Assise en tailleur sur son lit, Holiena fixait avec angoisse la carte de l’Ascya qui se trouvait dans son livre de géographie du Continent. Son regard ne pouvait se détacher du point indiquant la ville de Torvee, située sur l’Île Blanche tout au nord du pays.
La réception avait eu lieu deux jours plus tôt. L’annonce de son père avait entraîné des applaudissements dans toute la salle, qu’Holi n’avait même pas entendu. Ses sens avaient été comme brouillés et elle s’était retrouvée incapable de réagir. En revanche, ses émotions étaient libres comme l’air et même décuplées. Lorsque la panique lui avait fait faire un pas en arrière, elle n’était pas assez calme pour réfléchir à la distance de la marche suivante, ou à celles qui suivaient. Elle s’était effondrée sur les escaliers, rattrapée in extremis par des mains inconnues avant qu’elle n’en dévale le reste. Elle s’était réveillée plusieurs heures plus tard, allongée dans son lit, ses sœurs veillant à son chevet.
Elle n’avait pas quitté sa chambre depuis. Liasa et Nilora venaient lui rendre visite à tour de rôle. C’était Nil qui lui avait apporté ce livre, qu’elle n’avait pas quitté du regard depuis son départ.
Holi avait entendu son père critiquer le Nord toute sa vie. Il parlait de ces terres comme si elles n’appartenaient pas à son royaume. Il ne se souvenait de leur utilité que lorsqu’il avait besoin de soldats. Même si elle savait la parole de son père mensongère et mauvaise, la princesse ne pouvait pas chasser ses préjugés. Elle n’avait aucune envie de devenir la femme du Duc de Torvee, même s’il était gouverneur du Nord.
La porte de sa chambre s’ouvrit, l’arrachant à sa contemplation des plaines blanches du Nord. La Reine avisa sa fille, puis le livre, avant de pousser un soupir. Elle referma la porte et s’installa sur le fauteuil situé à côté de la fenêtre.
— Comment te sens-tu ? demanda-t-elle.
— Mal, mentit Holi. Je pense avoir encore de la fièvre.
Alondra arqua un sourcil.
— Mentir à la Reine n’est pas une brillante idée, ma chère.
Holi baissa le regard d’un air coupable.
— Je ne veux pas sortir. Si je sors, il m’enverra là-bas, murmura-t-elle.
— Holiena, il t’enverra à Torvee même si tu refuses de quitter cette chambre. Cependant, tu quitteras alors la capitale d’une façon bien moins digne, traînée de force par des soldats sous le regard satisfait de tes frères. Est-ce là ce que tu veux ?
La princesse ne répondit pas.
— Quand mon père m’a promis au prince, j’étais heureuse, soupira sa mère. Je n’étais pas particulièrement intéressée par le mariage ou les enfants, mais j’aimais l’idée d’avoir du pouvoir. Je pensais, que même si les femmes de notre royaume étaient méprisées et sous-estimées, une reine ne le serait pas.
Holi regarda avec tristesse le visage de sa mère. Ses rêves de jeunesse laissaient une empreinte douloureuse sur son visage, comme une chose qu’elle aimerait effacer.
— Et puis j’ai rencontré ton père et j’ai vite compris que ma vie ne serait pas telle que je l’avais imaginée, dit-elle en plongeant son regard dans celui de sa fille.
— Je ne veux pas l’épouser, murmura Holiena. Je ne veux pas être envoyée à l’autre bout du royaume, seule et sans amis.
— C’est le destin des femmes de noble naissance, répliqua Alondra. Les hommes compensent la déception de notre venue au monde en nous vendant au plus offrant pour des faveurs.
C’était la première fois qu’Holi entendait sa mère parler ainsi. Elle qui s’était toujours demandé d’où lui venait ses pensées de rébellion, trouvait enfin la réponse.
— Je ne connais pas très bien la maison des Rane. Les gouverneurs du Nord sont rarement conviés à la cour et tu sais comment ton père les voit. Mais je connaissais la mère de ton fiancé. Elle avait hérité un fort caractère de sa maison de sang, les Forah, mais elle était aussi bienveillante. Je place mes espoirs en l’éducation qu’elle a prodigué à son fils. J’espère qu’elle a réussi, là où j’ai échoué avec tes frères.
Holi grimaça en songeant à Adrais et Aroll. Que les êtres les plus méprisables qu’elle ait côtoyé au cours de sa vie soient ses frères était un mauvais coup du destin.
— Vous n’avez pas échoué. Lorsque Père s’intéresse à nous, son poison s’infiltre partout. C’est sa faute.
Alondra lui adressa un regard d’avertissement.
— Tu as le droit d’être en colère. Mais n’oublie pas où tu te trouves et ce que des propos pareils impliquent.
— Il a déjà décidé de ma punition pour exister, je ne vois pas ce qu’il peut faire de pire, grommela Holiena.
La Reine se leva et vint poser sa main glaciale sur la joue de sa fille.
— Si seulement tu avais raison… murmura-t-elle.
Elle secoua ensuite la tête et se dirigea vers la porte. Juste avant de sortir, elle se retourna rapidement et dit :
— Ton père m’a chargé d’organiser le mariage pour dans deux semaines. Il avait déjà envoyé des invitations à travers le royaume. D’ici là, tu devrais discuter avec le Duc. Dans mon malheur, me rendre à l’autel en sachant ce qui adviendrait m’a aidée à trouver du courage.
Lorsque sa mère fut partie, Holi reprit sa contemplation de la carte. Ce ne fut que lorsqu’une tâche sombre apparut juste en-dessous d’Helerae qu’elle réalisa qu’elle pleurait.
Son regard anxieux perdu sur la ville qui s’étendait en contrebas, Holi se mordillait la lèvre. Elle avait suivi le conseil de sa mère et demandé à une servante de transmettre un message au Duc. Il avait répondu positivement à sa proposition de visite des jardins du palais. Elle était arrivée quinze minutes en avance, ne tenant plus en place entre les murs oppressants de sa chambre.
Le crissement des pierres dans son dos fit accélérer les battements de son cœur. Elle passa ses mains sur le tissu vert d’eau de sa robe pour essayer de retirer leur moiteur, prit une grande inspiration pour se donner du courage, et se retourna.
Le Duc de Torvee était habillé aussi sobrement que le soir de la réception, tout de noir, sans fioritures. Lorsqu’il arriva à son niveau, elle lui tendit sa main machinalement et il se pencha pour mimer l’action d’un baiser.
— Votre Altesse, dit-il en se redressant. Pardonnez-moi pour mon retard, ce palais est un véritable labyrinthe pour moi.
— Même en y ayant vécu toute ma vie, je me trouve parfois dans un couloir sans comprendre comment j’y suis arrivée, répliqua-t-elle en essayant de ravaler sa panique.
Il répondit avec un sourire poli et lui tendit son bras. Plus par obligation que par envie, Holiena y posa sa main et ils se mirent en marche vers les jardins. Lorsqu’elle regardait par-dessus son épaule, la princesse pouvait voir Nona, abritée sous un auvent pour se protéger des rayons du soleil.
— Je dois admettre que j’étais surpris en recevant votre message, s’exclama le Duc. Ce qu’il s’est passé l’autre soir…
— Un simple moment de faiblesse, le coupa-t-elle. Ne voulant pas inquiéter la Reine, j’ai préféré garder pour moi les vertiges que j’avais ressenti dans l’après-midi.
Son futur mari l’observait du coin de l’œil, sourcils légèrement froncés, comme s’il savait qu’elle mentait.
— Soit, dit-il. Mais je ne me trouverais pas vexé, si la nouvelle énoncée par le Roi avait joué un rôle dans ce… moment de faiblesse.
Holi serra sa main libre sur ses jupons en essayant de calmer les battements de son cœur.
— Dans un esprit d’honnêteté, je dois admettre que je ne m’attendais pas à cela.
— J’avais deviné en voyant l’expression de votre visage. Je pensais que le Roi vous en aurait informé lorsque la décision a été prise.
Le Roi aime la souffrance. Pourquoi épargnez sa fille, lorsqu’il pouvait la ridiculiser devant la cour ? songea Holi.
— Puis-je vous demander quand la décision a été prise, exactement ?
Il se racla la gorge, l’air légèrement mal à l’aise.
— Lorsque la rébellion de la maison Graen a été écrasée.
— Il y a cinq mois ?! s’écria la princesse.
Elle se détacha du Duc et le toisa, les yeux écarquillés. Il avait les sourcils froncés et un air désolé peint sur le visage.
— Le Roi m’avait interdit de vous contacter avant notre rencontre officielle, autrement…
Holi se reprit rapidement, malgré la colère qui venait de s’accumuler à la rancœur qu’elle ressentait à l’égard de son père.
— Pardonnez ma réaction, je… je m’attendais à moins, bégaya-t-elle en replaçant sa main sur le bras de son promis.
— C’est tout à fait légitime, Votre Altesse.
En le regardant, Holiena réalisa qu’elle ne lui trouvait plus cet air calculateur qu’il avait face au Roi. Et peu à peu, sa peur passa en arrière-plan.
— Je ne suis jamais allée dans le Nord. À vrai dire, je n’ai jamais quitté la région. Comment est Torvee ? demanda-t-elle.
— Bien moins majestueuse qu’Helerae, Votre Altesse. Vous risquez d’être déçue.
— Racontez-moi tout de même, insista-t-elle.
Il hocha la tête et la guida jusqu’au balcon.
— À cette période de l’année, la terre est recouverte de neige. Il n’y a que du blanc à perte de vue. C’est à peine si la distinction entre la mer et la berge est visible.
— Il doit faire très froid.
— Assez, mais le froid est le prix à payer pour voir un tel paysage.
Dans son regard, elle vit à quel point il aimait sa région.
— Le château est bien plus petit que le palais d’Helerae, mais j’espère qu’il vous conviendra. Quant à la ville… Et bien elle est moitié moins grande que celle-ci, et moins colorée.
— J’ai hâte de la découvrir.
Elle fut surprise de réaliser qu’elle le pensait. Ce qu’elle voyait du gouverneur du Nord lui plaisait. Il semblait différent de son père et de ses frères. Différent de la vision qu’elle s’était faite de lui sans le connaître. Et peut-être que sa vie serait meilleure loin des hommes violents qui partageaient son sang.
— Puis-je vous poser quelques questions plus personnelles ? demanda la princesse.
Le Duc hocha la tête d’un air intrigué.
— Qu’est-ce que vous aimez faire dans votre temps libre ?
Il esquissa un sourire, avec un petit air surpris.
— J’en ai rarement, admit-il. Mais dans ces rares moments, j’apprécie lire et me balader dans la forêt qui borde Torvee.
— Si je pouvais passer tout mon temps à lire dans les jardins du palais, on ne me verrait plus jamais à l’intérieur ! s’exclama Holi d’un ton enjoué.
Elle tenta de calmer ses ardeurs en voyant le regard amusé de son fiancé. Elle s’était emportée trop vite.
— Je comprends parfaitement cette envie de fuir la réalité. Les responsabilités.
— Vous devez en avoir bien plus que moi, comprit Holi en baissant la tête, sa remarque lui paraissant soudain enfantine.
— Ma position est différente de la vôtre, c’est normal.
Ils gardèrent le silence pendant quelques minutes, marchant à une allure moyenne dans les jardins parfaits.
— Et quels sont donc les choses qui vous rendent heureuse pendant votre temps libre, princesse ?
Holi ne s’était pas attendue à ce qu’il lui pose cette question. Elle s’attendait à ce qu’il ne parle plus du tout à vrai dire.
— Je… hésita-t-elle. J’aime bien dessiner. Et lire.
— Qu’est-ce que vous dessinez ?
Holi bégaya de plus belle, intimidée qu’il s’intéresse à son art.
— Surtout des paysages. Ça me donne toujours un sentiment paisible. Comme si je pouvais capturer l’essence même de la nature sur le papier.
— J’aimerais beaucoup les voir, si vous acceptez de me les montrer un jour.
— Bien sûr, dit-elle sans hésiter.
Leurs regards se rencontrèrent et l’espace entre eux sembla se réchauffer. Troublée, Holi reporta son attention devant elle et inclina sa tête en avant pour tenter de cacher le rouge qui colorait ses joues.
Quelques minutes plus tard, ils arrivèrent au terme de leur tour des Jardins et se détachèrent l’un de l’autre.
— J’espère que nous aurons d’autres occasions de nous voir avant…
La princesse ne termina pas sa phrase, le mot mariage butant sur sa langue.
— Dès que vous le souhaiterez, Votre Altesse, répondit le Duc.
Il s’inclina devant elle, puis tourna les talons et repartit en direction du palais. En le voyant s’éloigner, Holi plaça une main sur sa poitrine et poussa un soupir pour se détendre. Elle avait maintenant bien moins peur de l’épouser. Une partie d’elle voyait même naître une certaine impatience.