18 septembre 1943 – Une arrière-boutique proche de l’avenue Henri-Martin, Paris
Sur la table, le dossier récupéré au cœur de l’administration boche[1] reposait comme une bombe prête à exploser. Clément le tenait entre ses mains, son visage fermé. André, de l’autre côté, faisait rouler une cigarette entre ses doigts, les mâchoires serrées. Je m’assis lentement, croisant les bras pour masquer le tremblement de mes mains.
— Tout est là. Les itinéraires de Ritter, ses protections, et même les noms de ses larbins. Et j’ai une surprise spéciale pour toi, Madeleine.
Clément ouvrit le dossier, révélant la première page. La photo de Julius Ritter trônait au centre, cet imbécile d’apparat posant fièrement dans son uniforme impeccable.
— Ce chien, murmura Clément. Un monstre avec une médaille.
André souffla bruyamment.
— Un parasite, plutôt. Trop d’entre nous sont partis dans les usines pour fabriquer des armes utilisées pour nous tuer.
Je gardai le silence, mais mes mains se crispèrent sur mes genoux. Robert aurait été d’accord avec eux. Il avait toujours dit que ces uniformes n’étaient que des déguisements pour des lâches qui se cachaient derrière des ordres. Clément lut à haute voix les informations :
— « Départ du domicile, avenue Henri-Martin : 7 h 30. Bureau : Hôtel Majestic, 7 h 45. Pause déjeuner : 12 h 30 à 14 h 00, souvent à la brasserie “Le Coq Doré”. Retour à domicile : 19 h 00. »
Il posa la feuille avec un soupir agacé.
— Ce porc vit comme un roi pendant qu’il dépouille nos familles. Toujours le même trajet, toujours la même arrogance.
— Il doit penser qu’on n’osera jamais le toucher, reprit André.
Clément pointa une annotation manuscrite.
— « Aucune déviation autorisée, sauf urgence. » Leur rigidité est leur point faible. Ils sont tellement sûrs de leur système qu’ils ne se couvrent même pas.
Je laissai échapper un rire amer.
— Et c’est quoi, la surprise ?
— Attends un peu, Madeleine, tout vient à point à qui sait attendre.
Clément tourna la page pour révéler une description détaillée de la sécurité de Ritter.
— « Véhicule principal : Mercedes noire, plaques militaires. Conducteur : caporal Adolf Hilger. »
Il haussa un sourcil.
— C’est l’ordure qui t’a touchée il y a quelques jours. Il s’occupe personnellement de la conduite de son maître.
Je jubilais déjà, j’allais pouvoir lui faire bouffer ses couilles. Pleine de nerfs depuis ce moment, je ne redescendais pas en pression. Clément continua sa lecture.
— « Escorte : deux soldats armés dans une Opel Admiral à dix mètres derrière. Armés de Kar 98K. Ordres », je vous laisse deviner : « sécuriser Ritter à tout prix ».
Il referma le dossier avec un claquement sec.
— Des jouets dans les mains de pantins. Deux fusils pour protéger le diable en personne.
André écrasa sa cigarette dans une assiette ébréchée.
— Ils ne valent pas mieux que ce casque à pointe. Tuons toute la vermine. Pas de témoins.
La carte du trajet quotidien de Ritter était épinglée à la dernière page. Une ligne rouge reliait l’avenue Henri-Martin à l’Hôtel Majestic, passant par la rue de Passy. Clément pointa le croisement avec celle des Eaux.
— Là. À cet endroit précis, la voiture ralentit toujours à cause du virage. Si on frappe ici, ils n’auront pas le temps de réagir.
André acquiesça.
— Pas de patrouilles à cette heure-là non plus. C’est notre meilleure chance.
Je me penchai pour examiner la carte.
— Et s’ils devinent qu’on les attend ? m’enquis-je.
Clément haussa les épaules.
— Nous ne serons pas seuls, Madeleine. D’autres hommes, Célestino, Marcel et Léo, nous accompagneront. On leur a pas encore dit qui était la cible.
La dernière page du dossier contenait une analyse psychologique de Ritter, probablement rédigée par un officier allemand.
« Personnalité : autoritaire. » « Force principale : respect absolu des ordres. » « Faiblesse principale : Trop confiant. »
Clément grogna en lisant les mots.
— « Respect absolu des ordres » ? Je n’aurais pas de mal à lui ôter la vie.
— Ni moins méprisable, ajoutai-je.
Je fixai la photo de Ritter, son visage froid et calculateur. Il avait décidé de la vie ou de la mort de tant de gens sans même y penser.
— Ce n’est pas un homme, murmurai-je. C’est une machine à broyer.
Clément déroula le plan avec une organisation défiant les meilleurs stratèges en levant un doigt pour chaque point énoncé.
— Premièrement, Madeleine et André, postés au croisement, se fondront parmi les passants matinaux. Elle effectuera un geste discret à l’approche de la voiture. Ensuite, moi et les autres, stationnés de chaque côté de la rue, serons armés de pistolets L’un visera directement Ritter, l’autre couvrira la sécurité. Attention aux tirs croisés. Enfin, après l’assaut, on se repliera rapidement dans une ruelle voisine où des vélos nous attendront pour faciliter notre fuite.
Clément posa une main sur mon épaule.
— Madeleine, André, vous êtes la clef. Si vous ratez le signal ou si quelque chose change et qu’on ne le sait pas, tout s’écroule.
Je serrai les lèvres et acquiesçai.
— Je ne raterai rien.
Les derniers détails étaient calés. La carte, les horaires, les itinéraires, les armes… Tout. Pourtant, une boule restait coincée dans mon estomac. Ce n’était pas la peur de l’échec ni celle de mourir. C’était la colère. La colère contre Ritter, contre ses larbins, contre tout ce qu’ils représentaient. Si j’avais pu, j’aurais tué Adolf Hitler sur-le-champ. Et cette colère, je la laissais grandir. Nous sortîmes de la pièce un à un, chacun dans un silence pesant. Le plan était en place. Et bientôt, Julius Ritter n’existerait plus que comme une note au bas d’un rapport allemand.
[1] Insulte alliée envers les Allemands.