement. J'avais fait très peu d'erreurs dans ma vie, mais celle-ci allait assurément être la plus grave.
— Lunathiel, pardonnez-moi. Je ne vous avais pas vu.
Il balaya mes paroles d'un geste de la main. Son visage était rouge. Avait-il autant bu que cela ? Je regardai autour de nous. Ses amis n'étaient pas là. L'avait-il vraiment laissé dans un état comme celui-là ? Et puis que faisait-il à l'arrière ? J'hésitai à le toucher, mais au vu de son état, je décidai que je n'avais pas vraiment le choix. Je le sortis du tas d'ordures et le portai jusqu'aux marches. Sa tête dodelinait drôlement et il ne me semblait pas l'avoir bu autant que cela.
D'une main hésitante, je relevai son visage afin de voir ces yeux. Une décharge me fit trembler en touchant sa peau si douce. Je me serais perdu dans la contemplation de ces pierres de lune si ses pupilles n'avaient pas été aussi dilatées et que sa peau ne s'était pas hérissé de frisson à mon toucher. Je serrai la mâchoire et jetai encore une fois un regard autour de nous, inspirant profondément afin de sentir une quelconque odeur suspecte. Lunathiel s'accrocha à mon bras en geignant, tentant de parler.
Actuellement, il devait avoir l'impression que son corps était engourdi et la parole devenait difficile dans ces cas. Il y avait, depuis quelque temps, une drogue qui traînait dans les rues de Dragsyl. On l'appelait « l'œil de Thiel », pour sa couleur semblable à la reine des dragons ou plus communément, « la drogue du soleil ; osleï ».
Elle affaiblissait la victime pour quelques heures, exactement dans le cas de Lunathiel. Elle perdait rapidement la notion du réel et Lunathiel devait avoir la sensation que rien de ce qui lui arrivait n'était réel. Si une personne mal intentionnée, celui ou celle qui l'avaient drogué par exemple, tombait sur lui, les choses auraient pu mal aller. On pouvait rapidement ternir la réputation d'un noble, mais je n'étais pas de ceux-là encore moins avec lui.
— Êtes-vous seul ? tentai-je.
Il réagit très peu. Il hocha de façon maladroite la tête. Si ses amis étaient tous partis et qu'ils demeuraient ici, seuls, ce ne serait pas une surprise que celui qui l'avait drogué attendrait quelque part. Je ne pouvais décemment pas le laisser là et je ne voulais pas, alors même que je savais que cela pourrait m'apporter des problèmes d'être vu avec un noble, encore plus s'il s'agissait de lui. Je déglutis, ne croyant pas à ce que je me m'apprêtai à faire.
— Lunathiel je... Je vais vous porter. Vous avez été drogué et ce ne serait pas bon pour vous si on vous voyez ici, dans cet état.
Je vis qu'il essayait de me dire quelque chose, mais ne comprit pas. Il s'accrocha à mon bras et tenta de se hisser ainsi, en vain. Je posai mes mains sur sa taille, le ventre brûlant de le tenir ainsi avant de le soulever contre moi. Son corps tenait si bien dans mes bras qu'il était terrifiant de croire que je ne pourrais l'avoir. Son crâne tomba contre mon pectoral et je ne résistai pas à l'envie d'inspirer dans ses cheveux. Je crus défaillir lorsqu'une odeur douce m'envahit. Mon sang se changea en une lave incandescente.
Je me relevai et le portai sans aucun effort. Il avait le poids d'une plume pour moi. Je rentrai dans la taverne et m'immobilisai sous le regard de Jeneva et de madame Eseul. Leurs yeux étaient exorbités et leurs bouches, prêtent à accueillir une dizaine de mouches comme celle des cadavres. Je refermai la porte sous le geignement de Lunathiel contre moi. Je le déposai au sol. Il fallait que je me change pour quitter la taverne et le ramener chez lui.
Lunathiel manqua de chuter et il l'aurait fait si mon bras n'encerclait pas sa taille.
— On pourrait subir de grosses punitions si d'autres voyaient qui est là ! s'égosilla Jeneva.
— Elle n'a pas tort, avoua madame Eseul, une main sur la bouche. Lunathiel est le noble par excellence.
— Il a été drogué à l'osleï, dis-je, alors je n'allais pas le laisser dans les ordures.
J'aidai Lunathiel à s'assoir au sol, juste devant mes jambes tandis qu'il s'évertuait à s'accrocher à moi trouvant visiblement quelque chose de captivant à ma personne. Cette simple pensée fit battre mon cœur plus vite et je tentai de rester neutre face aux deux femmes. Je retirai mon veston ainsi que ma chemise avec empressement. Je sursautai lorsque Lunathiel entoura largement ma cuisse afin de l'étreindre. Sa tête relevée vers la mienne, il m'offrit un sourire, prit dans les vapes d'une réalité que lui seul pouvait voir.
— Sent Equin, murmura-t-il dans un air béa.
Cela eut le mérite de calmer mon cœur et mon corps. Je n'aurais pas dû être déçu, car je savais que je n'étais pas celui qui aurait pu faire naître un tel sourire sur son visage candide. Cependant, une part de moi le fut profondément. Je posai ma main sur ses cheveux blancs. Ils étaient si doux que ça en devenait irréel. Je caressai son crâne et il laissa sa tête tomber sur ma cuisse.
— Si même lui te prend pour un dragon..., pouffa madame Eseul.
— Mais je n'en suis pas un, grognai-je, agacé de la situation.
— On devrait le relever, proposa Jeneva en pointant la position de Lunathiel.
Elle s'approcha dans ce but, mais je l'arrêtai d'un regard. Ce serait la première fois et la dernière que je serais aussi proche de cet ange, alors je n'allais pas lui laisser la chance de m'arracher ça. Madame Eseul gloussa, comme à son habitude légèrement pompette, et j'enfilai mes vêtements avant de soulever Lunathiel une nouvelle fois contre moi. J'évitai de me gorger de son odeur devant elles. Madame Eseul disparut un instant, me faisant signe d'attendre et je regardai mon ange, confortablement blotti dans mes bras, l'air rêveur.
J'étais si en colère que quelqu'un ait pu essayer de lui faire du mal. Comment pouvait-on vouloir cela ?
— Mets-lui ça. Tu ne sembles pas enclin à laisser quelqu'un d'autre le ramener, n'est-ce pas ?
J'avisai ce qu'elle avait dans les mains. Un lourd manteau brun, de quoi cacher la plus belle création de la terre. Madame Eseul approcha et m'aida à le lui enfiler. Elle rabattit la capuche sur sa tête et observa quelques instants son visage avant de me regarder.
— Tu sais que cet enfant ne pourra pas être avec toi, n'est-ce pas ? C'est un noble, destiné à Sent Equin qui plus est. Tu ne devrais pas poser de tel regard sur lui, aussi beau soit-il, je te l'accorde.
— Je sais où est ma place, murmurai-je.
Je lui tournai le dos, tenant fermement la plume contre moi. En sortant, je replaçai bien la capuche afin d'être certain que personne ne puisse voir son visage. Je me dirigeai vers ma monture. Il n'aurait aucun mal à porter Lunathiel. Je le déposai en premier, non sans effort pour le faire tenir. Je me hâtai de monter à sa suite et le plaquai contre moi, le retenant d'un bras par sa taille afin qu'il tienne bien sur le cheval. Je devais aussi m'occuper du sien. Je tournai la tête vers les écuries et vis sans mal le sien, brillant de sa parure singulière.
Je conduisis ma monture vers la sienne et saisis les rennes de cette dernière avant de nous mettre en route. J'ignorai la silhouette cachée dans l'ombre. C'était certainement cette personne qui attendait et il ne semblait pas être un autre noble. Il ne pourrait donc que lancer des rumeurs. Je défis rapidement la parure du cheval et retirai ma veste pour l'enrouler tant bien que mal dedans, remerciant mon gabarit énorme avant de dissimuler le tout dans la sacoche de mon étalon. Je ne laissai que la selle et les rênes sur le pur-sang de Lunathiel.
Enfin, j'empruntai la route pour conduire Lunathiel jusqu'à chez lui. Il dormit presque tout le trajet. C'était une chance inouïe pour moi de pouvoir le tenir, le sentir contre moi. Ce soir ressemblait aussi à un rêve pour moi. Bien sûr, c'était terrible, car il avait été drogué ! Mais je ne pouvais m'empêcher d'avoir été heureux d'être celui qui l'avait trouvé, non sans accident. J'avais envie de le prendre comme un geste de... peu importe.
— Quand est-ce qu'on s'en ira ?
Je quittai la route des yeux pour les poser sur Lunathiel qui avait enfin réussi à aligner une phrase parfaite. Je regardai autour de nous pour m'assurer qu'il n'y avait personne. Nous étions dans le large terrain de Lunathiel, alors je pris le risque de lui retirer sa capuche. Je savais qu'il me prenait pour Sent Equin.
— Quand vous le souhaitez, murmurai-je contre ses cheveux. Il vous suffira de me le demander et je le ferais pour vous.
Quelle cruauté ! Je n'arrivais plus à comprendre : était-ce de la chance ou de la malchance ? Lui, il rigola doucement avant de lever la tête vers moi. Son air candide à croquer fit battre furieusement mon cœur. Si j'avais voulu, j'aurais pu l'embrasser et le chérir et je me dégoûtais de ne serait-ce que d'y penser. Je souillais Lunathiel avec de telles pensées et je m'y refusai. Je fronçai les sourcils et quittai cet ange du regard.
— M'emmènerez-vous contempler la capitale des vôtres ?
— Absolument et tant d'autres endroits que vous n'avez encore jamais explorés. Je vous porterais dans les lieux les plus radieux et intimes qu'il vous aura été donné de voir.
Il eut un petit rire différent, gorgé de hâte et d'impatience. Il se tut et j'en fis de même. Il ne nous fallut que quelques minutes pour atteindre sa demeure. À cette heure-là, les siens devaient dormir. J'arrêtai ma monture et descendis. Je m'assurai que Lunathiel puisse tenir, appuyé contre la tête de mon cheval avant de prendre la parure du sien pour la remettre. Une fois fait, j'aidai le bel ange à descendre. Je glissai mes mains sous ses bras et il posa les siennes sur mes épaules.
Mon cœur bondit dans ma poitrine lorsque son visage fut à mon niveau. Il aurait suffi d'encore un tout petit peu pour que je touche ses lèvres et je vis son regard descendre sur les miennes comme je le fis pour les siennes, mais c'était mal. Lui voyait quelqu'un d'autre. Je fermai douloureusement les yeux et le fis descendre à la hâte. Je le conduisis jusqu'à son perron.
— Je ne veux pas rentrer, avoua-t-il. Je ne veux pas vous quitter, pas déjà.
C'était donc de la cruauté...
— Ce n'est qu'un rêve, murmurai-je contre son oreille. Nous nous retrouverons bien assez tôt.
— Me le promettez-vous ?
— Absolument, mentis-je, absolument.
Il hocha tristement la tête et ouvrit sa porte afin de pénétrer à l'intérieur. Je le regardai disparaître, mon cœur avec lui et ne laissant que mon chagrin à ma portée.
Quelle cruauté.
Au moins il est retourné chez lui sain et sauf !