Alexandre était seul. Bientôt Martin reviendrait, essaierait de le sortir de sa torpeur. Sans doute le raccompagnerait-il chez lui et resterait toute la nuit. Lui refuserait. Il resterait seul, déprimerait. Il regarderait le ciel par la fenêtre en se demandant à quoi cela servait de croire que les morts filaient vers les étoiles si c'était pour que leur lumière ne serve à éclairer que le ciel, pendant que l'existence de leurs proches restait dans l'ombre.
— Alexandre, tu m'entends ?
Vaguement. Ses jambes tremblaient. Martin s'approcha de lui. Toujours habillé de son justaucorps qui le prenait à la gorge, il n'était pas sûr que de l'ôter ne l'aide.
Pourtant, il en avait besoin.
Ses doigts, avant hésitants, tentaient de se l'arracher et des nouveaux glapissements franchissaient ses lèvres. Emmené au sol par son ami, le monde tournait autour de lui. Il était pris dans les phares d'une voiture lancée à pleine vitesse : le temps ; à l'intérieur, il ne cessait de faire des tonneaux.
— Maman est morte, gémit-il, la poitrine douloureuse.
Martin agissait comme un père avec un enfant. Il l'aida à défaire la fermeture de son habit de scène, et le prit dans ses bras. Jamais le jeune homme n'avait su réagir autrement, jusqu'à lors ç'avait été leur système. Alexandre, sujet aux crises d'angoisse, n'était pas à sa première fois dans les bras de son ami.
Il n'y étouffait plus. Là où la solitude était un air vicié, sec, lui brûlant gorge et poumons, les bras de quelqu'un étaient un réconfort. Presque comme le câlin d'une mère...
La bruine de larmes se transforma en violent orage, grognements de tonner compris, et enfin le déluge se déchaîna sur ses joues aux traits saillants.
Il ne saurait dire combien de temps il avait passé ici. L'oreille tendue, seul le silence lui répondait, et les respirations régulières et calmes de Martin. Ils étaient seuls. Un nouveau sentiment germa en lui : la culpabilité d'avoir voler cette soirée à son ami.
— Est-ce que tu te sens prêt à rentrer ?
Alexandre hocha la tête. Il n'était pas en état, seul, mais il savait que ce serait nécessaire... et qu'après la douleur, se serait même salvateur. Le temps viendrait doucement le panser. Mais le temps était lent, l'acceptation loin, et seule la douleur régnait.
« La douleur n'est qu'un marin qui aime les mers agitées. »
De retour chez lui, Martin avait envahi le salon de ses affaires. Il trimbalait toujours un sac rempli dans son coffre, avec le nécessaire. Il était très prévoyant. Si quoi que ce soit avait lieu, s'il devait filer en voyage, à l'hôpital, ou à la rescousse de son meilleur ami, il avait de quoi se vêtir. Affublé d'un pyjama en mout-mout orange à peine plus agréable qu'un pull en laine à même la peau, il avait au moins eu le mérite d'arracher un rictus à Alexandre.
Au lieu de se glisser dans sa chambre, le jeune homme choisit de revenir là où sa mère était décédée. Demain, il verrait son corps dans une chambre funéraire, mais ce soir il voulait voir son fantôme dans la sienne, au milieu de ses bonheurs et de ses peines.
Il s'assit sur son lit médicalisé. Les couvertures étaient encore défaites. Il s'imaginait parfaitement les secours jargonner des termes médicaux, et le corps de sa chère mère secoué par le défibrillateur. Si tant est qu'il était encore temps d'essayer.
Il attrapa le traversin, recula ses fesses pour être au centre du matelas. Il remonta ses genoux vers son menton et coinça le polochon entre ses jambes. Il y déposa son front, et recommença à pleurer. Cette fois, ça n'était pas de simples vannes ouvertes, à la rupture d'une douleur trop intense ; c'était plus intime, plus viscéral. Quelque chose qu'il ne partagerait qu'une fois, à quelques heures de son départ, avec ce qu'il restait de sa défunte présence.
Quand le tissus fut mouillé et que la sensation désagréable contre sa peau lui revint, des ronflements remontaient du salon. Martin était toujours là. Quelque part, il en était reconnaissant, mais à la surface pointait une sensation plus désagréable : l'impression qu'on lui volait ce deuil. Mais qu'aurait-il fait, seul ? Il serait certainement encore là-bas, dans les coulisses, ou encastré dans un lampadaire car l'on ne voit pas la route, les yeux inondés.
— Je suis désolé de ne pas avoir été là. J'ai tout donné sur scène, enfin, avant... Et toi, tu étais là, seule.
Peut-être était-ce encore plus les circonstances de sa mort, loin de lui, qui le torturaient. Il s'était préparé à l'absence et cette chambre, malgré son silence, lui paraissait presque apaisante. Enfin, elle ne souffrait plus. Elle ne se tordait plus de douleur dans son sommeil, elle ne le suppliait plus de l'aider, elle ne gémissait plus, les machines étaient muettes. Mais elle avait expiré avec quelqu'un d'autre. Ou seule.
Et ça, c'était au-delà de ce qu'il était capable d'encaisser.
Martin, son meilleur ami, était en bas, à quelques mètres finalement. Il était à portée de main. C'était toujours vers lui qu'il s'était tourné. Mais cette fois, il avait besoin d'autre chose. Il avait besoin de quelqu'un qui ne le connaissait pas assez bien pour lire derrière ses mensonges. Qui ne reconnaîtrait pas l'hideux masque qu'il aimait tenir, quand il allait mal.
Son téléphone s'illumina au même moment, comme un signe. Il appuya sur le rond central pour voir les notifications. Il venait de recevoir un nouvel email.
Charlotte Languérand à Alexandre Guerrin (1h21) :
J’ai appris… si vous souhaitez communiquer au sujet des funérailles… ou simplement d’elle, n’hésitez pas.
Le message n'apparaissait pas dans la suite des échanges réguliers. Déjà au-delà du professionnalisme, la jeune femme avait toujours pris soin de lui envoyer avec l'adresse des pompes funèbres. Pas cette fois.
Elle avait opté pour son adresse personnelle. Sans doute savait-elle qu'elle finirait par aller trop loin, s'il décidait à confier sa vie. Ou tenait-elle à lui éviter d'être lu par tous les employés. La pensée qu'elle puisse songer à ce genre de détails le réconforta.
Quand il s'affala contre le matelas, quelque chose de dur, dans le coin du lit, sous les draps froissés, lui tapa l'arrière du crâne. A tâtons, ne voulant pas allumer le lustre et voir tous les souvenirs entassés et leurs ombres effrayantes, il l'attrapa du bout des doigts. Un livre. Sa mère n'était pas une grande lectrice, pourtant.
Au flash de son téléphone, il se rendit compte qu'il ne s'agissait pas d'un simple livre. Plutôt d'un carnet, manuscrit, à la couverture jaune pâle recouverte d'écritures. Les yeux mi-clos sous le faisceau fort de la torche, il lut ce qui ressemblait à un résumé.
"La douleur n'est qu'un marin qui aime les mers agitées..."
Cette phrase le percuta, comme s'il était ce marin, et les vagues qui tentaient de le faire chavirer son deuil, lourd, fort, houleux. Alors il décida de l'envoyer, comme une accroche, pour voir ce que Charlotte, au-delà de cette thanatopractrice appliquée, lui répondrait. S'il ne l'effrayait pas avant...