— Attends, tu peux répéter ?
Assise à la table de la cuisine, tante Éveline me regarde au-dessus de ses lunettes rondes argentées.
— En reprenant mon colis, tu pourrais…
—... Non, pas ça, je la coupe. Tu veux que je prépare ses repas le soir, que je nettoie le chalet et que je lui fasse découvrir la région ?
Elle redresse la tête, pose son crayon et retire ses lunettes, qu’elle dépose sur la table avant de hocher la tête.
— Pour quelle raison ? je l’interroge, sceptique. Ce type est-il si important ? C’est une star de la chanson ou du cinéma ? Ou peut-être un prince ?
— Rien de cela.
— Ouais, bah, j’espère que tu as bien spécifié que je n’étais pas une escort girl. On les connaît, ces gens-là. Je suis sûr que je vais tomber sur un psychopathe.
— Arrête d’imaginer des choses, soupire ma tante en secouant la tête. Tu regardes trop de films. C’était la demande du client et il a payé le double du tarif de location pour cela.
— T’es sérieuse ?
— Absolument.
Comment a-t-elle pu accepter une chose pareille ? En dehors du fait qu’elle va toucher le pactole et que le départ à la retraite de Robert, son ancien employé, qui aurait dû s'y coller, je ne cherche pas à comprendre parce que je n’ai pas d’autre choix que d’accepter.
Il y a quatre ans, ma tante et mon oncle n’ont pas hésité à m’accueillir à bras ouverts. Sauf que d’habitude, elle évite le plus possible que je sois en contact avec la clientèle à cette période.
— Très bien. À quelle heure doit-il arriver ?
—19 h 00. Jill, je sais que tu n’aimes pas la période des Fêtes, mais tu possèdes toutes les qualités requises pour vanter les mérites de notre petit village et de sa vallée. Sois sans crainte : dès le vingt, le reste de sa famille sera présent, et ta charge de travail sera moins importante. Tu pourras accueillir Ellie chez toi, sans aucun problème.
— Ce n’est pas Noël en soi qui me gêne, Tante Éveline, c’est plutôt cette foutue « Magie de Noël » qu’on nous sert à toutes les sauces. Je te donne un exemple. Bizarrement, les personnes qui participent à des appels aux dons se sentent l’âme charitable. Or, le reste de l’année, un enfant sans cartable en septembre ou qui crève de faim à l’autre bout du monde n’a pas l’air de compter.
— Tu as raison sur le fond, mais Noël a le mérite de rassembler, même si c’est pour une seule journée. Tout le monde est heureux.
— Tout le monde se montre hypocrite, je contre en soupirant. Enfin bon, vingt jours devraient passer rapidement.
— Il en reste moins de vingt, puisque la journée a déjà commencé.
Je pouffe de rire.
— Voilà pourquoi je t’aime tant : tu vois toujours le côté positif de chaque situation.
Elle me sourit et je me mets en route.
Quinze minutes plus tard, je me gare dans la rue principale du village.
Saint-André de Belleville est situé à proximité de Val Thorens dans les Alpes et n’a rien à envier à ses voisins. Cependant, ici, c’est un peu plus discret et plus authentique. Les quatre chalets du Domaine du Bois Charmant, propriété des Morel depuis plus de quarante ans, se trouvent dans les hauteurs du village. Ils ont la particularité d’offrir une vue panoramique époustouflante.
À défaut d’avoir eu le cœur brisé, je suis tombée amoureuse de ces montagnes et de l’air vivifiant qui s’y trouve.
Je descends de ma voiture et remets mon écharpe. La nuit est déjà tombée et le froid est glacial.
Comme prévu, je me rends au point relais pour y récupérer le colis de ma tante.
Son châle sur les épaules, Janice, la libraire, une charmante petite dame de soixante-cinq ans m’accueille avec son éternel sourire chaleureux.
— Jill, que me vaut le plaisir de ta visite ?
— Bonjour, Janice, je viens chercher le colis de ma tante.
Je lui donne le code qui permet de valider la réception, et après l’avoir encodé, elle se glisse dans l’arrière-pièce.
J’attends quelques secondes et puis je l’entends marmonner.
— Tout va bien, Janice ?
Elle passe la tête et me dit, la mine préoccupée.
— Le paquet est vraiment très grand.
— Je peux faire le tour et venir le chercher moi-même, s’il te plaît ?
Son regard s’illumine et elle hoche la tête.
Effectivement, la boîte est si encombrante que je ne peux plus rien voir devant moi. La libraire m’ouvre la porte et me propose de m’accompagner jusqu’à mon véhicule. Au vu des moins huit degrés affichés sur le panneau vert éclairé de la pharmacie et de la couche de gel qui est en train de s’installer et ce qu’elle porte aux pieds (des ballerines), je décline gentiment. Je ne veux pas qu’on me tienne responsable d’une fracture de la hanche. Une trentaine de mètres à parcourir, ça devrait le faire. Les trottoirs sont relativement déserts.
J’avance à un bon rythme, quand soudain, mon épaule heurte quelqu’un. Je chancelle en portant la boîte dans mes bras. Je n’ai pas le temps de voir son visage, mais je devine qu’il est grand et qu’il a des cheveux noirs. Il porte une veste bleue ouverte sur un pull beige.
— Bon sang ! Vous n’êtes pas capable de faire attention !
Malgré le fait que l’intonation de sa voix vient de me hérisser les poils, je réussis à me calmer et à déposer mon paquet par terre pour m’excuser.
Trop tard, il est déjà parti.
Crétin !
Une dizaine de mètres plus loin, j’arrive et j’entrepose le colis dans le coffre. Il reste environ cinq minutes avant que le bus dans lequel mon client doit se trouver s’arrête à l’arrêt situé au-dessus de la librairie.
Je replace mon bonnet vert en place, je retire mes gants et je prends un cappuccino au caramel dans une échoppe ambulante qui va bientôt fermer.
Je me remets en route à grandes enjambées.
L’odeur du café m’apaise et me réchauffe les mains ; je savoure chaque petite gorgée. Prise dans ma bulle de délectation, je percute quelqu’un et mon gobelet m’échappe des mains. Le liquide me brûle les doigts. J’aurais dû laisser mes gants.
Bordel !
Des cris me parviennent en pleine figure avant même que j’aie eu le temps de relever la tête.
Mes yeux captent immédiatement les restes de mon cappuccino sur un pull beige, descendent rapidement sur un jeans foncé, puis remontent avec appréhension sur un torse, puis un visage en colère d’un homme.
Une main sur ma bouche, effarée, par ma bourde, je reconnais le type que j’ai déjà heurté avec ma caisse.
— Un pull en cachemire ! il scande, furieux, avant de me tourner le dos, de lancer que je ne suis qu’une conne et d’entrer dans le salon de thé sur ma droite.
Ce mec ne vient-il pas de m’insulter ?
Si.
Je ne l’ai pas fait exprès.
Comme si j’avais l’habitude d’envoyer des cappuccinos à quatre euros sur les gens ?
Quatre euros !
Pour tout l’or du monde, je ne ferais jamais ça.
Je devrais abandonner et attendre mon client, mais c’est plus fort que moi.
Je vais me le faire.
Furieuse, je tire sur la porte et pénètre dans la chaleur de l’enseigne. Le mélange de café et de pâtisseries n’arrive pas à me faire décolérer. Je le cherche du regard. Ce n’est pas bien difficile : cheveux noirs et une grosse tache de café sur le devant. Pourtant, je ne le vois pas.
Derrière son comptoir, Laura, employée de « Aux Délices de la Vallée », m’accueille avec un large sourire.
— Salut, Laura. Tu n’aurais pas vu un homme qui vient d’entrer, relativement grand avec des cheveux noirs avec une sale tête de con.
D’abord, surprise, elle me fixe avec de grands yeux, puis elle éclate de rire.
— Je pense que le type que tu cherches est aux toilettes.
— Évidemment, je peste en opérant un demi-tour en regardant vers la porte en question.
— C’est ton nouveau mec ? elle me demande curieuse.
Laura est connue pour être la pipelette du village. L’œil espiègle, elle s’apprête certainement à m’interroger quand mon téléphone sonne. Sauvée, je l’extirpe de la poche intérieure de ma veste, je me mets à l’écart et je décroche.
—Jill ?
— Oui, tante Éveline.
Je me mets à faire les cent pas devant la vitrine, le portable à l’oreille, tout en veillant à ce que ce malotru ne m’échappe pas.
— T’as bien récupéré la marchandise ?
— Oui, elle se trouve dans le coffre de ma voiture.
— Super ! En me l’amenant, tu reprendras le sac de courses pour le client. Il est avec toi ?
Je reste silencieuse, troublée par la vue de ce connard qui sort des toilettes comme si de rien n’était. Il me jette d’abord un regard mauvais, puis il se dirige vers le comptoir de Laura.
—Jill ? Jill ?
La voix de ma tante me réanime.
— Tu disais ?
— Est-ce que tu as récupéré Monsieur Derosier ?
— Qui ça ?
— Le client, Jill.
Merde, je l’avais un peu oublié, celui-là.
— Non. Pas encore. Le bus n’est pas encore arrivé, je scrute par la fenêtre pour confirmer mon propos.
— C’est normal, il est déjà là.
— Pardon ? je m’exclame sans m’en rendre compte, avant de reporter mon attention sur Mister Coffee, installé au fond de la salle sur une banquette. Il dévore un donut bien gras dans une main et tient son téléphone dans l’autre, l’air impassible, devant son café fumant.
— Il vient juste de m’envoyer un message. Il est au « Aux Délices de la Vallée ».
— J’y suis aussi.
— Ah, donc tu es avec lui.
— Je ne sais pas à quoi il ressemble, je m’énerve en enlevant mon bonnet d’une main, sentant la chaleur me cuire les joues pour le fourguer dans une poche de ma veste.
— Oh ! Bien sûr, je suis désolée. Il m’a dit qu’il portait un jeans…
Le téléphone collé à l’oreille, je passe au scanner toute la salle et je détaille chaque homme qui s’y trouve.
—...Une veste bleue…
Hum, je sens le truc arriver.
—... Un pull beige et un sac à dos brun.
Mais, non !
— Il a les cheveux noirs et les yeux bleus.
PUTAIN DE KARMA.
— Ça va, c’est bon, je l’ai repéré, je réponds les dents serrées.
— Super. Je compte sur ton amabilité légendaire pour l’accueillir comme il se doit.
— Comme toujours, je lance d’un ton faussement enjoué, avant de raccrocher et de fourrer mon téléphone dans la poche de ma veste.
J’inspire une grande goulée d’air et j’expire. Zen, Jill. Tout va bien se passer. C’est un client.
LE client. Ok ! J’embarque cet individu, le dépose au chalet et repars chez moi.
Sauf que, dans tout ce merdier, j’ai oublié que je devais lui faire à manger.
Toujours les yeux vissés sur son écran, le gobelet aux bords des lèvres, Monsieur Derosier ne me voit pas arriver. On m’a souvent dit que j’avais parfois le sens du spectacle, alors, on va voir si c’est toujours d’actualité. Je tire la chaise devant lui et m’installe sans élégance. Il manque de recracher sa gorgée de café en m’apercevant, finit par l’avaler avec difficulté pour ensuite, se mettre à tousser. À tousser très fort avec des larmes aux coins des yeux. Bien fait, ça t’apprendra à m’insulter. La mort peut être lente et douloureuse.
Lorsqu’il semble aller mieux, il me dévisage en plissant les yeux et s’apprête à ouvrir la bouche, mais je le devance.
— Je suis votre chauffeur, Monsieur Derosier. C’est Madame Villers qui m’envoie. Si vous voulez bien me suivre.
Je me mets sur mes pieds, fais reculer la chaise et me précipite vers la sortie, sans saluer Laura qui n’a rien perdu de la scène.
Trois secondes après, quand j’entends mon client pousser un grognement et que je le vois frotter ses avant-bras avec ses mains, je pivote et me dirige vers ma voiture. Encore un qui a oublié de venir avec des vêtements chauds. Le grincement de ses pas dans la neige me confirme qu’il me suit. Je déverrouille ma voiture et nous nous engouffrons à l’intérieur. J’allume le démarreur et j’active le chauffage. Puis, j’enfile mon bonnet et mes gants et me tourne vers lui.
— Vous suivez les inconnues ainsi, vous ? Je pourrais être une redoutable criminelle.
Belle entrée en matière, je n’ai pas pu m’en empêcher.
— Dis celle qui jette du café sur les gens. Quelle arme redoutable, il se moque sans me regarder en bouclant sa ceinture.
— Toujours se méfier de l’eau qui dort, je marmonne en sortant de ma place de stationnement.
J’effectue le trajet dans le plus grand des silences et arrivés à destination, je me gare devant le chalet et je descends.
Intérieurement, je remercie mon oncle Didier d’avoir déblayé la devanture, un nouvel amas de neige s’était formé ce matin.
J’ouvre la porte en un tour de clé, et quand nous entrons, je sens que le chauffage est allumé.
— Bienvenue au Chalet des Étoiles, du Domaine du Bois Charmant. Vous êtes ici, chez vous, je commence en quittant l’entrée. L’espace rez-de-chaussée est ouvert et comprend une cuisine américaine sur votre gauche, la buanderie et une suite parentale dans le prolongement. Au milieu, la salle à manger. En face, sur la droite, se trouve le grand salon avec une magnifique cheminée. À l’étage, vous trouverez quatre chambres avec leur propre salle de bain ainsi qu’une salle de jeu avec un écran géant, un billard, des jeux vidéo rétro et un bar. Sur la terrasse, vous pourrez vous détendre dans un jacuzzi.
Une fois mon récit habituel terminé, je me tourne vers lui.
— Avez-vous des questions ?
Il hoche la tête négativement.
—Ok. Je vais aller chercher les affaires dont j’ai besoin chez ma tante pour préparer votre repas.
— Vous êtes parente avec Madame Villers ? il s’étonne.
Qu’est-ce que ça peut bien lui faire ?
— Oui, je suis sa nièce.
— Hum. Écoutez, ce n’est pas la peine. Il me reste des barres de céréales dans mon sac. Il le désigne sur son épaule. Et j’aimerais travailler un peu avant d’aller me coucher, le trajet m’a épuisé.
Ou comment me dire que je dérange.
Et là, je percute.
— Vous n’avez que ce sac, pas de valise.
Il passe une main sur son visage et je remarque ses traits tirés.
— On a perdu ma valise à l’aéroport.
Aïe, la poisse.
— J’ai signalé sa disparition et j’attends des nouvelles.
J’opine doucement de la tête en le détaillant. Il est plutôt pas mal, mais m’a tout l’air de l’intello ennuyant à mourir.
— Quel est votre nom ?
—Jill.
— Jill comme Jilliane.
— Jill comme Jill.
— Ah.
Moment de gênance.
— Oui, ah.
— Moi, c’est Eliott.
— Eliott, comme Eliott Stabler ? je ne peux m’empêcher de rétorquer, ce qui lui arrache un rictus aux coins des lèvres.
On se jauge quelques instants et je finis par lâcher pour cette fois.
— Je vous laisse, passez une agréable soirée.
Je tourne les talons, ferme la porte, monte dans ma voiture, démarre et roule jusqu’à chez ma tante qui vit à côté de chez moi.
Elle m’indique où elle a entreposé les courses de Monsieur Derosier pendant qu’elle s’empresse d’ouvrir son colis.
Tandis que j’entasse toutes les affaires dans un cabas, je suis soudain prise d’un sentiment de culpabilité.
— La valise de Monsieur Derosier est momentanément perdue. Tu aurais quelques vêtements à Didier à donner ?
Ma tante se montre compatissante et me demande de bien prendre soin de lui, puis elle file chercher un sac pour y glisser des affaires. Elle exagère, je ne suis pas sa mère, mais je dois reconnaître que je n’ai pas été très accueillante avec lui.
Cette rencontre était vraiment digne d’un film.
Dix minutes plus tard, je pénètre dans le chalet.
Dans un premier temps, je ne vois pas Eliott, et, quand je l’appelle, il ne répond pas.
Dans le second, je repère son pantalon et son pull, jetés sur le dossier du canapé (les hommes, tous pareils). Et, pour finir, j’entends l’eau qui coule provenant de la chambre, plus précisément, de la salle de bain.
J’en profite pour mettre les aliments dans le réfrigérateur et installer le cabas qui contient les vêtements en évidence, accompagné d’un petit mot écrit en vitesse.
Je ne tiens pas à voir cet homme à moitié ou totalement nu débarquer.
Monsieur Derosier,
Vous trouverez de la charcuterie et du lait dans le réfrigérateur.
Un pain frais vous attend sur ce meuble et du café est disponible dans un placard.
Je me suis permis de vous apporter des vêtements propres en attendant que vous receviez votre valise.
Si vous avez une préférence pour le menu de demain soir, n’hésitez pas à me le dire.
Je serai là, à 18 h, pour me mettre aux fourneaux.
Je vous laisse mon numéro de téléphone si vous avez une demande particulière.
Jill, tout simplement.