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Mi-rage
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Gustave

Mars 1943 – Une maison isolée, quelque part autour de Paris

La vieille horloge du salon marquait une heure avancée de la nuit. Les ombres dansaient sur les murs, projetées par la lumière d’une lampe à pétrole posée sur la table. Je n’entendais que le bruit du bois qui craquait sous mes pas et, parfois, le léger sifflement du vent à travers les fenêtres mal calfeutrées. Gustave n’allait pas tarder. J’avais choisi une urgence crédible : « Des papiers compromis, Robert m’avait demandé de te les donner si quelque chose lui arrivait. Il faut que tu viennes tout de suite. » Ma voix tremblante avait suffi pour l’appâter. Il me croyait perdue, incapable de comprendre les enjeux de la Résistance. C’était parfait. La poêle était déjà prête, dissimulée derrière la porte. J’avais hésité, mes doigts glissant sur le métal froid, mais pas longtemps. Je savais que je ne pourrais pas le regarder en face et interpréter un rôle durablement sans que la rage me domine. Il fallait frapper vite, sans réfléchir.

Quand j’entendis finalement sa démarche lourde, ses pas approcher, mon cœur se serra. Il ne se doutait de rien. Il toqua à la porte, trois coups rapides.

— Madeleine, c’est moi. Ouvre.

Je pris une profonde inspiration, chassant l’hésitation qui menaçait de m’envahir. Je me dirigeai vers l’huis et l’ouvris juste assez pour qu’il me voie.

— Gustave… entre vite.

Son visage marqué par la fatigue arborait ce sourire faux, cette gentillesse feinte que je ne supportais plus.

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il en s’exécutant.

Je refermai la porte derrière lui. Malgré mon souffle court, je m’efforçais de paraître calme.

— Les papiers… dans la cuisine, répondis-je en indiquant l’autre pièce.

Il se dirigea vers la table, scrutant les environs avec un mélange de curiosité et de méfiance. Je le suivis silencieusement, mon regard rivé sur lui. J’avais mis une pile de factures sans intérêt.

— Tu as bien fait de m’appeler. Qu’est-ce que je dois regarder dans tout ça ? s’enquit-il en se penchant légèrement sur la table vide.

C’était le moment. J’attrapai la poêle derrière la porte et la levai au-dessus de ma tête. Mes bras tremblaient sous le poids de l’objet et de ce que j’étais sur le point de faire. Mais je ne pouvais pas reculer. Je frappai. Le bruit sourd résonna dans la pièce. Gustave s’effondra, son corps inerte écrasant le tapis poussiéreux. L’ustensile me glissa des mains, heurtant le sol avec un tintement métallique. Je restai figée, respirant difficilement. Mes doigts se crispèrent sur le manche de la poêle. Un son étouffé retentit dans mon crâne, le même que celui de l’impact. J’avais réussi… mais pourquoi mes mains tremblaient-elles encore ?

Une pensée vint à mon tendre époux, je fondis en larmes. Mon Robert, mon valeureux soldat, tombé face à l’oppresseur à Sedan. Il représentait tout pour moi. Je n’avais que vingt ans, mais j’avais déjà perdu l’homme de ma vie. Et les Allemands ainsi que tous les traîtres paieraient. Robert ne méritait pas d’être exécuté. Avec l’aide d’André et Clément, deux résistants qui m’attendaient dehors, nous transportâmes son corps jusqu’au grenier, froid et mal éclairé, que j’avais préparé pour l’occasion. Une chaise en bois trônait au centre de la pièce, entourée de cordes, de ruban adhésif et d’une lampe à pétrole. Nous l’attachâmes solidement, chaque nœud serré avec une justesse cérémonieuse. Pendant ce temps, André me posait des questions.

— T’es sûre que c’est le bon endroit ? Ça va laisser des traces.

— Ce soir, je pars avec vous. Après moi, cette maison partira en cendres.

Clément hocha la tête.

— Si elle veut des réponses, c’est le bon endroit. Pas de voisinage, pas de témoins.

Gustave commença à grogner. Un murmure peu audible s’échappa de ses lèvres. Je reculai instinctivement d’un pas, mais André posa une main rassurante sur mon épaule.

— Il va se réveiller. Tu es prête ?

Je pris une grande inspiration. J’avais attendu ce moment avec tant d’impatience.

— Oui, je n’ai jamais été aussi prête.

Lorsque Gustave releva les paupières, il sembla désorienté, clignant plusieurs fois des yeux sous la lumière crue de la lampe. Il effectua des premiers mouvements désespérés, tirant sur les cordes qui lui sciaient les poignets.

— Où suis-je ? Madeleine ?! Qu’est-ce que tu fais ?

Je m’assis lentement sur une caisse face à lui, le revolver de Robert posé sur mes genoux. Mes camarades restaient dans l’ombre, silencieux.

— Tu sais très bien ce que je fais, répondis-je d’une voix calme.

Il fixa mes prunelles, cherchant une once de doute qui n’existait plus.

— Écoute, Madeleine, j’ignore ce que tu crois, mais…

— Ce que je crois ? le coupai-je. Je ne crois plus. Je sais que tu as vendu Robert à la Gestapo. Et je sais que tu l’as regardé mourir. Est-ce que je me trompe ?

Gustave  secoua la tête frénétiquement.

— Non ! Madeleine, c’est pas vrai. Je te jure, c’est pas vrai.

— Alors pourquoi sont-ils venus ? Pourquoi ils savaient tout ? Pourquoi Robert est mort ? Pourquoi c’est ton nom que m’a donné l’espion dans leurs rangs ?

Il resta muet, ses lèvres tremblant légèrement.

— Ils m’ont menacé… Ils tenaient ma famille, murmura-t-il finalement.

— Ta famille, répétai-je. Et la mienne, Gustave  ?

Il fixait la corde suspendue à la poutre au-dessus de sa tête. Terrifié, il oscillait entre la panique et une tentative désespérée de paraître calme. Les deux résistants sortaient de l’ombre et s’affairaient en silence. Ils vérifiaient la solidité des nœuds, ajustant la corde pour la centrer correctement. Ils travaillaient avec une froideur mécanique, évitant de croiser mon regard.

— Madeleine… écoute-moi… On peut régler ça autrement, balbutia Gustave.

Je me levai lentement de mon siège, mon revolver toujours en main. Mon cœur battait à un rythme assourdissant, mais mon visage restait impassible. Je le mis en joue avec mon pistolet.

— Donne-moi une seule bonne raison de te tuer sans douleur.

Sa seule réponse fut un immense silence.

— Non. Il n’y a plus d’autres solutions.

J’adressai un signe à Clément, qui s’approcha pour tirer Gustave de sa chaise, qui se débattit, criant et suppliant.

— Non ! Attendez ! Madeleine, je peux aider ! Je… je peux encore aider ! Vous avez besoin de moi ! Et si je bossais pour vous ?! Ça serait une bonne idée, non ?!

Sa voix tremblait. Il n’y croyait pas lui-même. Ses yeux cherchaient une faille en moi, une hésitation. Je m’avançai jusqu’à me placer face à lui, mon visage à quelques centimètres du sien.

— T’es une saloperie de vendu. Un vrai rat. Robert avait besoin de toi. Tu l’as trahi.

Ses cris se transformèrent en sanglots. Ses jambes fléchirent, et Clément dut le maintenir droit pour passer la corde autour de son cou.

— Je suis désolé… Je voulais pas… Je…

Je levai une main pour l’interrompre.

— T’aurais dû y penser avant de prendre la vie de mon mari.

Je reculai d’un pas, laissant mes deux nouveaux amis achever leur travail. Ils forcèrent Gustave à se mettre debout sur un tabouret. Clément exécuta sa tâche.

— Pas de regrets, Madeleine ? demanda-t-il, la voix posée.

Je pris une inspiration profonde.

— Aucun.

Clément donna un coup de pied au siège, le traitre se débattit pendant de longues secondes, son corps convulsant dans un silence relatif rompu par le bruit de ses vêtements et des gestes affolés, jusqu’à ce que tout s’arrête. La pièce plongea dans un calme glacial. La corde grinça légèrement sous le poids désormais immobile.

André brisa la quiétude et commença à répandre de l’essence autour du cadavre. Je restai debout, incapable de bouger. Une part de moi attendait une vague de soulagement, un apaisement après des semaines de rage et de douleur. Mais rien ne se produisit. Juste un vide. Mon tendre époux, Gustave est mort. Mais ce n’est pas fini. Clément posa une main sur mon épaule.

— On s’en occupe. Toi, repose-toi.

J’opinai du chef sans un mot et descendis l’échelle du grenier, laissant derrière moi l’odeur de poussière et de sueur. Quelques minutes plus tard, la maison s’embrasait tandis que je voguais vers un nouvel horizon.

Le lendemain se levait à peine lorsque je franchis la porte du café qui servait de couverture à notre réseau. Les lieux étaient calmes, encore vides à cette heure. Je pris place à une petite table près du mur, les mains croisées devant moi. Clément entra, suivi d’André et d’autres hommes. Trahissant leur mutisme, leurs regards pesaient lourd de significations. Clément posa une photo face à moi. Un officier nazi dont le visage me restait inconnu.

— Tu es sûre de vouloir continuer ? m’interrogea André.

Je relevai les yeux vers lui.

— Robert a cru en cette cause. Moi aussi.

— Alors, bienvenue dans la Résistance, Madeleine. Julius Ritter. Haut responsable du STO[1]. L’ennemi public numéro un pour nous. On a tout à faire.

Désormais, chaque pas que je ferais serait pour honorer la mémoire de Robert.


[1] Service de travail obligatoire.

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