Vendredi 12 février 1965.
En ce Sultanat cosmique, cristallisé dans un passé mythique, les pulsars embrasaient la toile stellaire que les comètes fendaient. Au cœur du domaine, le Palais Palladium, intact, sommeillait sur son nuage nacré. Mais soudain, en écho à l’avenir, un éclair émeraude jaillit des profondeurs du cumulonimbus et gravit le Minaret de la tour principale. Sous sa garde, l’Arche temporelle l’absorba. Immédiatement, de droite à gauche, les glyphes s’égayèrent :
ل – ب – ق – ت – س – م – ل – ا…
En son centre, son vortex d’argent se forma, en spirale lente et menaçante.
L’attaque du futur, détournée de justesse par Darrius, s’écrasa sur le dallage, éjectant des éclats de marbre. Warren fut projeté en premier, balloté par l’onde de choc, malmené, blessé, tentant de reprendre pied malgré les décombres.
Une fracture à la jambe, une contusion à la tête… l’étourdissement… puis le noir. Il s’évanouit. Kieran fut brutalement expulsé du maelstrom, propulsé contre la fontaine, le fracassant aussi sûrement qu’elle disloqua sa colonne vertébrale.
Pendant d’interminables minutes, le portail vibra, instable, brouillé comme une transmission défaillante. Enlil finit par rouler jusqu’à un pilier. Son épaule flancha, et le tourment se propagea en une vague brûlante. À bout de forces, il rampa, traçant une longue traînée de sang. Chaque geste l’arracha à lui-même, mais l’idée de perdre ses frères l’écrasait plus encore. L’un gisait, inerte, dans une mare de sang ; l’autre respirait avec peine.
— Non ! Pitié !
S’appuyant sur une vitalité qui vacillait, il planta son pied au sol et, se brisant sous l’emprise du chagrin, il beugla :
— Kieran ! Warren… Non ! Vous ne pouvez pas… J’ai déjà trop cédé !
« Alors pourquoi es-tu seul, mon fils… ? »
Il pivota, les sens en alerte. Kelly se tenait là. Ou du moins, ce qui en restait. Sa forme tremblotante, incomplète, rongée par des interférences spectrales :
« Tu devais les protéger… Tu m’as promis, Enlil. »
— Tu n’es pas réelle…, souffla-t-il, pris entre défis et désespoir.
« Et pourtant… je te parle. »
Il voulut tendre la main, mais le mirage s’évapora. Il fit un pas, puis un second, arrachant un grognement. Sa rage montait. Flambait ! Englobait son cœur d’un feu noir, implacable.
— Pas comme ça. On s’était juré de tenir bon. Ensemble, jusqu’au bout !
Déformée par une souffrance indicible, sa plainte s’éleva à travers l’immensité stellaire. Le Palais frémit sous cette lamentation. Sa paume glissa contre la colonne fissurée. Abattu, il vacillait entre l’envie d’abdiquer et l’instinct de protéger ce qui restait.
La cendre râpeuse déchirait sa gorge, envahissant ses poumons. « Ce n’est pas censé finir ainsi. » L’Arche menaçait de capituler. Une magie colossale s’échappait en particules exotiques. Sur le qui-vive, il ajusta tant bien que mal sa posture…
Soudain, l’artefact s’éteignit, laissant planer l’incertitude. Ce n’est qu’alors qu’il comprit… Rien ne viendrait. Rasséréné, il se dirigea vers Kieran et Warren afin de les soigner. Ses pieds nus craquèrent ; ses muscles protestèrent ; pourtant titubant, il persévéra. « Pas maintenant. Pas ici. »
Résolu à tout tenter, il pointa un doigt vacillant vers ses frères. Dès lors, le lien trinitaire, bien que frêle, se manifesta. Le froid mordant de l’un se fondit avec l’essence curative de l’autre. Ses veines s’embrasèrent sous la fusion, arrachant à sa gorge un cri primal. Et malgré l’effort sur sorcier, il retomba sur ses genoux, son chakra le désertant.
Alors, il revit les visages de sa famille, les épreuves traversées, et les moments de bonheur partagé. Ses paupières lourdes se fermaient malgré lui. À chaque battement, sa vision s’embrumait un peu plus. Entre-deux, il aperçut une brèche, crue, austère ; de laquelle s’échappa un brouillard rasant les décombres.
— Non… pas ça…, gémit-il.
Il avait fui, tout laissé derrière, espérant briser ses chaînes. Pourtant, cette déchirure – abomination vivante, hurlante – n’était que la preuve atroce que Néant ne l’avait jamais quitté. Les souvenirs refluèrent à une vitesse insupportable : son armée anéantie, la Terre dévorée, des vies effacées sans un bruit. Comment avait-il pu être aussi naïf ? Avait-il vraiment cru qu’on pouvait s’en libérer ? « Nous devions réécrire l’histoire. »
À l’intérieur de ce passage, quelque chose bougeait. Flou. Instable. Les contours se déformaient. Il titubait, embué, sanglant, les nerfs à vif. Warren. Kieran. Il les observa. Longuement. Trop. Un frisson le parcourut, non de froid, mais d’horreur. Ce que Néant faisait à ceux qu’il capturait… c’était pire que la mort. Alors, son index s’incendia :
— Je préfère vous rendre à la cendre… plutôt que vous tombiez sous son joug.
Il pointa le doigt. Ce fut là qu’il la sentit.
Une douleur fulgurante jaillit de sa poitrine. L’Urne. Ce reliquaire qu’il avait arraché aux ruines de la dernière guerre… Ce piège d’âme, gravé de serments anciens. Elle échauffait sa peau, et il hurla.
Son torse se contracta violemment. Une onde irradia ses nerfs. Ses veines s’emplirent de feu. Son bras se replia de force, chaque muscle pris de convulsions. Il comprit alors : elle le retenait. Kelly. Sa mère. Elle était là, en lui, dans ce feu spectral. Plus forte que l’extinction… que le vide.
— Maman…, souffla-t-il, entre supplique et colère.
Enlil résista. Un instant. Par instinct. Par rage. Mais Kelly Darck, elle ne renonça pas. Quant à lui, son genou céda. L’autre suivit. Il tomba. Et la flamme s’éteignit et ses paupièrent tombèrent le rideau. le noir se fit… et son périple vers le trépas s’amorça.
Contrairement à ce qu’il crut, ne surgit pas Néant… mais le Seigneur des Djinns, vêtu d’un manteau de cachemire sable, ajusté, et d’un pantalon anthracite net. Un démon d’une beauté troublante, qui en constatant les dégâts, esquissa un rictus ensorceleur.
Ibliss. Une légende, un nom murmuré dans l’obscurité des âges. Pourtant, ce n’était pas sa blonde chevelure, ses iris azur, sa perfection physique ou son atour chic qui frappait. C’était ce poids sacral, prêt à éclater si on venait à l’irriter.
À ceux qui osaient le convoquer, il offrait des vœux, mais toujours à un prix cruel : des années de vie volées. Nul ne pouvait prétendre connaître ses intentions, car chacune de ses apparitions déchirait le voile du tangible pour révéler un dessein incompréhensible pour les mortels.
Ainsi, le Seigneur des Djinns n’était pas une force que l’on pouvait contenir. Ni un roi qui réclamait un trône : il était une composante de l’équilibre de la Création. Un dieu, dont la seule trace concrète était cette terreur viscérale laissée dans son sillage. Parvenu au centre du carnage, il se figea… se baissa ; et, après une hésitation, caressa sa joue :
— Pourquoi est-ce toi, encore et toujours ?
La phrase trahissait une fébrilité sourde, teintée d’une culpabilité qu’il peinait à masquer.
— Constamment à te relever, à t’accrocher, même après la chute. Mon cher Enlil… Est-ce de la résilience ou une sorte d’arrogance masochiste ?
Mais il détourna son attention vers les frères. L’un, transpercé par une tige métallique, l’autre, recouvert par des gravats. Ibliss replia les doigts. S’incarna une spirale cobalt qui enveloppa les moribonds d’un cocon translucide :
— D'ici à quelques heures, vous reviendrez à vous. Cette fois, rien ni personne ne viendra briser votre ascension… pas même moi.
Quelque chose dans ses prunelles s’adoucit fugacement. À quoi pensait-il ? Un souvenir ? Un regret ? À contrecœur, il fit demi-tour et se dirigea vers la faille conduisant à son royaume. Avant d’en franchir le seuil, il souffla la longue mèche blonde recouvrant son œil et ajouta :
— J’ai hâte que tu vives notre premier tête-à-tête.
Il s’engouffra. Le passage se dissipa.
Un calme irréel s’installa. L’enchantement se ranima, effaçant les stigmates du chaos. L’Arche scintilla à nouveau. Les parois se redressèrent, les vignes reprirent leur étreinte, et la fontaine chanta comme si rien n’avait eu lieu. Et pourtant… quelque chose clochait : sur la fresque murale, un détail avait changé. Une figure absente hier y trônait désormais : voilée, tenant une étoile brisée.