Elle
Hélène Delmare se lève lorsque j’ouvre la porte, et me sourit. Elle doit avoir entre 45 et 50 ans, mais son regard semble à la fois sage et enfantin. Je pose mes affaires, comme si j’étais chez moi, et m’installe. C’est parti pour une demie-heure d’introspection.
« J’ai fait ma journée de formation à la bibliothèque, c’était plutôt cool. Je pense que ce sera plus reposant que le resto’, c’est silencieux. Mais j’ai l’impression d’être un peu livrée à moi-même, sans être surveillée.
— et tu penses avoir besoin d’être surveillée ?
— C’est plutôt les autres qu’il faut surveiller. Les gens qui pourraient me faire me sentir mal. Au resto’, les habitués sont au courant des règles, la patronne fait très attention à ce qu’il n’y ait aucun… Geste ou regard déplacé, donc je suis safe, mais si ça se passe à la BU, je sais pas comment je réagirai.
— C’est un environnement différent, c’est sûr. Peut-être que c’est une sorte de mise à l’épreuve, un défi que tu te lances à toi-même ? »
Je reste bouche bée. Elle reste attentive à mes réactions, m’invite à réfléchir du regard. Je n’arrive pas à parler, alors elle reprend la parole.
« De mon point de vue, tu es persuadée que c’est de ta faute. Tu essayes à la fois de te protéger, parce que c’est instinctif, mais en même temps, tu tentes des choses encore inconnues. C’est totalement normal. Tu te punis pour quelque chose dont tu n’es pas coupable, et tu cherches à te prouver à toi-même que tu as le contrôle ; chose que tu n’as pas eu dans tes dernières relations. Parfois, on cherche à reprendre le contrôle de façon risquée. Tu penses que c’est ce qui se passe ? »
Une larme menace de couler. Hélène comprend comment je fonctionne, et sait à quel moment elle peut se permettre de me secouer comme elle vient de le faire. Manches remontées sur les poignets, je me frotte les yeux et hoche la tête, en essayant de me concentrer sur l’espace qui m’entoure. La salle est plutôt lumineuse, des dessins colorés d’enfants couvrent les murs. Son bureau est en bois clair, une lampe de bureau blanche dans un coin et une pile de documents de l’autre, avec des objets aléatoires placés ça-et-là : des cadres, un pot à crayons, des calepins, un mascara pour ne citer que cela. Elle reprend la parole.
« Le but, maintenant, c’est de comprendre à quel moment tu agis comme ça. Et évidemment, de ne plus le faire, mais c’est peut-être trop tôt. »
Elle me tend une boite de mouchoirs, que je saisis par automatisme. Étonnamment, les moments de silence sont aussi importants que les moments de discussion. Ils permettent de réfléchir, de comprendre, d’assimiler. Je prends une grande inspiration et m’éclaircis la gorge.
« Vous pensez que ce sera bénéfique, de travailler à deux endroits différents ? Enfin, peut-être que ce sera...
— tu t’en sens capable ?
— Je pense. J’espère.
— Et moi, j’en suis sûre. Tu as vécu assez de trucs horribles pour toute ta vie, tu mérites de vivre pour toi, et de profiter des belles choses de la vie. Tu aimes écrire, n’est-ce pas ? »
Mon sourire s’élargit, et je hoche la tête timidement.
« Je voudrais écrire sur une femme médecin, qui se retrouverait prise dans une guerre de gangs. Elle tomberait amoureuse de l’un des membres, mais ce serait un amour impossible étant donné qu’ils ne sont pas du même côté, même si elle a un rôle impartial en tant que médecin. Et je veux rajouter beaucoup de détails anatomique, mais je n’ai aucune connaissance. Du coup, je me retrouve face au mur. »
Elle fronce les sourcils.
« Il y a une fac de médecine, dans ton université, n’est-ce pas ? Il y a donc forcément des livres médicaux et paramédicaux. »
Pourquoi je n’y ai pas pensé plus tôt ?
« Mais, ça va me prendre un temps fou de lire les ouvrages, surtout si je n’y connais rien.
— Dans ce cas, demande de l’aide à un étudiant ou une étudiante ? Ceux qui sont souvent à la BU préparent le diplôme pour devenir externe, et ils étudient l’anatomie. Tu pourrais voir avec l’un d’eux, et lui demander quelques informations. Ce serait aussi un exercice pour toi : tu apprendrais à demander de l’aide, et à vaincre ta peur des autres lentement. Mais tu n’es pas obligée. »
On échange encore pendant quelques minutes, et la séance touche à sa fin. En me levant, je remarque une photo de famille sur son bureau. Elle n’est pas assez tournée vers moi, mais je reconnais Hélène, un homme qui doit être son mari, et deux enfants aux cheveux courts, sûrement des garçons.
Une mère psychologue, ça doit être drôle à avoir. Mais au moins, elle ne juge pas.
Je n’ai pas le temps de rentrer me changer, je fonce directement au restaurant, me prépare rapidement en dissimulant ma fatigue. Je croise Ashley, une étudiante en biologie marine qui travaille les jeudis et vendredis soirs, ainsi que le weekend, comme moi. Je troque mon pull contre la chemise noire qui commence à être un peu trop petite, mais qui ne fera jamais le même rendu sur moi que sur Ashley et son corps qui ferait baver n’importe qui. Ses cheveux bruns sont, comme souvent, attachés en un chignon volumineux. Elle range ses affaires dans son casier, dans les vestiaires, et sort me faisant un clin d’œil.
Le piège du jeudi soir, c’est qu’on est plutôt tranquille au début. Quelques personnes viennent dîner, et des groupes de collègues prennent un verre à la fin du travail, mais sinon, c’est le calme plat. La pire erreur qu’un serveur puisse faire, c’est de s’épuiser à ce moment-là, parce que, vers vingt-et-une heure, les étudiants arrivent. J’en reconnais certains qui étaient en pleine séance de révisions l’après-midi, j’ai déjà croisé les autres dans les couloirs. On les installe, les tables ont déjà été déplacées. En temps normal, la salle peut accueillir presque 150 personnes pour manger, mais là, les modifications réduisent à 70 places assises. Les portes de la cuisine, derrière le bar, ont un petit hublot qui permet de veiller de loin sur la soirée. Un léger renfoncement sur la droite permet de se dissimuler pour prendre des pauses, boire et manger, mais en général j’accompagne Elian lorsqu’il va fumer sur la terrasse, là où d’autres tables sont disposées et repliées tous les soirs.
Je prends une commande à une table exclusivement féminine, et patiente devant le bar le temps qu’Elian remplisse les verres. Je dissimule un bâillement.
« Des monaco, hein ? Ça m’étonne absolument pas d’un groupe de gonzesses.
— Je te signale que j’en suis une, Elian ! Mais moi au moins, j’ai du goût.
— Évidemment, même si en terme de mecs, tu as des difficultés. Je me demande encore comment tu n’es pas tombé sous mon charme, murmure-t-il en bougeant les sourcils.
— Peut-être parce que tu es plus proche de l’âge de mon père que du mien ? Et aussi parce que ta femme et ta fille ne seront pas d’accord. »
Il ricane et me tend les verres. Je souris en secouant la tête et prend un plateau, puis m’approche pour servir les demoiselles.
Vous savez ce qui est encore mieux que de voir des étudiants ? Les entendre. Je pense que grâce à ces soirées, je suis au courant des ragots de toutes les licences, la mienne incluse. Et étant assez invisible, les gens ne s’arrêtent pas de parler lorsque je les sers.
« Tu penses que j’aurai une chance avec lui ? Il semble tellement inaccessible.
— Je ne l’ai jamais vu en couple avec une meuf, peut-être qu’il est gay et qu’il se cache ?
— Nan je pense pas, ce serait vraiment du gâchis.
— Il ne coucherait pas avec des filles s’il était gay, Maria. Réfléchis un peu. »
Je pose les verres sur la table, seule la dernière qui a pris la parole me remercie. C’est la seule à avoir un semblant de conscience dans ce groupe, je pense. Lorsque je fais demi-tour, j’entends la pimbêche originelle murmurer « Il arrive ! », mais je suis déjà en train de repartir. D’autres cocktails m’attendent, et je sais déjà que je vais passer ma soirée à servir des verres.
Plusieurs grands groupes d’étudiants débarquent, Ashley les installe. Pour certains, ce n’est pas la première fois, mais des petits nouveaux arrivent. Tandis qu’elle s’occupe d’une table, je me dirige vers l’autre. Il me semble que ce sont des étudiants en médecine, mais j’ai un doute. Deux places sont vides, mais ils prennent tout de même la commande : 4 pintes de blonde, 2 pintes de triple et 2 pintes de blanche. J’échange quelques banalités avec ce groupe de mecs, et effectivement, je me rends compte qu’une connaissance du lycée est à cette table, un beau brun aux yeux noisettes. Bastien était le genre de mec à connaître des gens dans toutes les classes, et à dire bonjour à tout le monde. Et apparemment, ça n’a pas changé.
Un aller retour plus tard, je leur ramène les bières. Les deux places qui étaient vacantes sont désormais prises.
Et devinez quoi ?
Je suis littéralement rentrée dans l’un d’entre eux.
***
Lui
Bastien, en face de moi, a commandé pour tout le monde. D’habitude, je ne viens pas aux soirées dans des bars, mais aujourd’hui j’en ai besoin.
La serveuse arrive, fixant nos boissons sur son plateau pour ne pas les renverser. Lorsqu’elle relève la tête, arrivée à notre hauteur, je croise son regard. Ses sourcils se froncent légèrement, mais elle se reprend aussitôt, et distribue les bières. Lorsqu’elle pose ma bière sur la table, son regard est fuyant, mais pas comme les autres. En général, elles ont une touche de désir, ou me sourient. Elle, est effrayée. Pourtant, elle le cache, et discute avec Bastien en souriant. Lorsqu’elle repart, je me rends compte que je l’ai déjà vue. C’était la fille qui rangeait des livres à la BU.
« Bas’, tu la connais ?
— Ouais, elle était dans mon lycée, pourquoi ?
— J’sais pas, vous avez parlé, je me posais juste la question. »
Son sourire s’élargit. Et merde. Je m’apprête à nier ce qu’il pense que je pense, mais Josh lui donne un coup dans les côtes.
« N’y pensez même pas. J’étais pote avec son ex, et je pense pas qu’elle redonne dans une relation avant un bon moment. Donc non. Discussion terminée. »
Son air plus sérieux que d’habitude me freine dans le délire. Il sait quelque chose et le cache. Je déteste ça.
Après quelques bières, l’ambiance est festive, peut-être trop pour moi. La musique me tape le cerveau et, les serveuses s’étant volatilisées, je sors pour fumer. Un groupe de filles papotent, l’une d’elles me voit et tapote la cuisse d’une autre. Je tire sur la cigarette électronique et fais un grand sourire.
J’ai peut-être trouvé une distraction pour cette soirée.
La fille m’aborde, elle s’appelle Maria. Elle me demande ce que je fais comme études, je lui dis que je suis en troisième année de médecine. Elle s’émerveille, me pose pleins de questions. Je crois que je me donne un genre, et réponds de façon à ce qu’elle puisse toujours poser une autre question. Parfois, je lui en pose une, pour pas qu’elle pense que je suis un connard. Elle est assise sur une table, je pose mes mains de part et d’autre de ses jambes. Un rire résonne derrière elle, elle y lance un regard noir. Curieux, je jette un œil à l’endroit qu’elle fixe, et mon sourire de petit con disparaît : le barman et la serveuse-bibliothécaire discutent et rient ensemble. Maria pose sa main sur mon bras, provoquant un léger sursaut. Avec son sourire charmeur et son décolleté, elle pourrait avoir ma concentration, mais je ne peux m’empêcher de jeter des regards en coin. Ils partagent un verre, elle lui prête sa cigarette électronique. Il est beaucoup trop vieux pour elle. Et si c’était pour ça qu’ils s’étaient séparés, son ex et elle ?
Les serveurs rentrent, se glissent derrière le bar, toujours en rigolant. Elle se met à essuyer des verres.
« Tu m’écoutes, au moins ?
— Pardon, tu disais ?
— Je commence à avoir froid… »
Je la prends délicatement par les épaules et lui propose de rentrer à l’intérieur. Je sais très bien qu’elle pensait que j’allais enlever ma veste pour la mettre sur elle, mais faut pas déconner, je vais me cailler.
À l’intérieur, on reste debout, près de la table où sont ses affaires. La serveuse-bibliothécaire me regarde. J’ai envie de l’emmerder. C’est peut-être à cause de l’alcool, ou peut-être parce que je m’ennuie dans ma vie. Je fais un léger pas vers Maria, et me penche vers elle en lui attrapant les hanches. On bouge lentement, elle colle sa tête sur mon torse et, en dansant, je ne lâche pas la serveuse du regard. Je laisse mes mains se balader sur ses hanches, se logeant au creux de celles-ci, pendant que les siennes font le tour de mon dos. Même avec une fille dans les bras, je ne ressens rien de spécial.