Charlotte ne cessait de faire les cents pas. Parfois, elle ouvrait les tiroirs mortuaires et y retrouvait sans surprise cette vieille femme dont l'héritage partirait à son caniche, et cet homme mort pendant l'acte avec sa maîtresse. Ils étaient toujours là - le contraire aurait été sacrément inquiétant au demeurant - et ça la fit sourire. Légèrement. Au moins, elle n'était pas seule.
— Mais comment voulez-vous que je fasse bonne figure dans ces fichues cérémonies ? C'est pas mon métier, moi ! maugréa-t-elle.
Même si la jeune femme n'en parlait pas, ni ne s'en plaignait directement à son supérieur, cette demande la mettait dans un terrible état de stress qui refusait de la quitter, même quand elle lui disait au revoir aux portes des pompes funèbres affublée de son plus beau sourire.
Ses envies de scène et de théâtre, englouties sous des questionnements et une couche poisseuse de manque de confiance, n'avaient rien à voir là-dedans ! C'était vraiment très différent. Là... Elle ne pouvait pas porter de masque. Son seul costume était une veste noire bien trop serrée car elle l'avait achetée sur Vinted et que quelques sessions de déprimes avaient eu le bon nez de passer et oublier leurs bagages sur ses hanches et son ventre. Sa manucure aussi avait été mâchouillée par la peur. Longuement.
La journée s'annonçait d'ores-et-déjà épuisante. Son téléphone sonnait à plusieurs reprises, mais le constat était le même : plusieurs cadavres allaient arriver. Un vendredi matin, ça n'avait rien d'inhabituel dans cette ville étudiante.
Son estomac se tordait toujours à l'idée que les victimes du jeudi soir n'avaient jamais eu d'autres intentions que de s'amuser tandis que la mort s'était cachée, souvent, dans le dernier glaçon de vodka du chauffeur, avant de se glisser dans son corps.
Son premier travail était de vider le premiers corps de ses fluides. Pendant que les machines travaillaient, Charlotte changeait de gants pour s'affairer à arranger l'angle de cette mâchoire qui n'avait plus rien d'harmonieux. Pourtant, une vingtaine à peine entamée et un physique entretenu laissait à présager qu'elle l'était, avant.
Juste avant que le carrosse de Cendrillon ne décide, après minuit, de se transformer en corbillard.
Quelques heures plus tard, le conducteur et les trois passagers étaient passés sous ses mains expertes, ainsi que celles de Marie. Elle avait longuement conversé seule devant eux, mais à chaque vaine tentative de réciter un discours qui devait être rodé pour les cérémonies, sa langue s'était mise à faire des nœuds pour la faire trébucher au coin de chaque phrase.
Épuisée, Charlotte décida de se prendre un café dans un hall désert avant de repartir à bord de sa Coccinelle d'un autre temps. Les clés à la main, elle se brûlait à moitié avec un gobelet bien trop chaud et soufflait sur la surface du liquide. Ça ne changeait rien mais lui donnait l'impression que d'une seconde à l'autre sa paume cesserait de crier au secours.
— Encore là ?
Quelques gouttes de café se dispersèrent sur la moquette lorsqu'elle fit volte face. Heureusement qu'elle était bleu marine et que personne n'en remarquerait jamais rien.
— Nicolas ! Je ne m'attendais pas à ce que tu sois encore là, à cette heure-ci.
— Je pourrais en dire autant pour toi. Mais tu sais ce que c'est la fin de semaine...
— Ne me le fais pas dire...
Comme elle, le brun ne comptait pas ses heures. Pourtant, il était attendu, chez lui. Père de famille, il avoisinait une quarantaine pleine de panache, et s'épanouissait à jongler entre son travail prenant et sa vie familiale. Son plus jeune enfant n'avait que quelques semaines. Ce soir là, une question semblait le tarauder et il se grattait une barbe de trois jours avec l'ongle du pouce.
— Tu sais, il y a la réouverture du grand théâtre, ce soir... Avec une troupe de danse.
Jusque là, Charlotte n'apprenait rien. Il s'agissait de celle de l'homme auquel elle devait encore envoyer un message pour vérifier si les discours prévus par les proches rentraient dans les temps impartis par tous. Elle ne l'avait jamais vu sur scène, et elle devait reconnaître qu'elle n'en ressentait pas l'envie. La danse, ça n'avait jamais trop été son truc.
Mais surtout, jusque là, Charlotte ne voyait pas en quoi cela la concernait.
— Énora comptait y aller avec son petit-ami... avant qu'il ne la plaque ce midi à la cafétéria du lycée.
Une grimace fondit sur son visage, il sortit deux billets de sa poche. Immédiatement, Charlotte sentit ses joues s'empourpraient. Elle ne voulait pas le voir ce soir ! Non qu'il ne soit pas sympathique, Nicolas était plutôt gentil. Un peu tête en l'air, à en devenir parfois gênant, malgré tout. Mais il était déjà pris, et elle ne voulait pas marcher sur les platebandes d'une femme. Ni d'ailleurs sur celles de personne. Et tout aussi présentable était il, Nicolas ne l'intéressait pas. Personne, de toute façon.
— Non, non ! Merde, j'aurais dû commencer par là ! Ca n'est pas un rencard, je ne sais juste pas quoi en faire et... enfin, je me disais que tu pourrais y aller avec ton petit copain.
Un sourire se dessina sur les lèvres de Charlotte qui tremblaient sous le rire qu'elle tentait de taire à s'en faire mal à la gorge. Elle avait beau avoir la pire réputation de célibataire endurcie de toute l'entreprise (et c'était peu dire, avec tout ceux qui passaient - morts ou vifs -), qu'elle trouvait étonnant qu'à chaque fois Nicolas se fourvoie. La dernière fois, il s'était persuadée qu'elle faisait de l'équitation alors qu'elle était allergique aux chevaux.
Il écoutait tout, mais uniquement à moitié, finalement.
— Euh, c'est- c'est gentil, merci !
Intérieurement, quelqu'un venait de souffler Charlotte et la mettre au sol. Pourquoi ne lui disait-elle tout simplement pas qu'elle n'avait pas d'amoureux mais simplement un chat qu'elle avait appelé Béluga parce qu'il était blanc et énorme, et que la danse l'intéressait aussi peu que les habitudes amoureuses des céphalopodes ?
Elle se vit pourtant tendre la main, et remercier platement son collègue. Dès lors qu'il quitta le bâtiment, Charlotte soupira et jeta son gobelet avec encore, au fond, les restes de son café. Le spectacle commençait dans deux heures, elle ressemblait toujours à un sac, sentait littéralement la mort et les produits chimiques, et rêvait de se glisser dans un de ses plaids à manches tout duveteux.
— Oui, mais après, si je n'y vais pas, il va falloir que je lui dise car je ne saurais jamais faire semblant...
La jeune thanatopractrice lâcha un gémissement à fendre l'âme. Elle savait déjà comment ça allait finir : elle allait foncer à cette soirée, la passer à gamberger sur le fait que la situation était tout à fait ridicule, rentrer en s'en voulant d'être une stupide petite chose incapable de dire non, puis elle serait de mauvaise humeur pour la semaine !