Elle
« Alors, Olivia, pour quelles raisons postulez-vous pour être vacataire à la BU ? »
Je prends une grande inspiration, et répond la vérité de la façon la plus fluide possible.
« Il y a plusieurs raisons. Déjà, d’un point de vue professionnel, le fait de travailler dans une bibliothèque universitaire me donnera de l’expérience dans le futur, étant donné que je veux m’orienter dans le domaine de l’édition et de la librairie. C’est pour cela que j’ai choisi, il y a maintenant deux ans, la licence de lettres. Ensuite, d’un point de vue personnel, je trouve ça intéressant comme lieu et comme métier. Et puis, évidemment – et malheureusement – je suis étudiante, j’habite seule, j’ai besoin d’un revenu : Les horaires s’adaptent à mes études, c’est la meilleure solution pour moi. »
La chargée de recrutement griffonne quelque chose sur une feuille, ses collègues me regardent et m’analysent. Les bouffées de chaleur ne s’arrêtent pas, j’ai hâte de sortir de cette salle. La femme relève la tête et, d’une façon plutôt froide, m’annonce que je serai recontactée mi-juillet. Je la remercie, bafouille quelques politesses et sort.
La bibliothèque universitaire, sur trois étages, nécessite une équipe d’étudiants vacataires pour aider au rangement des livres dans la dizaine de rayons, chacun dédiés à une matière universitaire. Malgré ses baies vitrées qui laissent passer la chaleur caniculaire en été et l’air glacial en hiver, c’est l’espace le plus adapté de notre fac pour étudier, ce qui est, logiquement, le principe d’une BU. Elle accueille surtout les rayons de médecine au premier étage et de droit au deuxième, amenant toujours plus d’étudiants au fil des années. Et vu la réaction de la femme, je pense que j’y viendrai seulement pour réviser. J’ai peut-être été trop honnête sur mes raisons.
Dernier jour de juin. Je rentre enfin chez moi après mon service en restauration. Le vendredi, le week-end et parfois le jeudi, je suis serveuse dans un bar-restaurant, près de ma fac. Je m’affale sur le lit et laisse le temps à l’ordinateur de s’allumer, tout en mettant mes lunettes. Je relis mes mails, une boule d’angoisse s’installant au creux de mon ventre. J’espère avoir fait le bon choix. L’année qui vient de se terminer a été compliquée, tant d’un point de vue scolaire que personnel, et cela m’oblige à redoubler pour réussir certaines matières. Elles ne sont pas si difficiles, ni même chronophage, mais mon nombre d’absences aux cours oblige le directeur de licence à prendre certaines mesures. J’ai eu le choix entre redoubler et être ajournée, c’est-à-dire passer à l’année suivante tout en rattrapant les matières de l’année d’avant. Mais je me connais, et je sais que je ne tiendrai pas avec autant de travail, mais en même temps je ne veux pas que cette année soit inutile, alors j’ai postulé pour ce travail à temps partiel à la BU. Et je ne compte pas m’arrêter là.
J’attrape une feuille blanche et liste mes objectifs pour cette année différente des autres.
1 : Ecrire mon premier roman.
2 : valider mon année + avancer les matières de L3.
3 : travailler, mettre de côté – objectif vacances en Grèce.
4 : Guérir.
Et en petit, je rajoute :
5 : ne pas se laisser déconcentrer.
Je lance une playlist de fantasy medieval et pars vers la « cuisine » pour faire la vaisselle, parce qu’à mon grand désespoir, elle ne se fait pas toute seule. Il m’a suffi de deux pas pour me retrouver devant l’évier, et il m’en faudrait deux de plus pour accéder à la salle de bain. Mes parents étaient assez inquiets que je vive dans un appartement étudiant, qui ne dépasse pas les 22m², et je les comprends, mais au final cela suffit largement : un lit avec un tiroir de rangement, un bureau qui sert de table à manger, une cuisine composée d’un évier, de deux plaques chauffantes, d’un micro-ondes et d’un tout petit réfrigérateur, d’une étagère qui sert aussi bien de bibliothèque que de réserve à conserves, d’un placard incrusté dans le mur pour les vêtements et d’une salle de bain où l’on peut pisser et se doucher en même temps. C’est presque la vie de château. J’ai juste besoin d’une couronne. J’ai décoré mon royaume, collant des posters et photos sur les murs. J’ai même mis des illustrations des personnages de mes romans préférés. Les tâches ménagères faites, je décide de ne plus rien foutre, de devenir une larve au fond de mon lit, un téléphone entre les mains.
Je me laisse quelques jours de paix, sans penser au travail ou aux cours, mais le temps passe souvent trop vite, et là, c’est le cas. Le jeudi arrive au galop, et le travail m’appelle mais avant ça, je prends une heure chez moi pour réfléchir à mon futur roman : j’ai déjà écrit des premiers jets de romance, mais je veux autre chose. Quelque chose qui me fait dépasser mes limites, où j’apprendrai des choses, je me renseignerai sur des sujets divers et variés. Je veux écrire une femme forte, indépendante, qui gère chaque aspect de sa vie et qui ne laisse pas la place au doute, ou à la faiblesse. Une femme à l’exact opposé de moi, finalement. La première idée qui me vient est une femme médecin, peut-être à une époque où cela n’existait pas. Je prends un post-it et écrit l’idée et l’obstacle que je rencontre – manque de connaissance en médecine – puis le colle au-dessus du bureau.
Un service en restauration, c’est rythmé, surtout à proximité de grandes entreprises et d’une université. Au moment du rush, mes aisselles ne demandent qu’à respirer, mais la chemise floquée du nom du restaurant ne me le permet pas.
Le pire, ce sera ce soir : les étudiants viennent faire la fête, les tables sont déplacées pour former une piste de danse, et les plus bourrés repeignent nos toilettes. Heureusement que c’est le moment où l’on fait le plus d’argent le soir, parce que sinon, la patronne aurait déjà refusé les soirées étudiantes. Hier, deux étudiants ont été surpris dans les toilettes en plein acte… d’adulte. La cheffe était rouge de colère, et je crois qu’ils sont sur liste noire désormais.
À l’aube des grandes vacances, les étudiants ne sont plus aussi nombreux, et les clients réguliers peuvent se permettre de discuter avec nous, les serveurs et serveuses.
« Bonjour Éric ! Alors, le rencard de la semaine dernière ? »
Il rougit derrière la carte, comme le grand timide qu’il est. C’est un homme d’une trentaine d’années, qui, tous les jeudis midi, vient manger chez nous. La semaine dernière, il était accompagné d’une femme, et toute l’équipe attend son retour.
« Ça s’est… Bien passé je crois ? J’espère. Je pense. Elle m’a embrassé. Du coup je pense que oui. Et elle a proposé qu’on se revoit mercredi prochain dans un bar à cocktail. »
Je souris jusqu’aux oreilles, et me retourne. Elian, le barman, a les yeux rivés sur moi, attendant ma réaction. Je lui fais un pouce en l’air et il s’agite dans tous les sens, partageant l’information aux autres.
« J’espère que ça va continuer comme ça ! Tu mérites une bonne relation, et elle a l’air super gentille.
— C’est gentil, ma puce. Et toi, les amours ? »
Je fais ce sourire. Ce sourire plat, gêné, qui veut tout dire. Je hausse les épaules.
« Je ne cherche pas. Je préfère attendre, prendre du temps pour moi. D’ailleurs, je vois ma psy demain matin. Enfin bref, Elian et Max s’impatientent, tu as choisi ? »
J’envoie sa commande en cuisine, et Max attend devant le bar. Il trépigne d’impatience à l’idée de savoir les détails, mais je le nargue.
« La dernière fois, tu ne m’as pas dit que tu avais un mec, alors tu peux te brosser pour avoir des informations ! »
Je pars en vitesse pour prendre une autre commande, sans attendre sa réaction. Max est très taquin, et parallèlement, il boude avec une facilité déconcertante. Il aura 25 ans en septembre, mais paraît — et est — immature. À l’origine, il n’était pas du tout sociable, mais il travaille ici depuis presque trois ans et, au contact des clients, il s’est habitué aux gens. Je fais les week-end ici depuis presque un an, et on a fait pas mal de soirées ensemble. Et à la plupart de ces soirées, il finissait avec une personne différente dans son lit. Associable, sauf pour ça.
Le rush continue. Une commande à une table, les desserts à apporter à une autre. Elian croule sous les verres à servir, les cocktails à faire, et les bières à tirer. Pendant un court moment de répit, il me demande de l’aider à changer un fût de bière. Je fronce les sourcils, consciente qu’il pourrait le faire seul, mais curieuse, j’accepte.
Le restaurant est sur trois étages : le rez-de-chaussée accueille la salle principale, le bar et la cuisine. Au dessus, on retrouve les vestiaires, une douche, et les bureaux pour la comptabilité, et au sous-sol, des réserves de matériel, et les accès aux fûts. On descend les escaliers, et je l’aide à avancer le fût plein vers lui, pendant qu’il débranche celui qui vient de se finir.
« Tu as eu des nouvelles ? »
Sa question me prend au dépourvu. Je secoue lentement la tête.
« Ça peut mettre longtemps avant que je ne reçoive quelque chose. J’ai porté plainte il y a moins de six mois, et je n’ai pas mis grand-chose dans la plainte, donc l’enquête est plus longue. »
Il me sourit tristement. Je sais ce qu’il veut faire, et il sait qu’il ne peut pas. Déjà que je me sens angoissée à l’idée d’être seule dans la même pièce qu’un homme…
Il se tourne soudainement pour déplacer le fût plein, et je sursaute. Il le voit, écarquille les yeux, et on se fixe. J’ai le corps crispé, et il sent la tension.
« Olivia, tu peux remonter. Je sais. »
Je tremble et grimpe les marches deux par deux. Je sais.
Je sais que tu sais. Mais je me sens coupable, parce que je sais que tu n’es pas comme lui. Pas comme eux.
*
Le jeudi avant la reprise officielle des cours, soit plus de deux mois après l’entretien, je participe à la formation des nouveaux vacataires. Finalement, j’ai été prise. On se rejoint tous dans le hall des employés, puis la femme qui était présente à l’entretien d’embauche débarque et nous fait une rapide présentation de la BU. Je ferme la marche du petit groupe qui s’est formé. Nathalie, la chargée des plannings et qui, entre autres, s’occupe des vacataires, nous fait avancer vers les bureaux. On entre dans un open-space, avec une douzaine de bureaux répartis en trio, face à des portes fermées, sur lesquelles on peut lire des noms, suivi d’un intitulé de poste important. J’écoute les directives, tout en dérivant légèrement dans mes pensées. La plupart des employés sont des femmes, et semblent plutôt gentilles.
Les locaux sont plutôt agréables, chaque espace personnel est personnalisé avec des photos, des souvenirs de chacun. Une salle au fond s’ouvre sur d’autres bureaux, et d’après ce que l’on nous explique, il y en a d’autres ailleurs. Des casiers sont à notre disposition, avec nos noms dessus. C’est agréable, et une vague d’adrénaline m’envahit. J’ai eu plusieurs boulots différents, mais aucun n’était aussi excitant. En lisant mon nom sur le planning, je réalise enfin. J’ai un deuxième job étudiant. C’est un miracle.
De ce que je comprends, ce ne sont pas des tâches complexes : ranger les livres au bon endroit, reclasser les ouvrages, et demander aux étudiants de partir lors de la fermeture.
Le groupe se disperse, et chacun est attribué à un titulaire. Je me retrouve avec une femme d’une quarantaine d’années, aux cheveux bouclés jusqu’au milieu du dos, qui me sourit. Elle m’emmène au premier étage, et m’explique le fonctionnement de cet endroit à voix basse.
« Ici, on utilise la classification Dewey. Les livres que les étudiants empruntent sont déposés sur des chariots, et avant la fermeture de la BU, ton rôle est de les ranger en rayon. Par exemple, ce livre a une tranche jaune. C’est donc du droit. Le nombre indique le domaine et la division, et ces trois lettres sont les premières du nom de famille de l’auteur. »
On s’approche des rayons. Sur chaque travée, des chiffres sont indiqués pour indiquer les divisions qu’ils abritent. Je comprends le fonctionnement et attrape un livre sur le chariot, avance de quelques travées et me glisse à l’intérieur.
Des livres partout, parfois plusieurs fois le même exemplaire. Je retiens un sourire et range le livre où il faut. Finalement, ce n’est pas si compliqué, mais après plusieurs heures je pense que mon cerveau fatiguera. Je reviens sur mes pas et manque de rentrer dans un étudiant. Je baisse les yeux, murmure une excuse et fuit, sans regarder la personne. La seule chose que je sais, c’est que c’était un mec, et ça me suffit pour trembler. Pourtant, alors que je suis presque remontée jusqu’au chariot, je jette un regard en arrière. Je croise le regard du garçon. Il ne sourit pas, mais me fixe, des fiches de révisions dans les mains. On croirait que ça dure une éternité, mais je me retourne aussitôt et reprend ma formation avec Marion – c’est écrit sur son badge. Je peine à l’écouter, perturbée. Mon cœur bat fort, mais je sais pourquoi. J’ai eu peur. Encore.
La formation se termine, et je profite d’être à la bibliothèque pour m’habituer aux rayons, repérer les différents lieux. Des cabines insonorisées sont situées un peu partout, dans les trois étages différents. On retrouve aussi, près des ascenseurs et escaliers, des ordinateurs en accès libre pour faire des recherches dans la base de données de la BU. Le premier étage est divisé en trois grands rayons, dont deux occupés par les livres de médecine. Le troisième est rempli de textes littéraires, d’œuvres et de revues sur différents auteurs. Face à ces espaces, il y a des zones plus petites : Du paramédical, de la géographie, et les ouvrages sur les langues étrangères. Je flâne à travers les rayons, un badge d’employé accroché à mon pull.
Mon téléphone vibre dans ma poche, me sortant de mes pensées. Max me demande de le remplacer ce soir, il est apparemment malade comme un chien. Je pourrais refuser, mais je n’ai rien d’autre à faire, et puis ça me fait des sous. Je profite d’avoir mon téléphone dans la main pour regarder l’heure, et mon téléphone me rappelle mon rendez-vous chez la psychologue. Je rassemble mes affaires et pars, connaissant la route vers le cabinet par cœur.