Les sifflotements se répercutaient contre l'inox des tables, comme celui des portes des congélateurs. La fraîcheur ambiante ne la gênait aucunement, elle déambulait vêtue d'un simple gilet en laine. Quand il n'y avait pas de gants au bout de ses doigts, Charlotte avait tendance à se gratter, par-dessus la blouse de protection.
— C'est réellement insupportable, maugréa-t-elle tandis qu'elle saisissait son téléphone d'une main et se grattait le poignet de l'autre. Je me demande vraiment pourquoi j'ai choisi des amis qui me veulent autant de mal pour m'infliger ce calvaire. Le polyester, c'est pas terrible, mais au moins ça ne me donne pas l'impression de m'être endormie dans une fichue fourmilière...
Son travail exigeait de ne pas attendre de réponses de ses « patients » - elle leur appréciait ce qualificatif, cela les laissaient rester dans le monde des vivants -, pour autant, Charlotte n'avait jamais autant parlé que depuis qu'elle était arrivée ici.
Elle aperçut la notification d'un email. A nouveau cet homme, comme il en existait des dizaines ici. Charlotte ne comprenait pas pourquoi les familles endeuillées n'étaient ni guidées, ni accompagnées. L'on naissait tous avec la même finalité et personne n'avait songé à aider à s'y préparer.
Un corps ne tarderait pas à arriver, alors elle renonça à s'assoir sur le bord brillant de la table métallique, et opta pour un petit tabouret à roulettes.
Crrrriiii
Le grincement la fit sursauter comme une idiote. Son téléphone tomba, dans un malheureux hasard, sur la roulette du siège. S'il fallait un signe pour annoncer le ton de cette journée, elle se serait bien passé de celui-ci. Voilà l'écran fissuré, sur une grande partie.
— Qui a bien pu avoir l'idée idiote de faire des pieds si longs à ce fichu tabouret ? Puis il grince beaucoup trop ! Bon, c'est à dire que cela fait bien deux semaines que je dois lui mettre de l'huile mais...
Alors qu'elle nettoyait vaguement la fissure des minuscules débris qui la parsemaient avec pouce, la porte s'ouvrit à la volée et claqua sur ses gonds. Elle ne dit rien, trop timide, mais le visage de Charlotte se para d'un regard assassin. Certains n'avaient aucun respect pour les morts. Ca n'était pas parce qu'ils reposaient sur une table en inox au fond d'un tiroir gelé qu'il fallait se mettre à brailler ainsi !
— Charlotte, je vous trouve enfin !
Elle soupira. Elle était bien difficile à trouver. Elle ne bougeait jamais, puisque de toute façon elle travaillait ici et qu'elle détestait le hall d'accueil. Elle ne savait essuyer des larmes que par messages, y compris celles, maladroites, des smileys que les endeuillés pouvaient mettre pour détendre l'atmosphère.
— Y a-t-il un problème ?
— Marie doit s'absenter le 24. Nous n'aurons jamais de remplaçant pour ce jour-ci, et je n'ai aucune envie de tenter une nouvelle expérience en prenant quelqu'un dont je n'ai jamais entendu parler.
Charlotte adorait Marie. Elle était tout son opposé, et elle admirait sa capacité à s'adapter à tous pour leur parler comme s'ils se connaissaient déjà.
Lui rendre service ne la gênait pas, ça non.
Mais Marie était officiante, maître de cérémonie, et ça, c'était un sacré hic.
Comment pouvait on imaginer lui demander de prendre le contrôle de cérémonies, alors qu'elle était capable de balbutier en s'excusant lorsqu'elle se prenait l'épaule dans la porte d'entrée de chez elle, ou qu'elle racontait sa vie à sa cafetière ?
— Monsieur, sauf votre respect... je ne suis pas, hum... la bonne personne pour prendre ce remplacement. Nicolas est sûrement bien plus capable.
Son collègue hocha négativement la tête.
— Il a déjà décliné l'offre, et avec son petit né il n'y a pas si longtemps... Je ne me vois pas lui imposer de faire des heures supplémentaires. Il a déjà été bien arrangeant pour ne pas prolonger son congé parental.
Un frisson de dégoût remonta le long de sa colonne vertébrale. Personne ne devrait se voir considéré comme "arrangeant" parce que ses obligations professionnelles le poussaient à s'éloigner de son bébé.
— D'accord.
— J'étais sûr que vous ne refuseriez pas !
Son patron lui souriait, mais elle vécut ce rictus comme un coup de poignard. Evidemment, qu'il en était certain. Elle n'avait jamais rien refusé, parce qu'elle n'arrivait pas à être autre chose qu'un paillasson sur lequel l'on pouvait s'essuyer et qui ne s'en plaindrait pas. Malgré cela, car ses neurones miroirs marchaient bien trop, un sourire retroussa ses fines lèvres.
— Pourriez-vous me rajouter au planning du secrétariat, que je puisse, dès que nous aurons des enterrements de prévus, m'y préparer ?
Il accepta et ressortit rapidement. La brune se rendit compte de la tension qui envahissait son corps quand elle entendit un léger bruit de craquement. Elle était en train de presser ses doigts contre l'écran tactile meurtri de son téléphone. Soupirant, elle regarda ce mail, et se rassit sur le tabouret, manquant de tomber. En plus de grincer, voilà qu'il se mettait à être bancal.
Alexandre Guerrin à Pompes funèbres (8h53) :
Bonjour, l’état de ma mère commence à se dégrader. L’on m’a dit que désormais les semaines étaient des jours… Où en êtes-vous ?
Charlotte ne croyait pas aux miracles, pourtant, pour chacune des personnes qui la contactaient, elle aurait aimé qu'ils existent. Jusqu'à lors, elle n'avait jamais eu à souffrir du deuil, et pourtant des circuits en elle s'étaient créés. La peine serpentait comme en terrain familier, et son empathie la harassait régulièrement. Le soir, elle s'endormait dans un sommeil sans rêve tant la fatigue s'accumulait, mentalement.
La brune rapprochait et éloignait le téléphone pour être sûre de bien avoir tout lu malgré les fissures. Il lui fallut bien un quart d'heure pour mettre en ordre ses pensées et un de plus pour taper une réponse.
Parfois, le professionnalisme s'envolait, et elle devait le rattraper. Rapidement, mais avec délicatesse. Garder cette distance était comme essayer de saisir un papillon au vol : possible, mais bien délicat.
Encore plus lorsque ça faisait des mois qu'elle partageait l'une des douleurs les plus intimes avec quelqu'un.
Pompes funèbres à Alexandre Guerrin (9h31) :
Vous m’en voyez navrée de lire de si mauvaises nouvelles. J’espère que le rendez-vous chez le psychologue vous a permis de souffler, et que l’aide de la nouvelle association lui permet le confort qu’elle mérite. Vous trouverez en pièce jointe les devis pour les tarifs pour les fleuristes. Quant au reste, ne vous faites aucun soucis, tout est prêt et conforme aux demandes qui me sont parvenues. Je ne sais si le spectacle qui vous attend ce soir aura lieu et si vous en serez, mais si ce soir vous êtes sous les projecteurs, je vous souhaite que la lumière reste le plus longtemps en vous pour vous aider à traverser cette épreuve.
Charlotte grimaçait, et se pinçait les lèvres. Elle n'était vraiment pas convaincue par son message. Elle avait appris à connaître Alexandre, sa vie, ses souffrances, au travers des anecdotes qu'il lui contait sur sa mère. Chaque morceau de cette vie parentale était un peu de celle de cet homme. Une façon de le connaître à travers une mourante. Un fil ténu entre eux.