Le lendemain matin
La lumière blanche des néons clignote faiblement au-dessus de nos têtes. L’air est tiède, presque étouffant, saturé de parfums mélangés : café froid, désodorisant bon marché, sueur d’étudiants fatigués. Je suis là, assise à ma place habituelle, au premier rang. Mon carnet est ouvert, mon stylo aligné parfaitement contre le bord. J’entends encore battre mon cœur, doucement, mais plus vite qu’à la normale.
Le professeur corrige les dernières copies sur son bureau, le regard concentré. Son expression neutre se transforme soudain, le coin de ses lèvres se relève à peine.
— Millie, je suis vraiment fière de toi. Tu as brillamment réussi le dernier test, dit-il les yeux posés sur moi avec une sincérité désarmante.
Mon ventre se noue, mais pas de stress cette fois. Une chaleur douce m’envahit, comme si ses mots avaient délié quelque chose en moi. Je baisse les yeux, incapable de soutenir ce regard trop direct.
— Merci Monsieur murmuré-je, un sourire timide accroché à mes lèvres, presque maladroit, comme si je ne savais pas très bien quoi faire de cette reconnaissance.
C’est rare, les compliments. Encore plus quand ils sont publics. Autour de moi, je sens quelques regards se tourner dans ma direction. Pas méchants. Juste… curieux. J’essaie de ne pas y prêter attention. Je note mécaniquement la date dans la marge de mon cahier pour occuper mes mains.
Le professeur balaie la salle du regard. Son visage se referme lentement, comme si une ombre venait de passer.
— Jayden ? appelle-t-il, d’un ton un peu plus tendu.
Un court silence s’installe. Les têtes se tournent toutes, presque comme un réflexe, vers le fond de la salle. La chaise de Jayden est vide. Son sac n’est pas là non plus. Une absence qui pèse plus que d’habitude.
— Où est Jayden ? reprend-il, visiblement agacé cette fois.
Sa voix résonne dans le calme de la pièce. Quelqu’un, au fond, marmonne d’un ton détaché :
— Pas là.
Je me retourne à peine. C’est un type du fond que je ne connais pas vraiment. Toujours avachi sur sa table, les écouteurs à moitié dissimulés dans sa manche. Le genre de gars qu’on oublie dès qu’on sort de la pièce.
Le professeur ôte ses lunettes avec lenteur. Il ferme les yeux, se pince l’arête du nez comme pour se retenir de dire quelque chose de trop franc. Puis il les remet en place d’un geste las.
— Justin ?
Un nouveau murmure traverse la salle, plus nerveux cette fois. Les regards s’échangent, mais personne ne semble vraiment savoir. Finalement, une voix traîne depuis le fond de la pièce, monocorde :
— Pas là non plus.
Un soupir collectif flotte, imperceptible mais bien réel. L’ambiance est suspendue entre tension et routine. Moi, je me demande où ils sont passés. Jayden. Justin. Deux prénoms répétés chaque semaine comme une mauvaise habitude. Et pourtant, aujourd’hui, leur absence semble un peu plus lourde que d’habitude. Peut-être à cause du ton du professeur. Ou peut-être à cause de ce vide que je ressens sans bien savoir pourquoi.
Le professeur serre les lèvres, et je vois ses mâchoires se contracter légèrement. Il est contrarié, ça se sent dans la façon dont il plisse les yeux, dans cette tension rigide qui s’installe dans ses épaules. Son regard balaye une dernière fois la salle, lent, méthodique, presque déçu. Puis, sans vraiment nous regarder, il lâche d’une voix sèche, presque coupante :
— Très bien. Le cours est terminé.
Et juste comme ça, il attrape sa mallette, pivote sur lui-même et quitte la salle, ses pas résonnant lourdement sur le carrelage. Pas un mot de plus. Juste ce départ brusque, presque vexé.
Un silence un peu étrange s’installe. Personne ne parle vraiment, mais on sent une forme d’agitation se répandre dans l’air. Certains haussent les sourcils, d’autres échangent des regards furtifs. Moi, je reste figée une seconde, le stylo encore en main. J’ai toujours un temps de latence quand quelque chose dérape comme ça. Je cherche inconsciemment à comprendre, à reconstituer ce qui a cloché, à me raccrocher à une logique. Mais parfois, il n’y en a pas.
Je commence à ranger mes affaires avec lenteur, presque mécaniquement. Les pages de mon cahier froissent un peu sous mes doigts, et le bruit des sacs qu’on referme, des chaises qui raclent le sol, vient peu à peu briser ce flottement pesant. Autour de moi, les autres s’activent plus vite que moi. Je les entends murmurer des suppositions, plaisanter à demi-voix, mais sans grande conviction. Il n’y a pas de vraie réponse. Juste un prof à bout et deux absents qui finissent par faire tache.
Je fourre mes stylos dans ma trousse, je ferme doucement mon sac. En me levant, je jette un dernier regard vers le bureau vide du professeur. Il n’y a plus rien à voir, mais je crois que j’attendais un signe, un geste, quelque chose qui explique.
Mais non.
Alors, je passe la porte, moi aussi. Comme les autres. Un peu sonnée, un peu ailleurs. Et je me demande : est-ce que c’est toujours comme ça, à l'université ? Ce mélange d’imprévisible et d’indifférence, où même les silences semblent peser plus que les mots ?
Au dortoir.
Mia pousse un long soupir, théâtral, presque mélodramatique. Je lève les yeux de mon carnet, juste assez pour la voir affalée sur son lit, les bras croisés sur sa poitrine et les yeux rivés au plafond comme si elle attendait une réponse divine.
Lia, installée en tailleur sur le tapis, abaisse lentement son livre, le regard perçant, presque amusé.
— Tu recommences, Mia.
— Recommence quoi ? réplique Mia, l'air faussement innocent, un sourire en coin au bord des lèvres.
— Ce truc bizarre… de sourire toute seule et de marmonner dans ton coin comme une ado amoureuse dans une série des années 2000, dit Lia en plissant les yeux.
Mia ne se démonte pas. Elle redresse la tête, pose une main sur sa poitrine comme une actrice dramatique et lâche, rêveuse :
— Ce n’est pas bizarre. C’est de l’amour.
Lia éclate de rire. Un rire court, moqueur, un peu incrédule aussi. Ce genre de rire qui dit « tu me fatigues, mais je t’aime quand même. »
— De l’amour ? Mia, sérieusement… tu connais à peine ce mec.
— J’en sais assez, pour savoir que c’est le bon répond Mia, piquée. Son regard devient un peu plus vif, comme si elle se préparait à défendre son honneur sur un ring imaginaire.
— Ah ouais ? Genre quoi ? Qu’il est beau, mystérieux, et qu’il a des bras tatoués ?
— Non. Il aime son café noir, sans sucre. Il en boit quatre par jour. Toujours dans le même mug. Blanc, avec une ancre marine dessus.
Lia se redresse d’un coup, les sourcils froncés. Elle pose son livre avec précaution, comme si ce qu’elle allait dire méritait une pleine attention.
— Attends... Tu sors ça d’où ? Tu l’as traqué ?
— Je ne l’ai pas traqué, Lia. Ça s’appelle s’intéresser. I-N-T-É…
— Merci, je sais épeler, s'intéresser, la coupe Lia, un sourcil levé, blasée.
— Enfin , je me suis juste… intéressée à lui. Ça s’appelle prêter attention. Tu devrais essayer.
— Ok, si tu le dis. Mais savoir qu’il boit du café et qu’il aime les encres marines, ça ne fait pas de toi sa biographe. Tu ne sais rien de vraiment intime : sa famille, ses blessures, ce qu’il fuit, ce qu’il rêve… ce qu’il compte faire après ses études c’est juste une attirance physique parce que tu le trouves beau mais tu ne sais rien de lui.
Mia croise les bras, visiblement piquée au vif.
— Faux. Je connais sa famille. Et son passé.
Le ton est plus sec, plus tranchant. Pas juste une pique entre sœurs, cette fois. Quelque chose de plus profond affleure.
Moi, je reste en retrait, assise sur mon lit. J’observe en silence leur échange qui vire doucement à la joute. Ça m’agace parfois, cette énergie qu’elles déploient à s’opposer pour tout et rien. Mais je commence à comprendre que c’est leur langage à elles. Une forme de lien un peu chaotique mais indéfectible. Leur complicité se cache derrière leurs sarcasmes, comme un fil invisible qui les relie.
Elles sont comme ça : deux pôles opposés, deux feux qui s’attirent autant qu’ils se repoussent. Ça peut sembler étrange de l’extérieur, presque épuisant. Mais à force de les côtoyer, j’ai fini par voir la tendresse dans leurs affrontements.
Quant à moi, je ne vois pas vraiment le problème. Si Mia est amoureuse, eh bien… tant mieux pour elle. Même si elle s’emballe un peu vite, ce n’est pas un crime d’y croire. On vit dans un monde où tout le monde se cache derrière des masques ; alors quand quelqu’un te fait vibrer, quand il te donne envie d’être vulnérable… pourquoi pas ? Qui suis-je pour juger ? Et puis, si ce gars est vraiment quelqu’un de bien, peut-être qu’elle a raison de lui laisser une chance.
Je m’apprête à lui dire quelque chose dans ce sens, à glisser un mot de soutien, quand Lia lève les yeux de son livre avec un sourire en coin et lâche, d’un ton trop calme pour ne pas être suspect :
— Tu veux dire… à part le fait qu’il bosse pour une organisation criminelle non identifiée, qu’il a probablement tué des gens sur la conscience, et qu’il s’est fait un nom dans les réseaux de violence organisée ?