Une comète, dense, dorée, fendit le cosmos. Elle s’écrasa sur le parvis du Palais Palladium. Alliés, ennemis, débris : tout fut soufflé, projeté, broyé. Le sol se déchira en une tranchée béante, large, profonde, grondante. Au cœur du cratère, la poussière retomba. Kelly Darck se redressa. Le chakra d’or ruisselait d’elle, vibrant, dompté. La Reine. Immobile. Irréductible. À sa gauche, Enlil, des volutes rouges enroulant son torse. À sa droite, Kieran, l’haleine givrée, le bras hérissé d’éclats bleus prêts à pourfendre. En face, Warren, irradiant d’éclairs, les veines striées de vert.
Impassibles. Solennelles. Pas des hommes. Des entités. Des juges. Le champ de bataille se disloquait. Les sorts pleuvaient. Les créatures s’entrechoquaient. Un monstre s’effondra, percé net par une lame d’obsidienne. Des sorciers chancelaient, traînés dans la poix, hurlant, les iris révulsés. Darrius vira. Une large plaie lui zébrait le flanc – déjà, la chair se refermait, muette. Un Vampyr ne saigne jamais longtemps.
Des formes émergèrent. Kieran expira lentement, puis frappa du talon. Le verglas l’encercla. Il glissa en avant, et planta sa paume dans la masse grouillante. Un craquement sec retentit : une colonne de givre transparut, hérissée de pointes.
— Putain, j’contrôle à peine leur densité… Ils mutent !
Les Gogs n’obéissaient à aucune forme fixe. Leur chair n’était qu’un vecteur du Néant, façonnée par les sortilèges qu’ils absorbaient. Une bête bondit vers Warren. Trop rapide ? Non. Il l’attendait. Son pied pivota, il se cambra en arrière. La griffe effleura sa cuisse – un souffle. Son poing cracha un éclair. La bestiole vola, heurta un mur, retomba, brisée :
— T’as cru quoi ? Que j’étais le fragile du trio ?
Des arcs jaillirent de ses doigts. Les Gogs fondirent sur lui. Trop tard. Un dôme éclata, foudroyant les monstres au contact. Derrière, Kelly, esquivant un projectile, murmura, admirative :
— Il tient de son père… mais en pire.
Les sorciers s’écroulaient. Certains s’arrachaient la peau, cherchant à extirper la poix qui les rongeait. Un charnier suspendu dans le chaos.
Paupières closes, la rage au ventre, Kelly laissa son esprit plonger au sein des ruines. Un souffle mental, une empreinte : la Régente. Prisonnière. Engluée dans une aile effondrée, dévorée par des bêtes avides. Pourtant, sa psyché franchit les décombres :
« Reine… écoute-moi… Warren… doit… accomplir ma mission… immédiatement… L’Arche… ne peut… attendre… plus longtemps… »
Secourir Zargua, c’était renoncer. Abandonner l’unique espoir de victoire. Ouvrir la porte à l’irréparable :
« Merci pour ton sacrifice, Régente. »
Sa conscience embrassa aussitôt celles de sa famille :
« Zargua est tombée. Elle ne peut plus l’activer. Warren, selon elle c’est à toi de jouer. »
— J’aménage la voie, déclara Enlil.
Des stries écarlates zébrèrent sa peau. Malgré le froid stellaire, la température monta. Une flamme trancha la roche. Il abaissa le bras :
— Al-Jahîm al-Khâlid ! (Le Brasier Éternel.)
Le brasier fusa. Il éventra la marée des Gogs, les réduisit en torches. Les hurlements se superposèrent, rauques, stridents. Un tapis incandescent se déploya, recouvrant les dalles. Odeur de chair brûlée, de fin du monde. Profitant de l’accalmie, Warren haletant bondit jusqu’au portail :
— Par où commencer… ?
L’Arche. Point de fuite du réel. L’unique portail vers le passé. Une pensée s’éleva. Faible. Étrangère. Pourtant familière. Une prière muette glissée entre deux râles :
« Laisse-moi… faire… »
Zargua, à l’agonie, agissait à distance. Warren sentit ses tatouages chauffer. De ses doigts surgirent des brins d’émeraude, s’ancrant à l’Arche. Et, d’un timbre qui n’était pas le sien, il psalmodia :
— يا مفتاح المجهول، افتح بوابة الخلاص
(Ya meftah al-majhoul, iftah bab el-khalas – Ô clé de l’inconnu, ouvre la porte du salut.)
— يا سر الكون، أشعل مصيرنا.
(Ya sirr al-kawn, ash’al masirna – Ô secret du cosmos, embrase notre destin.)
Les glyphes de l’Arche s’allumèrent, un à un. La litanie enfla, s’imposa :
— نُور القِدَم، حرّر القيد
(Nour el-qidam, harrir el-qayd – Lumière des anciens, brise les chaînes.)
— ! أجب دعوتنا، يا مَلك الجلال
(Ajib da'watna, ya malek el-jalal – Réponds à notre appel, Roi de Majesté !)
Derrière, une nouvelle vague de croassements s’éleva. Les Gogs revenaient. Enlil rejoignit sa mère. Quelque chose quelque part, les épiait. Néant. Il se tourna vers Kelly :
— Il nous observe… Ça suffit, attaquons.
— Le temps nous manque. Laissons-le se révéler.
— Mais pourquoi, maman ?
Happé par l’éveil de l’Arche, Néant se dévoila. La reine leva la paume droite. Enlil posa la gauche contre la sienne. Une poussière cuivrée apparut. Elle scintilla, tourbillonna, se contracta – avant d’exploser en rafale ardente qui frappa la Créature mortifère. Elle recula.
— Approche… grogna Enlil.
— Nous le retenons. C’est acceptable pour l’instant, déclara Kelly.
À son injonction psychique, leurs essences s’embrasèrent et fusionnèrent. Un vent d’or s’éleva, pulsa, haleta… avant de projeter une nuée d’aiguillons cristallins. Néant se figea. Nulle douleur. Mais une dissonance. Un poison. Un refus. Son corps amorphe vacilla, pris au piège entre l’effacement et la reformation.
— Vous jouez avec des forces qui vous dépassent, cracha-t-il.
Le port digne, Kelly répliqua :
— Même le vide ne peut fuir ce qu’il méprise le plus.
Une susurration :
— L’amour… une absurdité pathétique. Pourtant… il me retient. Sachez-le : ma haine monte. Elle enfle. Quand elle éclatera, je vous réduirai en cendres éparses. Et vous crierez.
Enlil tendit le majeur. Kelly esquissa un sourire bref – fatigué, mais traversé d’une lueur de malice. Et Néant, l’entité innommable, chancela. Non sous l’insulte, mais sous l’émotion qui l’infusait :
— Votre arrogance me rappelle ma génitrice, qui me sous-estime.
Près de l’Arche, le combat tournait mal. Darrius et Kieran battaient en retraite, harcelés par la horde. Warren tenait encore. Épuisé, mais vaillant. La Régente le possédait totalement. Le dernier symbole s’emboîta. Un grondement s’éleva. Une onde argentée explosa en gerbes cristallines dans toutes les directions avant de se rassembler en un disque palpitant, vivace, un œil céleste ouvert sur l’ailleurs. Zargua mourut dans cet instant. Warren fut projeté à genoux, comme frappé en pleine poitrine. Une agonie qui n’était pas la sienne : chaque nerf, chaque os, chaque battement en vibrait. Le deuil n’aurait pas sa victoire. Il inspira. Se redressa et se connecta au canal télépathique :
« C’EST FAIT. BOUGEZ ! »
Réagissant à la fracture magique, Néant se crispa :
— Qu’est-ce que c’est que cette chose misérable ?… Vous pensez filer, vous cacher ? Quelle farce !
Son timbre se fit plus moqueur, grinçant, abyssal :
— Croyez-vous pouvoir me fuir après m’avoir enfermé des millénaires ?
Il rit – un râle, un écho d’univers en ruine – et une vrille ténébreuse siffla. Darrius bondit – pur réflexe, pur instinct – et, en plein vol, son talon s’auréola, heurtant le projectile. L’énergie dévia, agrippée par le puits temporel. Warren, à deux pas, ne fut qu’effleuré. Néant ne broncha pas. Immobile, Enlil le lorgna, et dit à ses frères :
— Allez-y ! On le retient. Ce salaud va me le payer.
Autour, les Gogs se fondaient les uns dans les autres, amalgamant leurs chairs en une masse anarchique, convulsée, palpitante. Ce n’était plus une armée, mais un être composite, un organisme en fusion. Un rejeton difforme du Néant, bâti pour engloutir. Finalement, la déflagration éclata – brutale, absolue. L’abomination implosa. Warren fut happé par le maelstrom, son cri broyé dans le vacarme. La tempête emporta Kieran. Leur père ne dut sa survie qu’à une pluie de débris. Enlil refusait de fuir. Il voulait combattre. Mais sa mère posa une paume sur sa joue. Fragile en apparence, cet acte portait un adieu qu’il n’était pas prêt à recevoir.
— Il est affaibli. Nous pouvons le détruire !
— Bien sûr que non ! Pis encore, ça ne servirait à rien. Pars. Réécris l’histoire.
— Je t’en supplie…
Une larme coula. Elle la sentit tracer un sillon brûlant jusqu’à la commissure de ses lèvres, mais ne l’essuya pas.
— Tu fais ma fierté, Enlil. Ils auront besoin de toi. Et toi, d’eux. N’oublie jamais ce que tu es… ni ce que nous avons sacrifié pour que tu deviennes le Roi qui soumettra la Terre, et permettra aux nôtres de vivre au grand jour.
Un récipient d’opale surgit dans un éclat intense. Gravé d’une triskèle ardente, l’Urne des Âmes souveraines. Enlil la reconnut aussitôt. Un baiser sur son front. Alors, la Reine s’agenouilla sous le poids de son abnégation. Un spectre doré s’ en échappa, s’élevant avec grâce vers le reliquaire. Darrius fixait les cendres fumantes de son épouse. L’odeur âcre de chair calcinée se mêlait aux effluves persistants de jasmin. Un relent de douceur au milieu de l’horreur. Il tendit la main – sans toucher. Cligna des paupières. Rien. Seulement les restes. Se détourner ? Ce serait la trahir. Engourdi, il rassembla son courage, prit l’urne, et la glissa dans la poche intérieure du veston de son fils. Puis il le serra, et chuchota à son oreille :
— Garde-la précieusement… Un jour, tu lui rendras son enveloppe.
L’enfant recula, tétanisé, incapable d’accepter l’idée : perdre son père, après sa mère.
— Et toi… ?
— Ne t’en fais pas. Je serai déjà là. Et Kelly… saura que faire.
Néant explosa. Ses entraves éclatèrent, projetant une rafale venimeuse. Le prince fut happé. Ses côtes craquèrent sous l’impact ; une gerbe de sang jaillit de sa bouche. Il voltigea, heurta violemment les marches de l’Arche. Le vortex, instable, se contractait puis s’élargissait – béance vorace, mal refermée. Enlil tenta de résister. L’attraction l’avala. Darrius n’eut pas le temps de bouger. Des griffes glacées s’enfoncèrent dans sa gorge. Il suffoqua, luttant contre une poigne implacable. Ses mains cherchaient l’échappatoire. Il n’y en avait pas. Un spasme le traversa. Des iris d’or. Un Darck !
— Comment… ?
Aberration ? Moquerie ? Avertissement ? Un ricanement grinça, cruel :
— Cette guerre éphémère m’a diverti. La Destructrice reconnaîtra la perfection de mon triomphe… et m’élèvera à son égal.
L’Arche en furie dominait le champ de ruines. Darrius, face contre la pierre, ouvrit un œil. Tout vacillait. Les sons résonnaient, étouffés. Son propre souffle. Les battements de son cœur cognaient contre ses tempes. Un éclat, au loin. Il cligna. Goûta le sang sur sa langue. Pas encore. Pas maintenant. S’il devait mourir, il frapperait d’abord. L’assaillant tourna le dos, sûr de sa victoire. Darrius s’effondra à nouveau. Un bras disloqué pendait à son flanc. Sa vision se brouilla. Et pourtant, dans les tréfonds de son être, une chaleur montait.
— Pas aujourd’hui, fils de pute…
La destruction naquit entre ses paumes jointes. Elle s’épanouit comme une fleur inversée, incandescente. L’orbe fendit l’espace et heurta le pourtour de l’Arche, provoquant une surtension. Le maelstrom se referma. Le portail explosa. Ce ne fut qu’un dernier battement, mais le père, emporté par la déflagration, se désintégra. Le Néant rugit. Une plainte cosmique, trouée de mille échos. Ainsi, Darrius Coltone-Darck ne mourut pas en vain.