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Chapitre 28

Le cheveu retrouvé dans le GMC gris n’appartient ni à Hasna Malek, ni à Lucy et David Moore, mais à Oswald Beaver. À peine le pied posé sur le tarmac de l’aéroport, Casey Harris s’est précipité au commissariat dès qu’il a reçu l’information de l’agent Coffin. Ses valises pouvaient attendre. Beaver ne leur a pas tout dit. Il se rend en ce moment même au motel, accompagné de Raphael.

Divers camions traversent l’artère principale de Bellwood. Peu s’y arrêtent. Beaucoup d’entreprises semblent avoir mis la clé sous la porte. Certains investisseurs considèrent cette ville maudite. De nombreuses affaires, décrites comme prometteuses, ont coulé du jour au lendemain et cette rue n’a pas échappé à la crise économique. Autrefois animée et commerçante, elle est aujourd’hui déserte, parsemée de bâtiments abandonnés avec des devantures fermées par des rideaux de fer. Seules subsistent les plus anciennes boutiques, en raison de la méfiance apparente des habitants vis-à-vis des nouveaux venus. C’est le cas du restaurant des Taylor, étriqué entre l’épicerie de Fawcett et un magasin d’articles de chasse et pêche. Rick a repris la relève après sa mère. Il espérait que son fils le rejoigne avant que la vie en ait décidé autrement.

La Ford Explorer s’arrête à une intersection, laissant passer un camion à la remorque chargée de grumes de pins. Le grondement des moteurs et le crissement des chaînes sur la route gelée résonnent dans une symphonie sinistre. Le grumier tourne à droite. Ses feux arrière s’estompent lentement dans la brume, direction Harrington Sawmill, la scierie. L’une des rares usines implantées dans la région ayant résisté à la crise économique.

— Ça vous dérange si je fume une cigarette ? demande Harris en sortant un briquet de sa poche.

— C’est votre voiture, rétorque Raphael.

— D’accord, mais est-ce que ça vous dérange ?

— Vous voulez savoir si ça risque de réveiller certaines tendances chez moi ?

— Je prends ça pour un oui.

Il réprime son manque de nicotine et remet le Zippo dans sa poche.

— Vous avez passé un bon Noël ? s’enquiert Casey après un temps.

La question surprend Raphael.

— Oui. Je l’ai passé chez les Greene.

— Gentil de leur part de vous avoir convié.

— Et vous, comment c’était à Philadelphie ?

Harris lance un regard inquiet dans le rétroviseur avant de se remettre en route.

— Super. Ça fait du bien de rentrer à la maison et de retrouver les siens, croyez-moi.

Raphael profite de l’occasion. Il a besoin de savoir.

— Comment avez-vous atterri à Bellwood ? Ce n’est pas vraiment la porte à côté.

— Mutation professionnelle, répond Harris sans s’étendre, jetant derechef un coup d’œil derrière eux. À choisir, j’aurais préféré la Floride. Je pourrais vous retourner la question. Qu’est-ce qui vous a poussé à vous installer dans un trou pareil à votre âge ?

Le regard cerné de Raphael s’évade dans le paysage gris. Les bâtiments en bois robuste se blottissent les uns contre les autres. Du rouge. Du vert. Du bleu. Il y a autant de couleur dans cette ville que dans sa tête. De légères volutes de fumée s’élèvent des cheminées. Dans les rues éclairées par la lueur terne du soleil, de rares âmes courageuses se promènent protégées sous plusieurs couches de vêtements.

— Plus rien ne me retenait à Juneau. J’avais besoin de changer d’air. La vie en ville devenait étouffante. Alors, j’ai vadrouillé. Je ne restais jamais plus d’un mois au même endroit. Quand j’ai vu Bellwood… Je ne sais pas. Il y avait cette drôle d’énergie qui m’appelait.

— Honnêtement, vous auriez pu trouver mieux… vous rendre au soleil, profiter de la plage, des filles…

— Croyez-moi, j’ai assez profité de ça.

— Je veux bien vous croire. Vous voyez. Vous pouvez être présentable quand vous voulez. Sans cette barbe infâme, on voit enfin à quoi vous ressemblez. Vous avez dû en briser des cœurs.

Raphael s'enfonce dans son siège, pensif.

— Seulement un.

— Ce cœur brisé a-t-il un lien avec votre présence ici ? s’enquiert Casey avec douceur.

— Je n’ai pas vraiment envie d’en parler.

Le lieutenant hausse les épaules.

— Comme vous voulez. C’était pour faire la causette. Je n’aime pas rouler en silence.

Ils parcourent plusieurs kilomètres dans un calme olympien. La forêt drapée de givre s’étend à perte de vue sous un ciel blanc uniforme. Casey ralentit, tant pour les risques de verglas que pour vérifier si son intuition ne le trompe pas. Ses yeux alternent entre le rétroviseur central et la route. Rien à signaler. Peut-être s’est-il trompé. Il observe son passager à la dérobée. Celui-ci fixe l’asphalte, la tempe posée sur la vitre. Durant ces trois jours de repos, Harris a discuté de cet étrange énergumène avec sa femme. C’est comme ça. Il lui dit tout. Il a alors réalisé à quel point il a été dur avec lui. Après tout, ce n’est qu’un gamin à qui la vie n’a pas fait de cadeaux. Combien d’enfants dans sa carrière ont subi ou vu des horreurs, parfois innommables ? Il ne pourrait en donner un chiffre. Il n’existe aucun remède ni recette magique. Certains s’en relèvent, et d’autres, comme Raphael, se perdent. Lui-même s’est perdu avant de venir ici. Au fond, peut-être est-ce ce qu’il déteste le plus chez ce garçon : leur ressemblance.

Casey s’éclaircit la gorge pour s’annoncer, et se lance :

— Écoutez, Kelly. Je me suis comporté en connard avec vous. Je l’avoue et je m’en excuse.

Il tend une main à travers l’habitacle.

— Recommençons sur de nouvelles bases.

Raphael toise un instant cette main comme s’il s’agissait d’un piège. Enfin, il accepte son geste. Il y a un nouveau silence, moins long. Cette fois, c’est son collaborateur qui le brise.

— Je peux vous demander quelque chose, lieutenant ?

— Dites toujours.

— Appelez-moi comme vous voulez, mais pas Kelly. Je ne supporte plus ce nom.

— Si ça peut vous rendre plus agréable.

Un mouvement dans le rétroviseur attire l’attention de Harris.

— Merde, grommelle-t-il.

— Quoi ?

— Je crois qu’on est suivis.

Raphael pivote sur son siège.

— Suivis ?

— Je n’en suis pas sûr, mais je crois reconnaître la voiture. Saletés de journaleux, ils vont m’entendre.

Ils atteignent leur destination. Harris sort du véhicule et, sans jeter un regard vers la voiture venant de se garer à leur suite ni attendre son collaborateur, pénètre dans le motel. La réception est vide, plongée dans le froid. Le chauffage semble être de nouveau tombé en rade. Le lieutenant annonce leur présence en cognant une cloche en laiton. Raphael arrive à son tour et contemple pour la seconde fois les photographies. Oswald Beaver et Rick Taylor sont des amis de longue date. Depuis l’adolescence, à en croire l’amas de souvenirs punaisés sur les murs. Un troisième homme les accompagne sur certaines d’entre elles. Son visage lui est inconnu.

— Chasser ces animaux pour se nourrir, je peux comprendre. J’aime manger un bon filet de cerf de temps en temps. Mais tuer pour le plaisir de tuer, pour exhiber leur tête au mur…  Je trouve ça tordu, se révolte Harris.

Les étagères regorgent de figurines en tout genre, donnant au motel l’aspect d’un cabinet de curiosités. Raphael s’empare d’un bibelot représentant un autochtone coiffé d’une peau d’ours, et qui brandit un tomahawk de façon menaçante.

— Mon père chassait, se confie-t-il, il m’emmenait parfois avec lui et ses amis durant ses sorties. Il m’a appris à me servir d’une arme, à la charger et à la nettoyer. Ma mère était contre. Elle avait peur qu’il m’arrive un accident. Son avis, il s’en fichait. Il ne lui demandait pas l’autorisation. Comme il se fichait que je n’aime pas ça. On n’a jamais eu d'atomes crochus tous les deux. Je n’étais pas le fils qu’il rêvait d’avoir. J’étais un enfant silencieux. Je ne parlais à personne hormis à ma mère. Peut-être… Peut-être qu’il était jaloux de notre lien… Un jour, lors d’une sortie, il a blessé un renne… Il y a des règles dans la chasse. La dignité de l’animal en fait partie. Il faut tirer pour tuer et non pour causer une souffrance prolongée. Si la bête est blessée, il faut l’achever le plus rapidement possible. Ce jour-là, il… Ce jour-là, il a posé un couteau dans ma main et m’a ordonné de finir le travail. Il voulait m’endurcir, que je cesse d’être un fils à maman, un mauvais fils.

— Vous l’avez fait ? demande Harris, troublé.

— Je n’ai pas pu. Je suis resté là, à regarder ce renne bramer de douleur. Mon père s’en est chargé en m’obligeant à regarder. Le soir à la maison, ç’a été ma fête. Il m’a dit que je ne serais jamais un homme si je ne me salissais pas les mains, que je lui avais fait honte devant ses amis. Eux aussi emmenaient parfois leurs fils. Des fils capables d’abattre un animal de sang froid. Ma mère s’est interposée entre lui et moi, comme toujours. Il est sorti picoler. C’était sa façon de se calmer. Quand il est rentré…

Il se stoppe net, déglutit.

— Quand il est rentré, poursuit-il, il était saoul et… J’aurais dû le tuer, ce foutu renne. Il allait crever dans tous les cas. Depuis, pas un jour ne passe, sans que je souhaite avoir agi différemment.

— Je suis au courant pour votre mère, l’interrompt le lieutenant, et j’en suis sincèrement désolé.

— Sam vous l’a dit ?

— Non, mais j’apprécie que vous vous confiiez à l’un d’entre nous. Comme vous venez de le faire à l’instant. C’est important, vous savez ; d’en parler. Pour là-haut, précise-t-il en désignant sa tempe. Si porter le nom de votre père vous est insupportable, vous savez que vous pouvez le changer ? Aucun juge ne vous refusera ce droit, pas avec votre histoire personnelle.

— Trop de paperasse, rétorque Raphael, et j’ai des problèmes… Pour lire. Faut dire que je n’ai pas été très studieux à l’école et que je ne fumais déjà pas que du tabac.

Oswald Beaver apparaît depuis la porte des services, transpirant et enveloppé d’une odeur de fioul, mettant un terme à leur discussion. Il essuie son front dégoulinant avec un vieux mouchoir jauni tiré de sa poche puis le balance sur son bureau désordonné.

— Bonjour, lieutenant ! Désolé pour l’attente, le chauffage ne fonctionne plus. Encore. Les employés font jamais long feu ici. Ils disent que la forêt leur fiche la trouille. Pff. Je t’en ficherai. Les jeunes ne veulent plus bosser, c’est tout. Ils passent leurs journées scotchés à leur téléphone à tourner des vidéos stupides et se coller.

— Scroller, corrige Harris.

— Bah, peu importe..

Casey lui envoie un sourire de compassion. Il songe à sa plus jeune fille, Laureen, accro aux réseaux sociaux et passant des heures le nez rivé sur ses écrans.

— Monsieur Beaver, commence Casey, vous avez un instant à nous accorder ? Nous aimerions vous poser des questions au sujet de Hasna Malek ?

Oswald s’installe sur un fauteuil près de la fenêtre.

— Bien sûr. J’ai appris que vous aviez retrouvé la voiture dans le lac. Quelle horreur. Vous pensez que c’était un accident ?

— Êtes-vous, par hasard, montez à bord de cette voiture ? demande Harris, sans lui répondre.

— C’est vrai. Elle a eu un souci de batterie. Pas étonnant avec les températures qui ont chuté ces derniers jours. J’ai pris mon pick-up et je lui ai remis du jus. L’alternateur n’avait pas l’air en forme. Je lui ai proposé de l’amener chez Dinsmore. Vous savez comment sont les mécanos quand ils voient une nenette seule. Ils en profitent pour ajouter des réparations en veux-tu en voilà. Mais elle est devenue toute drôle et a refusé.

— L’un des phares était-il cassé ?

Il tapote l’accoudoir en bois comme pour creuser sa mémoire.

— M’en souviens plus.

— Quel jour c’était, la panne ?

— Jeudi matin… Je crois.

Harris note l’info.

— Pourquoi ne pas nous en avoir parlé la dernière fois ?

Oswald hausse les épaules, impuissant, et toise tour à tour le lieutenant et son collaborateur.

— J’pensais pas qu’une histoire banale de batterie aurait son importance.

Sa mine se rembrunit.

— C’est bien triste toutes ces tragédies. Cette forêt est décidément maudite. Oh mon Dieu, s’exclame-t-il, les yeux grands ouverts, et la petiote, alors ? Ils n’en causent pas dans l’article.

— Des témoins peuvent témoigner de cette panne ? interroge Casey en éludant toujours les questions du vieil homme.

Le gérant se gratte le crâne.

— Peut-être un des clients, s’ils étaient levés. La 5 est partie samedi. Le 3 est encore là. C’est l’un de ces youtubeurs à la noix. Depuis la mort d’Adam, ils rappliquent tous comme des guêpes sur du sucre.

Casey secoue la tête. Lui et l’adjoint Greene les ont déjà interrogés vendredi. Cela n’a rien donné. Une agente immobilière réside dans la chambre 5. Elle visite la région à la recherche d’un terrain propice à accueillir une zone commerciale. Quant à l’occupant de la seconde chambre, Logan Bates — de son vrai nom Logan Brown — c’est un vidéaste spécialisé dans le domaine paranormal, venu explorer la forêt en quête de phénomènes surnaturels. Le soir du meurtre de Hasna, il se promenait dans les bois. Les séquences vidéo réquisitionnées par la police prouvent qu’il se trouvait à l’opposé au moment des faits. Logan n’a rien vu, rien entendu. Pour lui, ces deux meurtres sont du pain béni, une histoire de plus à ajouter à son scénario pour effrayer son auditoire.

Casey et Raphael repartent les mains vides de cet interrogatoire. Les techniciens de la scientifique examinent la voiture au sein du laboratoire médico-légal. L’analyse du moteur devrait confirmer les explications de Beaver.

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