Lunathiel
Je tirai sur les rênes de ma monture pour la faire ralentir. Je ne supportais tout simplement pas le trot. J'avais purement et simplement l'impression que ma tête allait exploser, que mon estomac allait lâcher et que mon cœur n'était qu'un vil carrousel qui menaçait mon équilibre. Je grognai, assez discrètement pour que les paysans ne m'entendent pas, mais Reïdja, si. Il me glissa une œillade, se moquant allègrement de mon cas et je ne comprenais pas pourquoi lui semblait être en si bon état !
— Toi, marmonnai-je, comment peux-tu tenir ainsi sans avoir l'air de souffrir ? Nous avons bu autant l'un que l'autre !
— Ce n'était pas la première fois que je buvais, s'amusa-t-il, mais tu as été capable de retourner jusqu'à toi, alors estime-toi heureux ! Ma première fois a été catastrophique. Je n'ai pas retrouvé le chemin de la maison.
— À propos de ça...
J'accélérai légèrement, serrant les dents sous la désagréable sensation, afin de le rattraper et me mettre à son niveau afin de ne pas a avoir à élever la voix. Hier soir... J'avais fait un rêve étrange. Il y avait eu ce garçon ou plutôt... ce dragon, si grand et fort. Ça avait été... Sent Equin ? En tout cas, je l'avais appelé ainsi et ça avait été le plus beau rêve que je n'avais encore fait ! J'étais certain qu'il était venu afin de me guider. Il y avait eu cette aura si belle, si charismatique et énigmatique.
— Je me demande si je suis vraiment rentré seul.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
Il était curieux. Je saluai distraitement quelques enfants qui tentaient de courir après nos chevaux.
— Et bien, j'ai fait un rêve un peu étrange. Du moins, je pense que j'étais éveillé, mais que je délirais complètement. Il y a eu ce garçon... Tu sais, celui de la taverne, le dragon.
— Ce n'est pas un dragon d'après les rumeurs, répéta Reïdja une énième fois, comme hier soir.
Je chassai ses paroles d'un geste. Impossible !
— Je pense que mon esprit à superposer ce dragon a l'image que j'aurais pu avoir à Sent Equin.
Reïdja ralentit son cheval jusqu'à l'arrêt complet et posa un regard grave sur moi.
— Tu veux dire que ce paysan t'aurait ramené chez toi en se faisant passer pour Sent Equin ?
Ce n'était pas ce que j'avais dit, mais je supposais que ça pouvait être compris comme ça. Je compris la gravité de mes mots qu'une fois sortit. Si ce dragon de la taverne m'avait vraiment aidé, je venais de le mettre en danger. J'étais d'accord pour dire que les dragons ne... travaillaient pas dans des tavernes, mais il était évident qu'il ne pouvait pas être humain ! Il était si grand et si fort ; trop charmant pour être un humain et surtout un misérable paysan.
Et s'il l'était vraiment, alors même que j'avais les gens de sa caste en aversion, je lui devais au moins de le défendre. Qui sait la vermine mal intentionnée qui aurait pu me trouver et vouloir me faire du mal. Reïdja ou pas, j'avais fait une erreur en disant cela.
— Oui, bien sûr, sur une immense licorne blanche vêtue d'une soie dorée ! m'exclamai-je en rigolant.
Il leva un sourcil et je donnai un coup de talon pour reprendre ma route.
— C'est faux, mentis-je, mais tu avais l'air tellement obsédé par lui hier. Tu répétais à qui voulait l'entendre que c'était un humain et qu'il ne fallait pas baisser sa garde parce qu'il « était monté comme un ours ».
— Est-ce... je me suis vraiment permis de dire ça ? s'indigna-t-il. Non, je refuse d'y croire ! Lunathiel !
Je l'abandonnais à son tourment de disgrâce et galopai alors même que je menaçais de recracher le peu que j'avais réussi à avaler ce matin. Il me poursuivit et nos rires fendirent la ville qui était parée pour la Quintessence. C'était aujourd'hui. Aujourd'hui était un jour de fête et la chose, l'unique chose, qui pouvait l'embellir serait lorsque Sent Equin me choisirait comme paire d'âmes et qu'alors, je serais son libéré. Je paraderais alors avec lui dans les rues de Dragsyl sous l'acclamation du peuple.
Être avec Sent Equin s'était apporté l'honneur suprême sur mon nom, tout comme le premier Veillune à avoir été baptisé « libéré ». Nous étions les figures de force de Dragsyl et des autres contrées ; nous étions les libérés les plus distingués qu'un dragon pouvait rêver. J'étais née pour apporter l'honneur et c'était là la mission de chaque enfant de Veillune. Je n'avais jamais eu à faire d'effort pour obtenir ce que je voulais et je savais qu'aujourd'hui encore, j'avais gagné.
Il n'y avait pas photo entre moi et les deux autres misérables de Consyl et Verasyl. C'était bien pour cela que tous disaient que j'étais le candidat idéal et même sans leur parole futile, j'y avais toujours cru. Ça coulait abondamment dans mes veines. C'était aussi évident que respirer et manger ; c'était une nature profonde. J'étais intimement et profondément lié au grand Sent Equin et je n'allais laisser personne me l'arracher. Aujourd'hui, je prouverais à Erasse et père qu'ils avaient eu tord de douter.
Alors, lorsque nous fûmes à l'académie, ce fut naturel que tous viennent vers moi afin de me présenter leurs vœux. Il s'agissait de souhaits de bonheur qu'on disait à chaque futur libéré. Aujourd'hui, il n'y aura que la célébration de Sent Equin et demain et les autres jours, les catégories de dragons passeraient un à un. Demain, ce serait le tour de Reïdja avec son dragon de feu. Il était là aujourd'hui pour assister, comme tous les nobles, à mon ascension.
Madame Asméria nous attendait à l'entrée du « berceau » de Sent Equin. Par là, j'entendais qu'elle patientait afin d'avoir à ses côtés les trois enfants nés lors d'une nuit de Thiel. Je fus le premier sur arrivée, sans surprise pour personne. Le second fut l'enfant de Verasyl, un pouilleux qui sentait le poisson, certainement vivait-il près de la mer, et celui de Consyl demeura absent. Ce fut d'un esprit commun que les nobles de Dragsyl s'en offusquèrent. Être en retard à une telle cérémonie était... impardonnable.
Madame Asméria se racla la gorge et tapa dans ses mains pour attirer l'attention de tous. Derrière elle, la lourde porte de pierre sertie de joyaux attendait d'être ouverte par nos instructeurs.
— Nous ne pouvons plus nous permettre d'attendre notre compatriote de Consyl. Aujourd'hui est un jour de grande fête. La Quintessence est attendue de tous depuis l'apparition du grand Sent Equin. Nos cœurs éprouvent une joie comme jamais ils n'en ont connu et le libéré qui aura l'honneur de devenir la paire d'âmes du frère de la reine Thiel ira parader dans les rues de nos villes.
Je me redressai davantage si seulement cela avait été possible, fier d'en être le futur porteur. Madame Asméria m'accorda un regard appuyé avant de se tourner vers les instructeurs. Elle leva la main et les ordonna d'ouvrir la porte. Celle-ci s'ouvrit dans un bruit lourd et sourd et les nobles s'y engouffrèrent. Moi et celui de Verasyl, nous passerions en dernier afin de marcher devant tous. Mon cœur battait si vite ! C'était le moment ! Le moment que j'avais attendu toute ma vie !
Erasse et père passèrent à côté de moi, mais même leurs regards de mise en garde ne parvenait plus à me faire descendre de mon petit nuage. Nous attendîmes quelques minutes qui me parurent tout de même interminables avant que des violons ne retentissent en jouant une mélodie aussi douce qu'une comptine. Moi et l'autre fûmes face à la porte à contempler les longues lianes fleuries, les murs recouverts de mousse verte ainsi que les jointures des dalles et tout au fond, il y était.
Endormi et recouvert d'une flopée de fleur à l'odeur douce qui nous parvenait, le grand Sent Equin poursuivait paisiblement son sommeil. Cependant, sa queue se mit à bouger en rythme avec la musique et nous nous mîmes à avancer. Madame Asméria commença à réciter de vieux écrits en draconi ancien que peu arriver à comprendre. Je décelai tout juste quelques mots. Ça devait parler de notre histoire, des dragons et de la façon dont nous nous étions promis à eux et eux à nous.
Nous dûmes nous arrêter à quelques pas de mon but, de mon dragon. Nous posâmes nos mains sur nos têtes et baissâmes nos corps en guise de salut. Cela signifiait « notre esprit est avec vous » et s'était une grande marque de respect envers autrui, alors on les réserver naturellement aux dragons. La musique s'arrêta, madame Asméria se tut et nous nous redressâmes. Sent Equin cessa de bouger sa queue. Un bruit guttural lui échappa et il ouvrit un œil.
Mon pauvre cœur bondit dans ma poitrine. Il avait des yeux blancs, aussi purs que la neige des grandes montagnes et son corps, ses écailles immenses à la forme des ailes des fées d'antan étaient brillants et immaculés. Lorsqu'il s'étira avec l'élégance d'un félin, ses longues griffes semblables à du cristal s'enfoncèrent dans la terre et arrachèrent les fleurs tandis que lorsqu'il se secoua, toutes celles qui furent sur son corps tombèrent une à une comme la pluie. Il ouvrit ses grandes ailes transparentes, sillonnait de petites étoiles et revint s'asseoir, face à nous. Son souffle glaçait nous frappa et je plongeai mon regard dans le sien. Il était magnifique, splendide, à couper le souffle !
La suite était simple. Il allait nous sentir, un à un et le lien allait s'établir. Je n'essayais pas de ralentir mon palpitant, car cela aurait été impossible. Je savourais ce moment, si beau qu'aucun rêve ne pourrait jamais le battre. Lorsqu'il inclina sa large gueule vers l'enfant de Verasyl, quelques rires s'élevèrent dans l'assemblée. Je leur lançai un regard noir et la victime de ses moqueries me remercia silencieusement. Je n'avais pas fait ça par charité, mais j'étais profondément agacé qu'on puisse rompre un tel moment !
Sent Equin donna un coup de langue sur le visage de ce dernier avant de souffler et de se détourner de lui. Je pouvais comprendre la déception de celui-là, mais ça avait été plutôt évident. Il irait désormais se trouver un autre dragon dans les autres castes. C'était son sort. Moi, je me concentrais sur mon but. Sent Equin passa à moi. Sa large gueule inspira à mon niveau et il ferma les yeux. Il vint se frotter à mon ventre et je reculai d'un pas sous sa force. Lorsque ses yeux s'ouvrirent pour se lier au mien, il gronda et vint lécher mon cou. Sa langue était râpeuse.
Ça chatouillait. Je rigolai et mes mains, qui auraient dû et qui étaient restés dans mon dos jusque là, vinrent se poser sur sa tête. Des exclamations s'élevèrent encore et je fermai mes yeux lorsqu'il pousse plus fort pour loger sa tête contre mon corps. J'avais réussi. J'avais réussi. J'avais réussi ! Un rire un peu fou m'échappa et je m'apprêtai à dire de vive voix ma satisfaction lorsque des bruits de pas, d'une respiration lourde et effrénée m'interrompit.
Je me tournai avec agacement et écarquilla les yeux. Qu'est-ce que... Il se stoppa auprès de madame Asméria, remit ses vêtements en place et expliqua d'une voix essoufflée :
— Je suis Uriel de Consyl... L'enfant né sous une nuit de Thiel. Je suis là pour... pour devenir le libéré de Sent Equin.
La foule calme devint immédiatement une cacophonie. Uriel. Ce Uriel ? Cette vermine de Consyl était un prétendant au même titre que moi ? Et puis, comment avait-il réussi à sortir de la pièce ?! Pourquoi était-il toujours là ? J'avais pourtant été clair. Les gens de son espèce n'avaient rien à faire à Dragsyl ! Non. Non. Je ne pouvais pas le laisser gâcher mon moment. Je me retournai vers Sent Equin, mais il se redressa et se mit à marcher avec ses pas lourds vers cet Uriel.
Le bruit ambiant s'arrêta, le temps se figea et comprenant ce qui était en train de se passer sous mes yeux, je tendis ma main pour saisir des écailles, mais un bras scinda ma taille. Je me tournai et trouvai Reïdja qui me tenait fermement, un air désolé sur le visage. Je contemplai, impuissant, le lien qui s'établissait entre ce bâtard de Consyl et mon dragon, le grand Sent Equin. Des volutes de lumières les enveloppèrent et je sentis mes jambes se dérobaient.
Comment pouvait-il préférer ce bâtard à moi ?
Reïdja me maintint et me força à quitter la pièce. Les regards des nobles braquaient sur moi et brûlaient ma peau. Je n'arrivais plus à respirer. Il me fit sortir et un coup de tonnerre s'abattit au-dessus de l'académie. Je sursautai et me laissai tomber au sol. Reïdja regarda derrière nous et essaya, en vain, de me relever. La pluie s'abattit de façon torrentielle et des larmes se mirent à couler sur mes joues. Elles aussi, elles me brûlaient. J'avais tout perdu.
J'étais perdu.
Si ce n'était pas Sent Equin, ça ne pouvait être personne d'autre.
— Lunathiel, tout le monde te regarde. Relève-toi, murmura Reïdja.
J'arrachai mon bras à son emprise, me relevai difficilement, meurtri et me tournai vers les quelques nobles qui étaient sortis pour contempler mon état pitoyable.
— Qu'est-ce que vous voulez vermines ?! m'exclamai-je. Vous n'êtes même pas digne de poser un seul regard sur moi.
Un noble quitta rapidement l'assemblée et passa à côté de moi. Il s'arrête un instant, le temps de murmurer acerbe :
— Tu as beau être magnifique, ton intérieur est laid.
Mon souffle se coupa et avant que je ne puisse le répondre, acerbe, il s'en allait. Père et Erasse passèrent à côté de moi à leur tour. J'étais un Veillune. J'étais un Veillune et j'avais échoué. J'avais causé le déshonneur sur notre nom. Ils n'allaient jamais me pardonner. J'attrapai précipitamment le poignet de mon père et il se tourna vivement. Sa main s'abattit avec force contre mon visage. Le bruit résonna si fort que j'eus l'impression qu'il avait arrêté de pleuvoir l'espace de quelques secondes.
Je relevai la main à ma joue, la vue brouillée par les larmes.
— Tu n'avais qu'une chose à faire, grinça-t-il, une seule. Et tu as échoué.
Il se tourna avec rage et rejoignit Erasse qui l'attendait en bas des escaliers. Reïdja posa une main sur mon épaule et mes larmes revinrent de plus belle. Qu'est-ce que j'avais fait pour mériter ça ? Comment tout avait pu si mal tourner en si peu de temps ? Tous mes espoirs avaient été réduits à néant par cette saloperie de Consyl. Moi, Lunathiel de Veillune j'avais été réduit à moins que rien par un misérable noble de Consyl ?
— Pas maintenant, me prévint Reïdja. Il te regarde tout. Si tu montres ta colère pour Uriel, ils n'accepteront pas. C'est le libéré de Sent Equin maintenant.
Je lui jetai un regard dégoûté. Depuis quand il appelait les misérables de Consyl par leur prénom ? Je rejetai son contact et dévalai les escaliers pour poursuivre père et Erasse. Je devais trouver quelque chose pour que les derniers jours avec eux ne soient pas aussi catastrophiques et néfastes que cet instant. Je pris ma monture et parti au galop, l'envie de rendre mes tripes me revenant. Il ne me fallut qu'une ou deux minutes pour les voir.
Je les rattrapai bien vite. Il n'avait pas pris leurs dragons aujourd'hui puisqu'ils auraient pu parader avec moi et Sent Equin en tant que membre proche de la famille. Je me calai près de la monture de père et tirai sur sa laisse pour l'immobiliser.
— Père, je vous en prie, écoutez-moi. Aujourd'hui, quelque chose s'est passé entre Sent Equin et moi. Je sais que...
— Cesse de te voiler la face ! gronda-t-il. Tu n'as pas été capable d'être son libéré. Si lui te rejette, qui voudra de toi ? Tu es un bon à rien.
Il essaya de reprendre sa route, mais je l'en empêchai. La pluie nous avait déjà trempés jusqu'à l'os.
— Erasse, je t'en supplie, dis-lui que je peux encore arranger les choses.
— Les Veillune ne connaissent pas d'échec, tonna-t-il. Lunathiel, aujourd'hui, aurait dû être celui que nous auraient porté un honneur comme jamais personne n'en avait connu.
— Je sais que j'en suis capable ! m'agaçai-je.
— C'est trop tard. Tu n'as pas été capable de battre un noble de Consyl et tu voudrais qu'on te croie capable de quelque chose ? Je ne veux plus voir ton visage. Débrouille-toi pour récolter au moins un dragon de feu que tu ne traînes pas plus notre nom dans la boue.
J'allais répondre, me défendre corps et âme pour ne plus voir la colère et la haine dans son regard ou la déception dans celui d'Erasse, mais un autre coup de tonnerre s'abattit. Mon cheval se cabra et je chutai. Une douleur lancinante me prit à la tête et la boue s'infiltra dans mes vêtements. J'essayai de les retenir, en vain.
J'avais tout perdu.
J'étais perdu.