30 septembre 1943 – Planque du XVIIIᵉ arrondissement, Paris occupé
Depuis l’assassinat de Julius Ritter, tout Paris bruissait de rumeurs : des représailles brutales, des rafles incessantes, et une traque sans pitié des réseaux résistants. Himmler n’avait vraiment pas apprécié notre geste, des Teutons inondaient les alentours. Cette nuit-là, Clément s’agitait, un pistolet à la main. André, appuyé contre la fenêtre barricadée, fumait en silence, son regard fixé sur l’obscurité de la rue.
— On aurait dû bouger hier, grogna André.
— Et aller où ? répondit Clément en haussant la voix. Tout Paris est sous surveillance. On reste ici et on attend que ça se calme.
Assise à la table, je jouais nerveusement avec une cuillère en métal. Quelque chose clochait. Les autres dormaient, mais nous n’étions pas tous là, d’autres restaient cachés ailleurs. La rue, d’habitude si animée, se révélait étrangement silencieuse. Je levai les yeux.
— Vous entendez ça ?
André se tourna vers moi, les sourcils froncés.
— Entendre quoi ?
Le bruit sourd de bottes résonna alors, se rapprochant rapidement. La porte explosa soudain dans un fracas tonitruant. Des éclats de bois volèrent dans la pièce, et les Waffen-SS[1], accompagnés de policiers de Vichy[2], envahirent les lieux. Clément réagit le premier, levant son pistolet et tirant sur le premier homme qui franchit le seuil. La vermine s’effondra, mais derrière lui, les autres soldats répondirent par une pluie de balles.
— Couchez-vous ! hurla Clément.
Je me jetai derrière un meuble renversé, malgré le chaos, mes pensées filèrent vers Robert. Les projectiles sifflaient, s’enfonçant contre les murs, déchirant les maigres protections. André, accroupi près de la fenêtre, tirait méthodiquement, chaque coup transmettant un message clair : on ne se rendrait pas.
Clément se tourna vers moi, une expression mêlée de colère et de désespoir.
— Madeleine, par la trappe ! Maintenant !
— Je ne peux pas…
— Fais-le ! ordonna-t-il en envoyant une nouvelle rafale.
Hésitante, mais consciente que rester signifierait mourir, je me glissai sous la table et ouvris la trappe dissimulée dans le sol. Derrière moi, les détonations et les cris continuaient. D’autres résistants et résistantes réussirent à me rejoindre sous le bâtiment. En rampant dans le passage étroit, une profonde tristesse m’envahit. Clément et André, mes compagnons. Je savais que je ne les reverrais plus. Lorsque je débouchai dans une ruelle sombre, j’entendis un ultime hurlement de rage. Clément venait de sortir pour se faire cueillir par la patrouille qui attendait dehors. Le jet de sang occasionné par la dernière balle précéda un silence terrifiant. Puis, le bruit lourd des bottes retentit à nouveau, se déplaçant dans une autre direction. Je me fondis dans l’ombre, m’éloignant aussi vite que possible. Une partie de moi aurait souhaité mourir également cette nuit-là, mais la réalité me rattrapa bientôt.
2 octobre 1943 – Place publique, Paris occupé
Deux jours plus tard, la nouvelle se répandit comme une traînée de poudre : des résistants capturés allaient être exécutés au mont Valérien tandis que d’autres le seraient en public. Parmi eux, André. Paris, ce matin-là, était une ville en attente. Les affiches de propagande en allemand recouvraient les murs, promettant des récompenses pour des informations sur des « terroristes ». Les vitrines des magasins étaient ternies, et les pavés humides renvoyaient une odeur de pluie et de désespoir. Les rares passants, emmitouflés contre le froid, évitaient de croiser le regard des patrouilles germaniques qui arpentaient les rues, fusils en bandoulière.
Je me mêlai à la foule massée sur la place, le visage dissimulé sous un foulard. Mon cœur se serra lorsque je le vis. Attaché à un poteau, les traits marqués. Mais fier. Un silence lourd régnait sur l’endroit bondé. Les badauds restaient figés, certains détournant les yeux, d’autres fixant les condamnés avec une rage contenue. Une femme pleurait doucement, essuyant ses larmes avec un mouchoir sale. Sur l’estrade, André se tenait droit, malgré les chaînes qui entravaient ses poignets. Son regard défiait l’officier schleu, qui aboyait ses ordres dans un mélange de français et d’allemand.
Un militaire lut une proclamation en français, sa voix résonnant dans le silence glacial.
— Voici les traîtres qui ont osé défier l’ordre du IIIe Reich. Que leur mort serve d’avertissement à tous ceux qui se croient au-dessus de la loi.
André tourna la tête vers l’auditoire, ses yeux rencontrant brièvement les miens. Il ne montra aucune peur.
— Vive la France libre ! hurla-t-il.
Quand les tirs retentirent, un cri étranglé monta dans la foule avant d’être étouffé par le fracas des bottes allemandes qui se retiraient. Je restai immobile, le cœur en lambeaux, les larmes coulant en silence. Les corps s’affaissèrent, inertes, et le public se dispersa rapidement, certains pleurant sans bruit, d’autres fuyant la scène.
4 octobre 1943, en dehors de Paris
Je retrouvai un autre groupe de résistants, jeunes, motivés et ivres de colère, dans une planque située à la périphérie de la capitale. Un homme qui m’était inconnu s’approcha de moi.
— Tu es Madeleine, n’est-ce pas ? La compagne de Robert ? me demanda Missak Manouchian, le leader des FTP-MOI[3].
Je hochai la tête.
— Oui.
Il me tendit une tasse de café noir, amer et brûlant.
— Clément et André nous ont parlé de toi. Leur sacrifice ne sera pas oublié.
Je pris une gorgée, sentant l’aigreur des paroles se mêler à celle du breuvage. Je souffrais énormément.
— On continue, poursuivit-il simplement. Pas pour eux, mais avec eux.
Plus tard dans la soirée, seule dans une petite chambre à l’étage, je sortis la photo de Robert de mon sac et la posai sur la table. Je me rappelai sa voix, chaude et rassurante, lorsqu’il lisait les quotidiens en fin de journée. Je me souvins de l’odeur de tabac qu’il portait toujours sur lui, de la manière dont il me touchait la joue avant de partir en mission.
— On les chassera, Madeleine, avait-il dit une nuit, alors que la ville semblait endormie. On chassera ces chiens, et on reconstruira tout. Tu verras. Nous pourrons enfin vivre heureux et fonder notre famille.
Mais il n’y avait plus de « nous ». Juste ce vide, cette absence qui me poussait pourtant à continuer. Je me levai, resserrant le châle autour de mes épaules. Il restait encore tant à faire.
[1] Littéralement « Escadron de protection en armes ». En pratique, Service de sécurité intérieure.
[2] Force de police collaborant avec l’occupant allemand.
[3] Francs-tireurs et partisans – Main-d’œuvre immigrée.