??? : Mademoiselle Jill Tout simplement, je vous prie de bien vouloir me conduire au village aujourd’hui.
Je n’ai pas eu besoin d’une seconde pour connaître l’identité du destinataire.
« Jill Tout simplement »
L’abruti.
Qui écrit de manière aussi pompeuse de nos jours ?
Je suppose qu’il doit encore être fâché contre moi pour avoir taché son pull hier, alors je préfère me tenir tranquille et lui répondre un simple, mais très efficace « OK ». Je replace mon portable dans la poche intérieure de ma veste et continue de déblayer le perron du chalet des Flocons. Les nouveaux locataires arrivent cette après-midi et ma tante se charge de les accueillir.
À bord du chasse-neige, mon oncle m’adresse un signe de la main pour me signaler qu’il a terminé et qu’il part. Une fois ma tâche accomplie, je remets le matériel dans ma voiture et descends au village pour faire quelques courses avec une idée précise pour le menu de ce soir. Monsieur Derosier, ne m’ayant donné aucune indication sur ses préférences alimentaires, je me laisse porter à lui faire goûter des produits frais de la région.
Je suis plutôt de bonne humeur en ce début d’après-midi, même si j’en doute, j’espère que ce sera pareil du côté de mon client.
Je dois me montrer professionnelle, ma tante compte sur moi.
Au volant de ma voiture, je remonte vers le chalet des Étoiles.
Stationnée sur le large emplacement, je descends, prends mon cabas, entre et salue Eliott d’un ton joyeux. Attablé, le nez penché sur l’écran d’un ordinateur, il relève le visage, cligne plusieurs fois des yeux, ôte sa monture rectangulaire à bords noirs et étire ses bras vers le haut en soupirant.
Alors que je pose mon cabas sur le plan de travail, je débite.
— Ce soir, je vous prépare une quiche aux lardons, champignons et fromage de Beaufort, avec un verre de Bordeaux.
Aucune réponse. Je tourne la tête vers lui et je remarque qu’il me fixe, les sourcils froncés, les bras croisés contre son torse. Après Mister Coffee, Mister Grognon.
— Avez-vous perdu votre langue pendant la nuit ?
Il grogne, ferme le clapet de son ordinateur et, pendant que je range les aliments dans le réfrigérateur, j’ajoute.
— Je ne savais pas si vous étiez friands de sucré. Dans le doute, je vous ai pris une part de gâteau de Savoie à la fleur d’oranger. Vous verrez, c’est assez léger.
Toujours pas de réponse.
— En tout cas, le mercure affiche moins six degrés, aujourd’hui ; je vous conseille de bien vous habiller si vous souhaitez sortir.
J’attends, mais rien ne vient, alors je l’avise et il me lance.
— Le moins que l’on puisse dire, c’est que la vôtre fonctionne.
J’arque les sourcils d’incompréhension.
— Votre langue, il réplique, un sourire en coin.
— Oh ! La bonne nouvelle, il parle, je chantonne en déposant une main sur mon cœur et en levant les yeux au ciel pour bien accentuer, le côté drama de cette conversation que je tiens toute seule.
— Je parle à bon escient, pour ma part.
— Croyez-moi, monsieur Derosier, je sais parfaitement me servir de ma langue.
Comprenant le double sens de ma phrase, je lui tourne le dos, les joues en feu et pose la boîte qui contient le gâteau dans un coin près de l’évier.
— Vous m’en direz tant, il se marre en passant derrière moi. Voulez-vous un café ? il propose en ouvrant un placard.
Je coule un regard sur son profil et je ne peux retenir un éclat de rire.
— Qu’est-ce que j’ai dit de si drôle ? il me questionne avant de réaliser. Ah, je crois comprendre.
Pliée en deux par la vue qu’il m’offre, j’essaie de me reprendre, mais c’est difficile. Je souffle plusieurs fois et essuie les larmes qui perlent aux coins de mes yeux. Une chemise rouge à carreaux bleu foncé en flanelle de taille XXL et un jogging gris informe qui manque de lui tomber à ses pieds ont raison de mon fou rire. Je crois que je n’avais plus autant ri depuis longtemps.
— Vous avez le sens de la mode, je le complimente en retroussant mon nez.
— Hum, ouais, il me répond d’un petit sourire en regardant sa tenue. Si je n’avais pas croisé une folle furieuse qui m’a jeté du café à la figure, hier, je porterais un jeans et un pull.
Même si je remarque qu’il plaisante, j’arrête de rire et réplique en m’adossant au plan de travail, les bras croisés sous ma poitrine.
— Tout d’abord, je ne suis pas folle.
— Ça, ça reste à prouver, il commente en haussant les épaules en attrapant deux dosettes à café dans un pot en métal.
— Vous n’êtes pas gêné de m’envoyer ça à la figure. C’était un accident.
— J’espère bien, il pivote la tête vers moi. Je n’ose imaginer le nombre de vos victimes.
— Vous souhaitez ouvrir une enquête, inspecteur Stabler ?
Pensant me faire croire qu’il prend mon interrogation au sérieux, il fait mine de se gratter le menton.
— Avant, j’ai besoin d’un café. Mon boulot m’a déjà pas mal embrouillé le cerveau. Je tiens à avoir les idées claires quand j’échange avec vous. C’est une question de survie. Alors, voulez-vous un café Jill ? Un café de la paix ?
J’accepte parce que, premièrement, j’ai soif et que, deuxièmement, je suis polie. Et puis, je réalise qu’on est parti du mauvais pied et, plutôt que d’apaiser la situation, je n’ai fait que l’empirer. Nous n’avons pas à nous aimer, ni même à nous détester, juste à entretenir une relation cordiale et professionnelle. Après tout, c’est lui, le client, il paie cher pour un service supplémentaire et non pas pour se faire rabrouer par une nana qui est censée le brosser dans le sens du poil. D’autres, à sa place, auraient déjà tapé un scandale, à juste titre.
Je n’ai jamais agi de cette manière avec les clients précédents pour la simple et bonne raison que je n’ai jamais dû être à leur service. Elle n’aurait pas dû me confier cette tâche, et surtout pas en décembre, mais, comme je lui dois ce nouveau départ, je ferai en sorte que tout se passe bien.
Dix minutes plus tard, ma voiture est stationnée au village.
— Dans quel magasin souhaitez-vous aller ?
— Je vous remercie de m’avoir dépanné, mais je ne peux pas me balader en ressemblant à Bozzo le Clown et je n’ai aucune nouvelle de ma valise.
Je me marre.
— OK, je comprends. Allez, descendez de ma voiture, Viviane, qu’on dépense un peu de fric.
Eliott ne semble pas saisir la référence alors, je lui donne plus de détails en insistant bien sur les noms.
— Richard Gere et Julia Roberts. Pretty woman, pardi !
Et là, il tilte et prend un timbre de voix maniéré avant d’ouvrir la portière.
— Je me ferai un plaisir d’exploser votre carte bleue Edward.
Depuis plus d’une heure, j’assiste à un vrai défilé de mode. En soi, voir Eliott dans un super jeans qui lui moule le cul à la perfection ne me dérange pas et, j’avoue l’avoir même lorgné lorsqu’il était en caleçon, alors que le rideau n’était pas totalement fermé. L’inconvénient étant que je n’ai aperçu que son côté pile, mais j’aurais bien aimé aussi voir le côté face, juste ainsi, sans arrière-pensée, évidemment.
Pouah ! ça fait vachement longtemps que je n’ai pas eu de relation intime et ça commence à me peser.
Oublions ça ! En fait, ce qui me fait chier, c’est la voix stridente de Lola.
La fille des propriétaires de la boutique « Dreyfus », magasin de vêtements établi dans le village depuis plus de trente ans. Sa longue chevelure blonde qu’elle fait voltiger à chaque déplacement et, surtout, ses multiples tentatives pour attirer l’attention d’Eliott me mettent les nerfs à vif. Vingt-deux ans, et autant d’hommes qui se sont succédés sur elle, si je me fie aux potins de Laura.
— Vous en pensez quoi, Jill ?
Je reporte mon attention sur mon client.
— De ce pull en cachemire que vous allez m’offrir, il ajoute, fier de lui face au miroir.
Je lui jette un regard en biais, puis le scanne de haut en bas. En plus du jeans, ce pull lui va à merveille, mais pas dans ce coloris.
— Affreux ! Le beige ne vous va pas au teint.
— Ah !
— Eh oui, Christina. Au lieu de parader pour faire plaisir à Mademoiselle Dreyfus, vous devriez plutôt choisir des vêtements plus appropriés au climat.
Il se marre et dresse un sourcil.
— Je n’avais pas l’impression que cela vous gênait quand le rideau était à moitié fermé.
Et bim ! Prise en flagrant délit de matage. Je pensais avoir été discrète. Un poil honteuse, je lance, sans le regarder.
— Et bien, j’ai étudié la médecine. Vous savez le corps, les muscles, les veines, tout ça, tout ça.
La bouche sèche, je ne sais pas quoi ajouter à mon excuse, alors pour gagner du temps, je me cale sur le sofa où mes pauvres fesses endolories sont posées depuis trop longtemps à mon goût.
— Content de vous avoir servi de cobaye. Peut-être que, grâce à moi, vous retrouverez votre vocation.
Je me racle la gorge et, c’est pile ce moment que choisit Lola pour revenir avec une paire de boots camel à la main. L’essayage continue pendant, encore, une dizaine minute.
— Vous êtes absolument, magnifiquement et irrémédiablement beau.
Je crois que je n’ai jamais entendu autant de superlatifs dans une phrase. Quelle dinde cette Lola. Déjà son prénom, il est à chier. Et vas-y que je te dévore du regard et que je te touche partout pour soi-disant aider. Elle me rend malade. J’ai vraiment besoin de sortir d’ici. Je me lève, enfile ma veste, mon bonnet et mon écharpe et, au moment où je veux signaler à Eliott que je pars, il ouvre le rideau de la cabine et m’annonce qu’il a terminé.
Habillé d’une élégante tenue du magasin, Eliott ajoute à la pile une paire de gants, un tour de cou, un bonnet et passe à la caisse.
Tandis que Lola scanne tous les articles d’une lenteur absolue, je remarque que plusieurs affiches qui recensent toutes les festivités du village captivent mon client.
— Saint-André de Belleville est réputé pour son tourisme et les événements qu’il propose. Vendredi soir, c’est le lancement des féeries. Je ne sais pas si vous êtes un adepte des marchés de Noël, mais, ici, ça bat son plein, tous les jours, surtout les week-ends, et jusqu’à la fin du mois.
Il ne dit rien et je vois que son attention se déporte sur des flyers. Les yeux bloqués sur le dépliant de la station de ski et ensuite sur les balades à chiens de traîneaux, notre chaudasse du jour l’interrompt, cependant.
— Vous êtes ici jusqu’à quand, Eliott ?
— Jusqu’au trente et un décembre, il répond à Lola en souriant, ce qui la pousse à papillonner exagérément des cils et à minauder, tout en mettant sa poitrine en avant.
— Et bien, j’espère vous revoir bientôt, autour d’un verre.
Quelle garce ! Même si c’était mon mec, elle ne se générait pas pour le draguer, cette peste.
Sauf que ce type n’est pas mon mec. Parce que les mecs sont tous les mêmes. Des mecs qui vous font espérer et qui, après, vous larguent comme de la merde. Des mecs qui se servent de vous pour obtenir ce qu’ils veulent. Des mecs qui n’assument pas leurs sentiments et qui préfèrent prendre la fuite. Et dans tout ça, je ne veux pas de mec. Pourquoi est-ce que je répète autant le mot « mec » dans mes pensées ?
Lola, la salope, nous adresse un petit signe de la main pour nous saluer accompagné de gloussements alors que nous embarquons une dizaine de paquets chacun.
Une fois à l’extérieur, je souffle sans gêne et ne pipe pas un mot pendant le trajet à pieds jusqu’à ma voiture. J’économise mes forces.
— Je vous offre un café avant de continuer, suggère Eliott en refermant le coffre de ma voiture.
— Continuer quoi ?
— Le shopping, bien sûr, il réplique en se marrant. Il me manque des sous-vêtements, des chaussettes et je souhaiterais investir aussi dans des vêtements plus chauds comme vous me l’avez si gentiment proposé.
— Je pensais que Lola avait pallié à la moindre de vos demandes, je réagis sur un ton dédaigneux.
Son regard bleu perçant me sonde un instant et j’ai le malheur de m’y plonger dedans, de m’y noyer et de ressentir une sorte d’apaisement. C’est doux, chaleureux et je reviens sur terre au moment où il me charrie.
— Vous auriez pu la tuer, rien qu’avec vos yeux.
Tout de suite les grands mots. En vrai, j’en aurais fait qu’une bouchée.
— Qu’est-ce qui vous fait penser ça ? je demande d’une voix plate.
— Hum, mon intuition. On s’en fiche de cette Lola. Alors, on se le prend, ce petit goûter ?
Je pouffe de rire.
— Qui prend encore son goûter à nos âges ?
— J’ai toujours pris un goûter. A bientôt trente ans, je le fais encore et je continuerais à le faire, jusqu’à la fin de ma vie.
En fait, il est un peu plus marrant que je ne le pensais. J’accepte parce que j’ai soif et que je dois faire pipi aussi, mais ça, il n’a pas besoin de le savoir.
— OK, on y va Viviane.
Et pendant qu’on se rend « Aux délices de la Vallée », à pied, j’entreprends de lui faire découvrir la nature de chacun des commerces devant lesquels nous passons.
J’explique l’année de leur fondation et le nom de leurs propriétaires.
Dès qu’ils m’aperçoivent au travers de la vitre de leurs enseignes, les commerçants me disent le bonjour et je les salue en retour.
— Waouw, vous connaissez tout le monde.
— Oui, pas mal. En même temps, ça fait partie de mon boulot. Je publie aussi leurs activités sur les réseaux sociaux.
Nous entrons chez Laura et passons commande : un café et un donut pour Eliott et une tartelette à la myrtille et un cappuccino, pour moi. Nous savourons notre « goûter », comme aime l’appeler Eliott, dans le silence. Une fois rassasiés, nous nous mettons à nous disputer pour régler l’addition.Par une manœuvre habile, je remporte cette manche.
Ensuite, sur les conseils d’un employé avisé d’un magasin de sport, qui ne cherche pas à le draguer, mon client investit dans des vêtements aux matières respirables chaudes en polar ainsi que des boots imperméables. Nous retournons au chalet et je cuisine, comme convenu.
Eliott en profite pour ranger ses achats et revient pour s’asseoir devant son ordinateur.
Il se chausse de ses fameuses lunettes – – et il se met au travail.
Le dîner enfin prêt, je sors la quiche du four, en découpe une énorme portion et la sers à côté d’une part de salade. J’apporte son assiette sur le couvert déjà dressé avec un copieux verre de vin. Durant tout ce temps, où j’ai cuisiné, Eliott n’a pas quitté son écran des yeux, je dois le déranger pour qu’il puisse passer à table.
— Eliott, votre repas est prêt.
Il redresse la tête, me regarde en clignant des cils.
— J’espère que ça vous plaira. Bon appétit et passez une bonne soirée.
Je file jusqu' à l’entrée, je me chausse et quitte le chalet.
Une heure plus tard, je reçois un SMS de sa part.
Stabler : veuillez m’excuser. J’étais trop plongé dans mon travail que j’en ai oublié de vous remercier.