Alexandre faisait craquer ses longs doigts, tout en remuant distraitement ses chevilles. Il était déjà échauffé mais tant qu'il n'avait pas un pied sur la scène et la chorégraphie lancée, il n'accordait pas de répit à son corps. Cela lui avait évité bien des blessures idiotes. Et puis, chaque mouvement expulsait une partie du trac qui ne le quittait pas, même avec la force de l'habitude.
L'adrénaline se déversa dans ses veines quand il entra enfin sur scène. Ses muscles se délièrent encore plus et sa grâce naturelle - du moins devait-elle le sembler, à son niveau - prit le dessus. Enfin il se déchargeait d'un poids et son coeur se faisait aussi léger que ses entrechats. Des pas de deux s'enchaînaient, des pointes, puis il se reposait au sol dans des postures finales travaillées. Le ballet s'enchaînait à un rythme effréné et au centre du rayon laiteux du projecteur, les installations n'étant pas encore parfaitement en place dans ce théâtre rouvert, Alexandre illuminait la salle. Il était le meilleur des éclairagistes car il parvenait à éblouir jusqu'au fond des coeurs.
Le souffle court, Alexandre descendit pour laisser place à une scène collective où il n'apparaissait pas. Le goulot de la bouteille dans la bouche, il sentit une main sur son épaule. Sans même se retourner, un frisson le doucha instantanément et descendit son dos, accompagné de plusieurs gouttes de sueur qui le rendaient moite.
— Ton téléphone n'arrête pas de sonner.
Le brun remercia son ami et chorégraphe, Martin, d'un signe de tête. Le sourire ne quittait pas ses lèvres, mais il n'illuminait plus rien. Il était fade et morose. Un projecteur brisé.
Le numéro qui s'affichait lui était parfaitement inconnu, et cela ne venait pas le rassurer. Dès lors qu'il avait mis un pied sur la dernière marche de cette escalier, quittant la lumière du public pour l'ombre des coulisses, il s'était projeté dans une réalité qu'il souhaitait quitter.
Il ne restait plus que trois minutes, peut être quatre si les applaudissements enflaient, et il devrait y retourner. Pendant quelques secondes, Alexandre songea à laisser sonner une nouvelle fois et à ne pas se replonger dans son quotidien, mais des mains acérées de griffes lui empoignaient le coeur, et la curiosité le lui lacérait. Un étau se reserrait autour de sa gorge.
— Monsieur Guerrin ?
Il ne connaissait pas cette voix, et pourtant son dos glissa naturellement contre un mur. Il s'y dessina une traînée de sueur, les traces du chemin d'une limace d'angoisse.
— Le bracelet de surveillance de votre mère a été déclenché il y a une une heure et demi.
Les tours de cadrans se dessinaient devant les yeux du jeune homme. Moins d'une heure après son départ. Ses doigts longilignes tiraient sur les coutures luxueuses de son costume. Les présentations de l'homme au bout du fil, qui déclinait son nom, se perdirent dans les aiguilles qui couraient, imprenables, devant lui. Puis le cadran les recrachait au sol, arrêtant le temps. Un coucou sortit de l'horloge imaginaire : la plus terrible des sentences.
— Les équipes de secours ont été dépêchées rapidement, mais je suis dans l'obligation de vous annoncer qu'en dépit de nos efforts, nous n'avons pas pu la sauver.
Dans le haut parleur, un flot continu de mots
Le corps de ballet sortait de scène. C'était à lui, à nouveau, mais cette fois son rôle de soliste portait tout son sens. C'aurait dû être son moment, le clou du spectacle.
Mais seul il l'était ici, déjà, désormais. Et ce clou, ce fichu clou, se planterait bientôt dans le cercueil de chêne blanchi et poli qu'il avait si soigneusement choisi pour sa mère.
Des regards inquiets se posaient sur lui. La plupart n'étaient au courant de rien. Certains s'agaçaient. Le spectacle devait continuer.
Un cri, terrifiant, sortit comme un rugissement de sa gorge, déchirant tout sur son passage. Le robinet des vannes explosa et ses glandes lacrymales s'activèrent. Une tempête se faufila entre ses cordes vocales et ne cessait de les faire vibrer. Des hurlements rauques quittaient les coulisses et envahissaient toute la salle de spectacle.
Un brouhaha descendait de la scène. Le public se demandait ce qu'il se passait. Une curiosité trop maladive en avait envahi certains, et le mouvement de foule les faisait s'agglutiner au devant des planches. La sécurité passait près d'Alexandre sans même qu'il ne la remarque pour s'y précipiter.
L'air devint irrespirable. Être préparé n'avait rien avoir avec le fait de réaliser. Même sans voir son appartement vide, même sans ne plus entendre son râle quand elle avalait de travers la moindre gorgée d'eau, même sans visualiser les traces des perfusions sur le plancher qui allaient disparaître avec la force du temps, il savait.
— Tu as besoin de quelque chose ? demanda maladroitement Martin en s'asseyant à côté de lui.
Longtemps, Alexandre ne répondit rien. Il avait besoin de savoir qu'il n'était que dans un cauchemar. Pourtant la lumière venant de la scène, les cris du public, et ce costume trop serré le rappelaient à la vie. Rien n'était imaginaire : elle s'en était allée.
Sans plus d'informations, le portable raccroché dans la main, il ne pouvait que s'imaginer ce qu'elle avait vécu pendant ses derniers instants. Avait-elle déliré au point qu'elle ait cru qu'il l'avait abandonnée ? Ca lui arrivait souvent, dans la nuit...
— Pardon...
Les cordes vocales tendues, serrées, il ne faisait que glapir.
Peu à peu, son corps parla pour lui. Ses doigts agrippaient son justaucorps en des gestes désorganisés. Il avait difficulté à le pincer, tant il était ajusté, et il se sentait aspirer sous le tissu. Être serré ainsi le faisait suffoquer. Chaque pli était une partie du marécage dans lequel il s'embourbait. Sa respiration s'accéléra.
— Je suis là...
Son ami n'avait pas de mots réconfortants. Il ne savait pas comment réagir, mais il posa sa main sur l'avant-bras d'Alexandre. Il sentait ses muscles rouler sous sa peau. N'importe quelle partie de son corps était tendue à l'extrême et se révoltait contre la douleur. Tout n'était que spasmes, et s'il n'y avait pas encore de sanglot cela tenait plus du choc que de la contenance.
— Viens.
Il laissa sa main glisser sur son bras. Il n'y avait rien que de la compassion dans son geste. Ses doigts s'entrelacèrent à ceux d'Alexandre, et Martin se leva. Par un mimétisme automatique, toujours le souffle court, le soliste le suivit. Il était comme un enfant en plein cauchemar, poisseux de fièvre, que l'on accompagnerait à la douche. Que l'on changerait et que l'on remettrait au lit.
Sauf qu'Alexandre avait dépassé la trentaine. Mais y avait-il un âge au-dessus du quel le droit de se noyer dans la douleur périmait ?
— Enlève le... Je t'emmène tes vêtements.
Martin parlait d'une voix calme, douce. Il ne voulait pas réveiller les démons d'Alexandre alors même qu'il se faisait déjà ronger le coeur par les flammes des enfers.