Les premières 24 heures viennent de passer à une vitesse folle. Même si je n'ai pas eu de cas réellement graves, j'ai quand même été bien occupé. Quand vous faites vos preuves et que vous montrez ce que vous valez, de nombreux cas vous sont assignés. J'ai dû faire pas mal de prises de sang après l'épisode avec l'interne, mais aussi pas mal de points de suture.
Le regard d'Anthony Moreau sur moi a changé. Il semble avoir remarqué mon talent et me considère avec beaucoup plus de respect que ses autres élèves. Mon ego est gonflé à son maximum : savoir qu'un pilier de la chirurgie, dans laquelle je souhaite me spécialiser, me trouve talentueuse réchauffe mon cœur et me donne envie de me surpasser encore davantage.
« BIP »
Je saute du brancard sur lequel je viens de faire une sieste et cours à toute allure en direction des urgences. Quand j'ouvre les grandes portes, chacun des employés me regarde avec de grands yeux. Mon entrée fracassante a visiblement fait son effet. Je n'y prête pas attention et rejoins Anthony, qui me tend un dossier, un air grave sur son visage marqué par la fatigue.
- Tenez, dit-il d'une voix remplie d'inquiétude. Christophe Marchal, 58 ans, tombé de son toit en essayant de le réparer. Traumatisme crânien. Faites-lui la totale, et après, appelez la neuro pour leur faire un bilan et leur transmettre.
Je m'empare du dossier, hoche la tête et parcours les feuilles avec une précision millimétrée. Il faut réagir vite : un traumatisme crânien peut engendrer une multitude de complications qui donneraient le vertige à un interne paniqué. C'est officiellement mon premier cas grave, et je le prends très au sérieux. Mes doigts saisissent le bleu du rideau qui s'ouvre sur un homme, un large sourire sur son visage. Il a l'air d'aller bien, et c'est justement ce qui m'inquiète. L'adrénaline n'est pas encore redescendue : je dois agir très vite.
- Bonjour, Monsieur Marchal, je suis le docteur Vernier. Je vais m'occuper de vous, dis-je en m'approchant de son lit.
J'observe ses pupilles à l'aide de ma petite lampe. Il suit le faisceau avec facilité, tout semble normal en apparence. Pourtant, je dois l'amener au plus vite jusqu'au scanner. Mon instinct me crie que quelque chose ne va pas, et je décide de l'écouter en pressant le mouvement.
- Excuse-moi, dis-je en direction de la petite rousse qui me sourit de toutes ses dents.
Je suis contente d'avoir bien agi avec elle. Je m'attire son respect, et je sais que c'est primordial d'être bien vue par les infirmières. Je lui rends son sourire, mais le mien est plus crispé : la peur et l'excitation s'y mêlent. Elle semble le remarquer et accourt rapidement. Elles ont une facilité à décoder les gens qui me fascine.
- Appelle-moi Cassie, me dit-elle en agrippant ses mains au brancard.
Elle doit avoir mon âge, pourtant elle dégage une assurance qui donne l'impression qu'elle fait ce métier depuis des années. C'est le résultat d'une passion pour son travail, et j'espère un jour dégager la même aura qu'elle. Ses mains ont l'air douces, une qualité non négligeable dans notre métier.
Nous arrivons devant le scanner, où une queue interminable s'étire. Je n'ai pas le temps d'attendre, alors j'avance jusqu'à l'entrée, sous le mécontentement des autres médecins. Leur protestation s'interrompt rapidement lorsque Cassie prend la parole avec un aplomb qui les laisse sans voix.
- Trauma crânien ! hurle-t-elle.
Elle n'a pas besoin d'ajouter un mot de plus pour que tout le monde s'écarte. J'installe mon patient sous le scanner, lui faisant le discours habituel : je pourrais l'entendre, pas d'inquiétude, etc.
Dans la petite cabine, à côté de la rousse et de l'opérateur, j'attends avec impatience que les résultats s'affichent. Les deux autres se décomposent en voyant que rien d'anormal n'apparaît sur l'écran, mais moi, je souris avec fierté et bippe le responsable de la neuro, qui arrive quelques minutes plus tard.
- Vous m'avez bipé ?
Un grand blond me fait face. Il est plus jeune que le docteur Moreau, mais je ne doute pas qu'il soit extrêmement doué. Ses grands yeux marron pétillent de passion, et un sourire discret étire ses fines lèvres, une parade pour éviter de paraître désagréable dès notre rencontre. Je m'empresse de lui expliquer le cas pour ne pas lui faire perdre de temps.
- Oui, Christophe Marchal, 58 ans, tombé de son toit. Rien sur le scanner ni sur les radios.
- Alors pourquoi vous me bipez ? dit-il, perdant son léger sourire. Sa voix tressaille d'agacement.
- J'ai remarqué un écoulement au niveau de son oreille... possiblement une otorrhée.
- C'est très rare, mademoiselle. Vous en êtes sûre ? demande-t-il en croisant ses bras sur son torse.
- Oui. Je soupçonne une fistule cérébro-spinale. Je veux votre accord pour faire un scanner des sinus avec injection et une recherche de B2-transferrine dans le liquide.
Mes mots sont clairs et précis. Je sais exactement ce que je cherche et ce que je veux faire. Si mes doutes s'avèrent fondés, nous n'avons pas une seconde à perdre. Son regard change, signifiant qu'il reconnaît mon assurance dans la situation.
- Allez-y, je veux votre diagnostic le plus rapidement possible, dit-il avant de faire demi-tour, me laissant seule face au monde.
Je ne ressens pas une once de peur, seulement de l'euphorie et de l'excitation. Je sors le patient du scanner et effectue une batterie de tests supplémentaires. Les résultats tombent rapidement. Je suis rassurée de savoir que nous pourrons intervenir à temps, lui évitant de lourdes séquelles.
Une dizaine de feuilles entre mes mains, je bippe Anthony et le neuro tout en relisant chaque document avec précision, comme si je préparais un exposé déterminant le reste de ma vie. À la différence près que, dans ce cas précis, cela déterminera la vie de cet homme.
- Alors ? me demande le neuro.
- C'est bien une fistule cérébro-spinale, dis-je avec aplomb.
- Comment tu as trouvé ça ? me coupe Anthony, surpris par mon diagnostic.
- Elle est très douée, Anthony... Tu as de la chance de l'avoir comme interne. Je pourrais te la voler pour l'avoir dans mon service, lui lance le grand blond avec un sourire légèrement provocateur.
Leur petit jeu m'aurait amusée en d'autres circonstances, mais malheureusement, à l'heure actuelle, je suis préoccupée par le cas de ce patient. Alors, je me permets de couper leur débat.
- C'est très gentil, mais sans vouloir vous offenser, le temps joue contre nous, ou contre le patient surtout. J'ai fait le nécessaire pour réserver un bloc. Il sera prêt dans 5 minutes. Ma voix ne tremble pas, je suis sûre de moi.
- Vraiment très douée, répète le neuro. Mademoiselle, habillez-vous, vous allez observer l'opération.
Je reste quelques secondes sous le choc de son annonce, mais hoche rapidement la tête en le suivant de près jusqu'au bloc opératoire. Je passe quelques minutes à laver mes mains, enfile une blouse bleu pâle, pendant qu'une infirmière m'aide à enfiler les gants stériles.
Le neuro s'installe, et moi, en retrait, j'observe ses moindres faits et gestes.
- Bien, nous avons une fistule cérébro-spinale avec une fuite identifiée au niveau de l'oreille moyenne. Ce type de brèche est souvent lié à une fracture de la base du crâne, en particulier au niveau de l'os temporal. L'otorrhée confirme la fuite de liquide céphalo-rachidien, et si elle n'est pas réparée, les risques de méningite ou d'abcès cérébral sont considérables, annonce-t-il à toutes les personnes présentes dans la pièce.
Il ajuste son endoscope avec précision et regarde à travers pour déceler d'où vient le problème, prêt à intervenir. Tout le monde retient son souffle, scrutant ses actions avec admiration.
- Je commence par localiser précisément la brèche osseuse dans l'os temporal. Comme vous pouvez le voir ici, la fracture traverse le tegmen tympan. C'est cette fine structure osseuse qui sépare l'oreille moyenne de la cavité crânienne, me dit-il, prêt à m'enseigner tout son savoir.
Le son de l'aspiration me fait tressaillir. J'ai rêvé de ce moment toute ma vie : ma première opération. L'odeur stérile mêlée au sang traverse mon masque, mais ne me dérange pas. Je fais ce métier pour ce genre de moment. J'aurais presque versé une larme si la vie ne m'avait pas laissée vide, quelques années plus tôt.
- Maintenant, j'insère un greffon autologue. Ici, nous utilisons un petit morceau de fascia temporal, prélevé juste avant l'intervention. C'est un tissu solide, idéal pour sceller la fuite. Regardez bien : je le place directement sur la brèche, puis je le fixe avec une colle biologique, dit-il, me lançant un regard bref pour être sûr que je suis ses moindres faits et gestes.
Il est précis. Sa voix calme et rassurante donne une atmosphère plus légère à la pièce immaculée. J'admire sa façon de manier le scalpel, ses tics de précision lui donnent un certain charme.
- Nous vérifions maintenant l'absence de fuite résiduelle en augmentant légèrement la pression intracrânienne. Pas de bulle, c'est bon signe. La barrière semble parfaitement étanche, dit-il, ses yeux s'arquent, signe qu'il sourit sous son masque bleu.
Il reste en retrait, silencieux pendant de longues minutes, observant le fruit de plusieurs heures de travail avec admiration. Il transpire la passion. J'aime les gens passionnés, ils me font vibrer. Il est doué, vraiment très doué, mais je n'ai pas autant d'admiration que pour Anthony, c'est certain.
- Pour terminer, je repositionne les tissus mous du conduit auditif et place une mèche de protection. Le patient devra éviter tout effort qui pourrait augmenter la pression intracrânienne pendant la cicatrisation, dit-il en posant ses instruments sur le petit chariot à ses côtés.
Il observe chaque membre de l'équipe du bloc opératoire, son regard finit par s'attarder sur moi avec une certaine sympathie.
- Opération terminée, vous suivrez ce patient de près, docteur Vernier, dit-il en nous dirigeant vers l'extérieur du bloc. Je vous félicite, votre diagnostic a été précis, vous avez sauvé un homme aujourd'hui.
Quand il retire son masque, je vois son sourire charmeur, qui me fait rougir plus que de raison. Son compliment me va droit au cœur. Seulement 24 heures que je suis ici et j'ai déjà assisté à une opération rare que certains ne verront jamais.
- Ma proposition était sérieuse. Si tu décides d'arrêter la traumatologie, commence-t-il, alors qu'au même moment, Moreau entre dans la salle de préparation.
- Tu n'essaies pas de voler mon interne, David, annonce Anthony en riant.
- Je n'oserais pas, Anthony, répond David, son rire s'élevant à l'unisson avec son collègue.
Leur complicité est évidente, c'est de bonne guerre. Malgré tout, je sais que cette proposition est sérieuse, mais je vis pour la traumatologie. Je suis née pour ça. Traumatisée par la mort, j'ai décidé de danser avec elle, de la narguer.
Cassie m'attend à la sortie du bloc, un large sourire sur ses lèvres.
- Félicitations ! me dit-elle en me donnant un café, ce que je ne refuse pas.
Je m'installe sur le même brancard que tout à l'heure, où j'ai laissé mon manuel. Je retrouve facilement la page où je m'étais arrêtée et reprends ma lecture avec passion. Les blessures par balles, c'est la deuxième chose qui me fascine le plus après les sutures, étroitement liées d'ailleurs. Je ne sais pas ce que je convoite le plus : une balle, même minuscule, peut entraîner une mort rapide et douloureuse. C'est fascinant. J'ai étudié des milliers de cas de blessures par balles, simulé des opérations avec de fausses peaux et de fausses balles.
J'ai pensé à me spécialiser dans ce domaine, comme l'a fait la docteure Cavalieri, avec sa fameuse technique de suture invisible que je pourrais réaliser les yeux fermés. L'extraction de balle, avec une entaille si étroite que la cicatrice serait minuscule... Je me suis entraînée de nombreuses heures, sans raison particulière. Je n'ai jamais été touchée par une balle, ni aucun de mes proches, pourtant, quelque chose me séduit là-dedans.
Je sens le regard de Cassie posé sur moi, oscillant entre moi et le manuel de taille disproportionnée. Une deuxième silhouette apparaît à côté, mais je n'y prête pas attention.
- Les blessures par balles... intéressant. Je reconnais immédiatement la voix d'Anthony et relève la tête.
- Je m'intéresse à tout, dis-je en buvant une gorgée de café.
Cassie nous salue et repart en direction des urgences. Le regard de mon superviseur est un mélange de fierté et de nombreux questionnements à mon sujet.
- Pourquoi les blessures par balles ? C'est moins de 10% de la traumatologie, me demande-t-il en prenant place à mes côtés.
- Ça me fascine, dis-je en haussant les épaules.
Mon manuel est rempli d'annotations en tout genre. La page où je le retrouve concerne justement la taille d'ouverture d'une plaie, qui varie de 2 à 6 centimètres. Je me suis permise de noter mes prouesses réalisées sur fausse peau il y a quelques jours.
Calibre 9mm : incision de 1,5 cm au lieu de 3.
Calibre .45 ACP : 2 cm au lieu de 4.
Calibre .44 Magnum : 3,5 cm au lieu de 6.
Des chiffres dont je suis très fière, j'y ai passé des jours et des nuits pour arriver à ces résultats. J'observe Anthony, un sourcil levé devant mes coups de stylo noir.
- Ce sont vos objectifs ? Sa voix est remplie de doutes.
- Non... Une timidité inhabituelle fait trembler ma voix. Mes réalisations sur peau artificielle...
- Vous m'impressionnez, Erynn, dit-il, ses yeux trouvant les miens, brillants de fierté. Ces chiffres sont spectaculaires.
Mon corps se réchauffe d'orgueil. L'entendre verbaliser son impression pour mes prouesses remplit mon ego, me poussant encore plus à me surpasser.