Astra
— Et maintenant ? la questionnai-je alors que nous marchions dans les rues de la ville sans que je ne sache vers où.
— Maintenant, on va se remplir le bide. Aucune mission n’avance le ventre vide.
Je levai un sourcil en me tournant vers elle.
— Et pour les infos ? On ne peut pas juste se détendre alors que le temps joue contre nous ! m’écriai-je.
— Il y a des choses à faire, et il faut les faire bien. L’une d’entre elles est de garantir sa propre survie. De quand date ton dernier repas ?
Je me trouvais prête à lui rétorquer que j’avais mangé ce matin, avant de me rendre compte que c’était faux. Mon dernier repas datait plutôt d’hier matin, et depuis les seules choses que j’avais ingérées se trouvaient être des verres d’eau, et un café.
— On va manger quoi, soupirai-je ?
Elle esquissa un sourire victorieux.
— Dans l’un des meilleurs restos de l’Est.
***
À peine la fourchette dans ma bouche que je recrachai son contenu dans mon assiette, sous l’hilarité de Charlie.
— Tu n’avais pas dit un des meilleurs restaurants ? J’ai mangé meilleur hier, me plaignis-je.
— C’est vraiment un des meilleurs, mais pas pour sa nourriture. En l’occurrence c’est même un des pires de ce côté-là, mais si je te l’avais dit, je ne suis pas sûr que tu serais venue.
J’ouvris la bouche pour répondre, les sourcils froncés et le doigt en l’air, puis me ravisai. Elle n’avait pas tort.
— Et du coup si ce n’est pas pour manger de bonnes choses, on est là pour quoi ?
Elle tapota son oreille doucement.
— Les informations. Cet endroit c’est un peu le repaire des enfoirés, quel que soit leur statut.
Elle pointa du pouce un homme assis au comptoir qui ressemblait davantage à ceux que je connaissais qu’aux habitants du coin.
Charlie hocha la tête comme si elle avait lu dans mes pensées.
— C’est un gars de chez toi. Et regarde le logo sur sa manche.
J’ajustai mon zoom optique pour m’aider à voir un peu plus clair, et me figeai en découvrant ce qui se trouvait sur sa manche.
— Il travaille à TechCorp.
Elle hocha la tête.
— Et au vu de sa tenue, il ne fait pas partie des petits employés en bas de l’échelle.
Mon regard se tourna alors de nouveau vers elle.
Comment pouvait-elle avoir conscience du statut d’un employé de la haute alors même que moi qui y habitais n’en avais pas connaissance ?
Grâce à son travail, rien ne semblait lui échapper. Elle connaissait tout, tout le monde, et même mieux que moi alors qu’il s’agissait de mon monde. Je la trouvais à la fois effrayante et fascinante. Elle semblait en connaître tellement que je pourrais l’écouter me faire part de ses connaissances pendant de longues heures avec attention.
Mais nous n’étions pas là pour ça. Je me reconcentrai sur mon assiette, essayant tant bien que mal de manger au moins un morceau, car depuis que nous avions mis le pied dans ce restaurant, mon estomac s’était réveillé à mon grand damne. Avec les évènements de la veille, il s’était tenu plutôt tranquille, mais c’était terminé.
— On fait quoi ? la questionnai-je entre deux bouchées forcées.
— On attend le bon moment. Si on fait quoi que ce soit maintenant, on va avoir une quinzaine de flingues braqués sur nos têtes en quelques secondes.
— Ils aiment les riches ici ? Ce serait bien nouveau.
Elle secoua la tête.
— ça n’a rien à voir avec l’argent ou la classe sociale. C’est un peu un No man’s land si tu veux. Les emmerdes restent à la porte.
C’était un concept que j’avais du mal à imaginer. Je ne me voyais pas prendre un verre côte à côte avec une personne que je détestais.
Face à mon expression perplexe, elle ajouta.
— Si tu ne comprends pas, c’est que tu n’as pas assez été confronté à l’horreur de la mort. Quand tu passes tes journées baignées dans le sang, la haine et la peur, avoir un endroit où tu ne penses à rien de tout ça, c’est salvateur.
Je pouvais lire dans ses yeux à quel point ses mots résonnaient en elle. Elle aussi appréciait cet endroit pour échappatoire de sa vie à l’extérieur. Si toutes ses journées ressemblaient à celle d’hier, je comprenais pourquoi elle en avait besoin.
Mais des mots de ma bouche ne serviraient à rien compte tenu de mon statut. Elle n’avait besoin ni de compassion ni de pitié, et encore moins de la part d’une personne ayant tout ce qui lui manquait.
Après ça, le silence retomba jusqu’à ce que Charlie ne se redresse face à moi sur sa banquette. Son mouvement me fit tourner la tête vers notre « cible ». Elle se relevait tout juste de son tabouret. Ce qui veut dire qu’au moment où Charlie s’était redressée, lui n’avait pas encore bougé le petit doigt.
Alors que je m’apprêtais à me lever, elle posa une main sur la mienne en me fixant droit dans les yeux.
— Attends, murmura-t-elle. Pas encore.
Je lui obéis. Ce monde n’avait rien de commun pour moi, alors mieux valait suivre ses ordres.
Elle se leva et me fit signe de la suivre quelques secondes après que l’employé ait quitté le restaurant. Je demeurai en retrait par rapport à elle pour ne pas la gêner.
Il regagna le parking et se planta en face de sa voiture, plusieurs secondes sans bouger. Charlie s’immobilisa elle aussi. J’eus tout juste le temps de la voir dégainer l’arme rangée à sa cuisse et la pointer dans ma direction avant qu’une main se pose sur ma bouche et une arme sur ma tempe.
Encore.
Mon sang se glaça comme la première fois, mes muscles tétanisés. J’entendis une voix rauque dans mon dos.
Charlie dégaina une autre arme qu’elle pointa sur notre cible initiale en faisant un petit saut sur le côté pour avoir ses deux cibles dans son champ de vision.
— Lâche ton arme ou je lui fais sauter la cervelle.
Je déglutis. J’étais condamnée. Je l’avais bien compris, elle ne me sauverait pas si ça devait lui coûter quoi que ce soit.
Mais contre ma propre attente, elle fit claquer sa langue contre son palais avant de jeter ses armes devant elle.
Je n’eus que le temps d’écarquiller les yeux, avant de sentir une douleur sur ma nuque, puis plus rien.