Lunathiel
Ça avait été une grande surprise. Je ne m'étais nullement attendu à rencontrer ce dragon alors que j'étais dans un état pitoyable. J'avais été si misérable après avoir quitté les nuages pour violemment m'écraser sur le sol ; après avoir vu mon rêve se briser. Non. Ce n'était pas un rêve ? Ce dragon me l'avait dit et à vrai dire, ses paroles avaient été trop envoûtantes pour que j'en pense le contraire. J'étais meurtri du choix de Sent Equin, mais ce doux dragon si mystérieux avait chassé mes pensées noires.
Cette voix si profonde avait marqué mon âme au fer blanc. Elle s'était immiscée dans mon corps et dans mon cœur jusqu'à faire vibrer mon esprit. J'ignorais qu'une telle chose était possible. C'était une voix qui semblait provenir d'une caverne, profonde et interminable, qui longeait les murs dans un écho sourd avant de s'abattre dans les vagues, s'éteignant dans un murmure. Oui, je ne pouvais trouver mieux comme description. Et ses yeux... Ses yeux avaient été loin des jugements de tous les autres.
Je lui étais apparu minable, sale, mais il n'avait eu aucun dégoût, aucun jugement. Comment cela avait-il été possible ? Comment un regard pouvait être si pur et si... tendre ? La tendresse que j'y avais lue, qui y avait luit avait été unique. On ne m'avait jamais regardé ainsi ; jamais traité avec autant de bienveillance et de délicatesse. On n'avait jamais retiré ses vêtements pour m'offrir une place sûre. C'était idiot comme ça, mais... C'était refusé à son confort pour celui d'autrui.
Aucun homme ne pouvait être comme ça. Je ne le croyais pas lorsqu'il disait être un paysan ou même quand les autres le disaient. C'était un dragon et je m'agaçais en pensant qu'il pourrait avoir un libéré lui aussi. Je ne voulais pas. C'était moi qu'il regardait avec autant de douceur, alors il ne pouvait y avoir quelqu'un d'autre n'est-ce pas ? Je ne voulais pas le laisser à un autre, mais comment lui faire avouer sa véritable nature ? Je le voulais pour moi et s'il s'avérait qu'il avait un libéré, alors je le ferais disparaître.
Je ne voulais plus de Sent Equin. Il m'avait rejeté et humilié face à tous pour une vermine de Consyl. J'étais Lunathiel de Veillune. Ce n'était pas « bien » de m'avoir comme paire d'âmes, mais c'était un honneur !
— Lunathiel !
Je sursautai et me retournai. Reïdja semblait agacé et je finis de prendre le livre que j'étais venu chercher dans les rangées de la bibliothèque avant de lui faire face.
— Nous t'avons cherché toute la journée ! s'égosilla-t-il. Qu'est-ce qui t'a pris de disparaître ? Où étais-tu ?!
Là où j'aurais dû être depuis longtemps. Ce dragon, Rob, allait finir par m'appartenir, quel qu'en soit le prix, mais ça, je ne pouvais le dire à personne. J'allais garder ça secret et protéger mon doux dragon des yeux des opportunistes et des envieux. Je n'allais pas faire encore une fois la même erreur. Plus on désirait une chose et qu'on en parlait, plus il y avait des risques qu'on nous l'arrache sans pitié. J'allais faire payer à ceux qui s'était sentis satisfaits de mon échec et à ceux qui m'avait rejeté, à commencer par Sent Equin.
— Je me suis retiré pour avoir un peu de paix. Je ne suis pas idiot. C'est la Quintessence, tout le monde allait parler de moi et venir faire les hypocrites en me faisant part de leurs « surprises » quant à mon échec, mais nous savons tous que chacun d'eux va faire en sorte de m'humilier pour traîner le nom de ma famille dans la boue.
Lorsque Reïdja voulut parler, je levai ma main pour le faire taire.
— Mon père lui-même m'a humilié, alors penses-tu que les autres se retiendront ? Je ne laisserais pas ça impuni.
Je ne lui laissai pas l'opportunité de me répondre et le dépassai pour rejoindre les enfants qui m'attendaient impatiemment. Quitter ce dragon n'avait pas été facile et plaisant, mais il m'avait timidement avoué avoir encore du travail à faire. J'avais bien vu à quel point ça lui avait coûté de me dire cela. Je l'avais embrassé et j'étais véritablement heureux de la réaction qu'il m'avait offerte. Voir un tel colosse rougir pour si peu m'avait beaucoup plu.
Je n'avais pas le cœur à la fête. Je n'avais pas voulu me retrouver au milieu de tous ces fourbes qui m'auraient souri en pensant à quel point j'avais été humilié. J'étais resté encore un peu de temps avec mon beau dragon à le regarder brosser les chevaux avant de rentrer afin de m'habiller plus proprement et de retourner à la bibliothèque de Dragsyl. Pleins d'enfants attendaient avec joie qu'on leur conte les histoires d'antan et je savais qu'ils n'étaient pas assez grands pour se rendre compte des choses.
Lorsque les enfants me virent arrivé, ils se mirent à sautiller d'enthousiasme et je me fis une joie de me mêler à eux afin de leur lire un passage du livre que j'avais choisi. Je restai silencieux à les regarder jusqu'à ce qu'ils daignent se calmer eux-mêmes. Cela se fit rapidement et je leur souris, profondément satisfait par leur comportement.
— Alors, pourquoi ne pas assister à la Quintessence ? questionnai-je. Ça ne vous intéresse pas ?
Reïdja s'installa derrière, en retrait contre une étagère de livre. S'il attendait de continuer notre conversation, il n'avait pas compris que moi, je l'avais terminé.
— Je me suis fâché avec ma maman, se lança l'un. Elle dit que c'est bien fait pour toi si Sent Equin t'as pas choisi, mais moi je comprends pas et j'aime pas comment elle est méchante.
— Pareil ! s'écria une autre. Papa et maman disent que tu es pas gentil, mais moi je t'aime beaucoup alors je sais pas pourquoi ils disent ça !
— C'est parce que Lunathiel n'a pas été choisi par Sent Equin, alors ils ne veulent plus s'associer à lui. Les miens disent que tu as été abandonné par Thiel, reprit un autre, plus âgé.
Je laissai le livre que j'avais choisi tomber sur mes genoux. Ces misérables nobles n'avaient même pas attendu pour cracher sur moi et contraindre leurs enfants à me haïr. Je relevai un regard vers Reïdja et le regard qu'il posa sur les enfants fut indéchiffrable. Qu'est-ce que ses parents avaient bien pu dire sur moi ? Et lui, qu'est-ce qu'il en pensait réellement ?
— Tu dois pas dire ça ! L'Ordre va venir te chercher si tu continues à être méchant ! s'écria la petite fille.
Un lourd silence s'abattit chez les enfants. Certains plaquèrent leurs mains sur leur bouche comme si une terrible bêtise venait d'être dite et ce n'était pas totalement faux.
— C'est des conneries cette histoire d'Ordre. C'est juste pour qu'on reste tranquille, rassura le plus âgé.
— Tu penses ? relevai-je. Pourquoi penses-tu que cette histoire est fausse ?
— Bah, je les ai jamais vus !
Ça semblait logique pour lui et il était sûr de lui, mais ça ne fonctionnait pas comme ça.
— Il existe. L'Ordre existe, affirmai-je. J'étais encore un enfant la première fois que je les ai vus pour un de leur raid ici, à Dragsyl. Vous voulez que je vous raconte ?
La plupart d'entre eux étaient très jeunes ; trop jeunes pour ne pas avoir peur. Chaque enfant avait sa faiblesse une fois au coin du feu et chaque adulte découvrait ce que cela faisait d'être à la place de celui qui racontait. Ils déglutirent et je sus que la tentation serait plus forte que la peur, car même ce sentiment devenait une source de plaisir. Avant le frisson venait toujours l'excitation et c'était une fois que les lumières s'éteignaient que tout nous revenait.
Ils se vantèrent d'être assez grands pour entendre parler de l'ordre, j'acquiesçai avant d'accéder à leur demande.
— C'était comme l'orage qui grondait dans le ciel. Il y a eu un éclair brun, un grondement sourd et le sol s'est mis à trembler. Lorsque nous sommes sortis, le ciel était fendu d'ombre vive qui l'illuminait. Des dragons immenses se sont battus avec les nôtres et les rugissements étaient si bestiaux, si puissants, que l'onde parvenait à nos maisons.
Ils se tendirent, se blottirent contre les autres et je sus que mes talents de conteurs n'étaient pas des moindres.
— Ma maison a été rasée par les battements d'ailes de l'un d'eux. Nous avons dû nous frayer un chemin à travers les ruines de celle-ci pour atteindre l'extérieur et une fois là-bas, deux dragons de l'Ordre étaient là. Il y avait un dragon de feu et un dragon de terre, celui qu'on appelle Egon.
Des exclamations terrifiées les échappèrent et je n'essayais pas de les rassurer.
— C'est ce jour-là que ce dragon obtint un nom chez nous. Ce jour-là qu'il devint la calamité de la terre. Son rugissement avait fendu la ville en deux. Ses ailes avaient rasé certaines maisons et des éclats de roches ont transpercé Dragsyl, mais Egon n'a jamais été un dragon adulte.
— Quoi ? s'exclamèrent-ils. Mais...
— Je l'ai vu. Ses épines dorsales étaient tout juste aussi grandes qu'une dague. Ce n'était qu'un jeune dragon et sa puissance a tout de même détruit Dragsyl. Egon ne sait jamais remontré à nous, mais le reste de l'Ordre, si. L'Ordre existe. Il laisse dans son sillage des fleuves de sang et ce sont des partisans d'Arkya. Ils ne sont bons qu'à détruire et tuer sans jamais éprouver de pitié.
Je me relevai et me mis devant celui qui avait tenté de convaincre les autres que l'Ordre n'existait pas.
— L'Ordre existe, répétai-je, et tu devrais prier Thiel d'être notre gardienne et de nous protéger des partisans d'Arkya. Si l'Ordre revient, le ciel et la terre ne seront que cauchemars.
Reïdja laissa un léger rire lui échapper. C'était facile de faire peur aux enfants. Nous étions aussi passés par là. Nous savions quoi faire, quoi dire et ce n'était que justice lorsque nous avions subi de telles terreurs petites. Croire qu'une chose n'existait pas parce que nous ne l'avions jamais vue était ridicule. Certainement cela semblait plein de sens pour un enfant, mais ça s'arrêtait là. Il y avait trop de choses qu'on ne voyait pas et qui étaient pourtant bien réelles.
Reïdja s'avança et s'inclina sur les épaules des enfants. Il en saisit deux de chaque main avant de prendre une voix sombre et murmurer :
— Si vous n'êtes pas sages, « L'Hydre » viendra vous dévorer.
— L'Hy... L'Hydre ? bégaya l'un des enfants.
— C'est ainsi que nous appelons les quatre dragons du fléau. Egon, le fléau terrestre ; Osran, le fléau des flots ; Sona, le fléau des flammes ; Volga, le fléau des vents.
Les plus trouillards d'entre eux se cachèrent derrière les autres et Reïdja se redressa, fier de lui et évidemment amusé. Je me laissai confortablement tomber dans le fauteuil. À leurs âges, les histoires étaient un peu plus terrifiantes et sanglantes, mais je supposais que ça avait changé pour cette génération afin que cela paraisse moins agressif. La vérité était bien terrible. Lorsque l'Ordre venait, il ne laissait aucune échappatoire à ceux qui étaient sur leur route. Nos dragons se battaient avec eux, sans pitié.
Père me l'avait raconté afin que je puisse comprendre, petit, pourquoi je n'avais pas de mère comme les autres enfants. L'Ordre l'avait tué alors que je n'étais qu'un bébé et j'avais échappé de feu à être dévoré par l'incendie qui avait rasé notre ancienne demeure. Un Veillune avait failli mourir ce soir funeste et de toutes les familles, qu'un Veillune puisse rendre l'âme n'était pas acceptable. Notre lignée ne pouvait pas s'éteindre, car nous étions voués à un grand destin, à un grand honneur.
Le refus de Sent Equin à mon égard avait été bien plus qu'une simple humiliation. Laisser ça impuni ; tous les laisser impunis alors que je sentais le poids de la satisfaction de tous ces misérables nobles quant à mon échec... Il en était hors de question. J'avais été si bon à attendre que les choses viennent à moi. Désormais, je me promettais de les prendre, à commencer par mon beau dragon qui n'avait eu que douceur et sincérité à mon égard. J'allais prendre Rob, le dérober au monde et me venger de ceux qui auraient craché sur moi.
J'étais Lunathiel de Veillune et je ne laisserais jamais cela impuni.