Elle
Je pose mon badge de vacataire dans mon casier, et part rejoindre mon groupe d’amis dans le bâtiment mitoyen. On y retrouve un espace de repas et des salles de travaux dirigés. Ils sont déjà trois à table : Hugo, qui doit plier les genoux pour me faire la bise ; Héloïse, une petite brune aux yeux ambré, qui se tape un fou-rire avec Abigaelle, dite « Abi » une blonde en tenue de sport. Hugo me lance un regard désespéré, tandis que je sors ma nourriture.
« Alors, pas trop dur le travail ?
— Nan, c’est plutôt tranquille, et puis je découvre pleins de choses. Faudrait que vous veniez réviser là-bas, c’est silencieux et super grand ! Et puis si vous voulez, y a des rayons entiers de livres pour nous, au premier étage. »
Les filles repartent dans une discussion compliquée et ponctuée de fou-rire. C’est le genre de moment que j’aime, en petit comité, à rigoler et lâcher des conneries plus grosses que nous.
« T’inquiète Hugo, on va te trouver quelqu’un, promet Abi. À toi aussi, Olivia.
— Vous n’allez pas recommencer, râle Hugo »
Je m’étouffe et tape sur ma poitrine, ce qui les fait pleurer de rire.
« C’est très aimable à vous, très chères, dis-je en prenant une voix théâtrale, mais je n’ai ni l’envie ni le temps d’avoir un gueux dans ma vie !
Héloise me suit dans le délire.
— Mais ma chère, il suffisait de dire que vous étiez en quête d’une femme ! Je pourrais être votre dulcinée, poursuit-elle avec une danse des sourcils ridicule. »
Je prends ma tête dans mes mains en retenant un fou-rire. Ce groupe va me rendre folle, mais en attendant ça me rend heureuse et c’est tout ce qui compte.
Le weekend passe à une vitesse habituelle : lecture, resto, dodo. La fatigue me fait parfois avoir des hallucinations, me laissant voir et imaginer des gens que je connais dans des rues que personne ne fréquente. Ou peut-être que c’est de la paranoïa ? Aucune idée.
À partir de maintenant, les rendez-vous chez la psychologue seront le mercredi matin. Un emploi du temps commence à se dessiner, ce qui n’est pas pour me déplaire : j’ai besoin d’avoir une base pour m’organiser, le reste est aléatoire.
Lundi matin, j’ai cours, mais vu que je redouble mon année, je ne suis pas avec mes amis habituels. Je trouve une place à côté d’une rousse, cheveux plus raide qu’une piste noire, qui me sourit poliment. Le cours se passe bien, on nous présente les futures évaluations, les thèmes principaux, mais j’ai déjà tous les cours. Alors, je commence à écrire. Ou plutôt, je trouve des idées pour les personnages, leurs apparences, une sorte de fiche qui me permet de m’y retrouver. Deux clans qui s’affrontent, une médecin plutôt du côté du clan « gentil », mais dans une position neutre en tant que soigneuse. Une ville en lambeaux, détruite par les guerres civiles. Je trouve une image représentative de la femme, une brune aux cheveux volumineux, presque pin-up, et, en love interest, le chef du clan adverse, un homme au visage assez carré, des tatouages remontant par le torse et le cou.
Le prof nous libère, et j’avale deux pauvres gâteaux avant de filer à la BU. Je profite du chemin pour lui demander où il est, sa réponse est rapide.
Le futur médecin : RDC, au fond à gauche, table collée à la fenêtre.
Je passe les portiques. Salue les employés que je connais maintenant un peu. Et lorsque je rejoins la table, je me demande pourquoi je n’ai pas vu ça arriver.
Matthieu, grand sourire qui pourrait être angélique si ce n’était pas presque un piège, me fait un signe de la main. J’hésite à faire demi-tour, mais il se lève et me retient.
« Attend, je sais qu’on part sur des bases de merde, mais laisse-moi parler. Tu pourras partir après si ça te chante. Et tu sais autant que moi que t’as besoin de ces connaissances, et que t’auras jamais le temps de fouiller dans tous les livres.
Il a raison, mais je ne veux pas lui laisser cette victoire.
— Tu as dix minutes pour donner tes arguments. Si ça me plait pas, je me casse et tu ne me reparles plus jamais. »
Il lève les yeux au ciel, mais me tire la chaise à côté de lui. Je le laisse faire, m’assied. J’espère que ses arguments seront nuls, au moins ça me donnera une bonne raison de partir. Il lève un doigt à chaque argument différent.
« D’abord, je suis le seul qui a accepté. Josh a même demandé à des gens qu’il ne connaît pas trop, mais personne n’a voulu. Ceux qui voulaient ont réalisé qu’avec les examens de fin d’année, ils n’avaient ni le temps ni la possibilité de participer. Ensuite, sans me vanter, je suis l’un des meilleurs de ma promo, donc je serai efficace. Et enfin, Josh m’a menacé de me couper une couille si je faisais quoi que ce soit de mal, donc je n’avais pas le choix. »
Je rigole intérieurement. Je ne pense pas qu’il parlait de ça, mais c’est pas grave. Il reprend.
« Et toi non plus, tu n’as pas le choix. Personne n’acceptera de t’aider vu que ça ne leur donne pas de point pour les exams, et toi non plus, tu n’as pas le temps : t’as deux jobs étudiants, les cours, et de ce que Josh et Bas’ m’ont dit, tu vis seule. Donc, t’as autre chose à foutre que de fouiller chaque livre de ces rayons pour avoir ton info. Je te propose un marché : Je t’aide pour ton roman, avec toutes les infos dont tu as besoin, et je ferai les recherches supplémentaires si nécessaire. En échange, tu me laisses te prouver que je ne suis ni pourri à l’intérieur, ni un lâche qui remet tout sur le dos des autres. »
Je le fixe, l’air hagard. Son air dur me perturbe. Il a été… Blessé ? Vexé par mes propos ? Il faut croire que j’ai été dure, mais si c’était faux, il ne serait pas outré de ce qu’une inconnue peut dire. Mais il a raison, je n’ai pas d’autre option. Je tends ma main.
« Je rajoute une clause : si je ne change pas d’avis sur toi, tu ne me parles plus jamais.
Il me serre la main, son putain de sourire de vainqueur qui me nargue.
— Pourquoi, tu as peur de ne plus te passer de moi ?
— Oui, oui, c’est cela.
— Évidemment, c’est ce qu’elles disent toutes.
— Si tu commences comme ça, tu perds tes chances de me prouver que t’es pas un goujat. »
Matthieu se penche en arrière, la main théâtralement sur son front et un air faussement choqué sur son visage. Je soupire et sors mon ordinateur, des feuilles et des stylos, et mets mes lunettes.
« Donc, future autrice de renom, tu veux commencer par quoi ?
— Il me faut les connaissances de base sur le corps humain, et sur la médecine. »
Alors, il me parle, m’explique, je prends des notes sur mon pc. Au début, il semble un peu en retrait, timide, mais au fur et à mesure, se libère des craintes et raconte avec une joie perceptible. Parfois, je lève la main pour lui faire signe de ralentir, Et il reprend un rythme plus doux. C’est au moment où il me détaille les étapes nécessaires avant d’opérer que je me réalise qu’il est passionné par ce qu’il raconte.
Au bout de deux heures, on fait une pause. Je pose ma tête sur la table et gémis.
« J’espère que tes profs sont moins rapides, parce que s’ils parlent aussi vite que toi, je serais paumée ! »
Il pose son coude sur la table, tourné vers moi, penché vers l’avant.
« La plupart des cours, on les reçoit par mail : des diapos, des fiches, des schémas… C’est à nous de compléter nos cours.
— Et c’est pour ça que je te vois tout le temps à la BU, je comprends.
— à toi maintenant.
— Comment ça, « à moi » ?
— Raconte-moi ce que tu veux faire comme roman. »
Évidemment qu’il allait me le demander ! Alors, je lui montre les documents sur mon ordinateur, et lui explique certains éléments.
« C’est super cliché, non ?
— T’as des connaissances en romance, toi ?
— Figure-toi qu’une fois, j’ai lu Roméo et Juliette. C’était pas ouf, mais au moins j’ai lu une romance.
— C’est donc ça, les références des mecs de médecine… »
Il soupire et se lève en rassemblant ses affaires. Je l’interroge du regard.
« Si tu veux des infos, faut lire des livres. C’est ta spécialité, nan ? »
Je prends une grande inspiration pour éviter de l’étrangler, lui et sa condescendance, et le suis dans les étages. Au rez-de-chaussée, les tables accueillent des travaux de groupe, mais les étages sont réservés au travail individuel, même si on autorise le chuchotement. Il me guide jusqu’à la travée réservée aux atlas anatomiques, et pose son sac sur la table à proximité.
« Ici, me chuchote-t-il, tu auras des bonnes bases d’images et de noms pour les différentes parties du corps. Je te conseille celui-là, il est plus récent.
— Ça change quelque chose, la date de publication ?
— Certains mots ont changé, comme le péroné qui est devenu le fibula par exemple. »
Il cherche un schéma du squelette, et me laisse le regarder. Beaucoup de noms différents, des flèches dans tous les sens. Je vois effectivement le fibula, l’os qui longe le tibia.
« Et bien, heureusement que je n’ai pas fait médecine… »
Il hausse les sourcils, et part dans une autre travée me ramener un autre ouvrage.
« Celui-là te servira plutôt pour les différentes réactions, et les effets de certains médicaments. »
***
Lui
Elle acquiesce mais reste concentrée sur sa lecture, debout dans la travée. Je m’installe à table et m’occupe de mes révisions, lui lançant un regard de temps en temps. Je crois qu’elle n’a pas bougé depuis qu’elle s’est installée. Elle porte le bout de son doigt à sa bouche et le laisse ici, trop concentrée pour remarquer que le monde continue de tourner et que je continue de l’observer.
J’ai le temps d’apprendre une partie de mon cours par cœur qu’elle sort de sa transe, et se frotte les yeux, l’air à la fois ici et ailleurs.
« Alors ?
— Il faudra que je revienne, je n’ai pas ta merveilleuse capacité à tout retenir en un instant.
Cela aurait pu me faire plaisir, mais son ton sec provoque le contraire et me fait réagir au quart de tour.
— Pardon de devoir apprendre tous les os du corps humain, les muscles et les organes. Peut-être que te rendras compte que c’est important quand un chirurgien viendra t’opérer l’humérus et que tu finiras unijambiste. »
Elle me fixe droit dans les yeux, choquée, puis fourre ses affaires dans son sac et s’éloigne. Et merde.
« Attends ! »
***
Elle
Trop tard. Je suis déjà dans les escaliers quand il me rattrape. Il parle doucement.
« Pourquoi tu te vexes ? C’est la vérité.
— Tu me parles comme de la merde, mais étonnamment le respect fait partie des valeurs que je demande aux gens. Tu me prouves une nouvelle fois que t’es pas capable de respecter un être humain. Comment peux-tu vouloir être médecin alors que la qualité principale, après la fameuse mémoire, c’est le contact avec les autres ? »
Je descends l’escalier, et lâche un « Imbécile, va. » qu’il ne relève pas.
J’adore l’enchaînement, les réactions et les répliques entre les deux. C’est authentique et pas « nian-nian » !