[Tu fous quoi, bébé ? Je vais finir bourré à force d’enchaîner les mojitos ;p]
Je souris en rangeant mon téléphone, puis remercie le taxi qui me dépose dans mon quartier de l’île Saint-Louis, face à la devanture sombre du Saint-Régis. Les effluves de viandes grillées embaumant la brasserie déclenchent un concert dans mon estomac, heureusement couvert par la musique rock qui chante dans les haut-parleurs. Je salue le serveur comme presque tous les jours. Il me désigne une banquette en cuir usé où Sandro me fait de grands signes. Je réalise qu’il ne mentait pas quant à sa sobriété vacillante lorsqu’il abandonne son verre et s’approche de moi en titubant sur ses talons compensés, la coupe afro montée sur ressorts :
— Ma chérie, te voilà enfin !
Il m’embrasse à pleine bouche, ignorant que nous nous sommes quittés il y a à peine une heure. Les clients alentour pourraient croire que nous sommes un couple pour le moins atypique, et ils n’auraient pas tort sur ce deuxième point. Quant au premier, hormis une relation amicale beaucoup trop fusionnelle pour envisager autre chose, l’attirance de Sandro pour les hommes n’est malheureusement plus à démontrer. Il est sexuellement indétournable. Et ce n’est pas faute d’avoir essayé de le corrompre !
— Qu’est-ce qui t’as pris tout ce temps ? Ça fait bien trente minutes que je maronne tout seul.
— Désolée, mon cœur. Delmas m’a refilé un dossier juste après ton départ.
— Quel relou, celui-là ! J’espère qu’il te fait pas bosser ce week-end, parce que je suis impatient de découvrir ce nouveau club avec toi.
— Moi aussi, j’ai hâte. On y va ce soir ou demain ?
— On y va ce soir ET demain !
Il lève son cocktail alors que le serveur amène mon Porn star martini puis nous trinquons joyeusement à ce moment de détente. La sonnerie de mon portable interrompt alors Sandro qui fantasme sur les éventuelles rencontres qu’il pourrait faire depuis plusieurs minutes. Je m’empare du téléphone, mais mon ami m’arrête avant que je décroche :
— Si tu réponds, je te tue, menace-t-il.
J’obéis, la gorge serrée, jusqu’à ce que le nom de mon boss s’efface de l’écran. Si Sandro semble soulagé que je laisse le boulot pour ce soir, l’ambiance est nettement moins frivole de mon côté, car je sais que Delmas n’en restera pas là. La notification d’un message quelques secondes plus tard confirme mes doutes. Sandro me fait les gros yeux lorsque j’appuie sur la messagerie :
— Laisse-moi au moins savoir ce qu’il veut, sinon je vais y penser toute la soirée, argué-je.
Le temps se suspend un instant aux lèvres du vice-président de Blue-Tech, dont la voix résonne dans mon tympan au milieu du brouhaha de l’happy hour. Mes lèvres se pincent. Le visage de Sandro se ferme, comme s’il entendait la même chose que moi. Ce qui n’est pas très difficile à deviner. Je ne comptais déjà pas mes heures lorsque j’ai obtenu le poste de directrice financière de Blue-Tech, mais depuis que monsieur Delmas a été promu directeur général et occupera son nouveau fauteuil dans quelques semaines, je suis la favorite pour sa place de vice-président. Cependant, avec tous les vautours qui la convoitent, je dois multiplier les efforts pour ne pas me faire doubler.
— Me dit rien, avance Sandro en brandissant ses faux ongles alors que je repose le téléphone sur la table. Tu dois travailler demain et la soirée tombe à l’eau.
— C’est ce nouveau dossier. Le boss m’a collé un rendez-vous à neuf heures au Ritz avec un nouvel investisseur pour les BlueEarings. Un gros poisson à ne pas rater, apparemment. Je ne peux pas me permettre de faire la fête toute la nuit. Désolée mon cœur.
Depuis quelque temps, l’entreprise est sur la pente descendante. Cette levée de fonds est primordiale pour relancer la marque. Un nouvel investisseur est toujours le bienvenu et c’est à moi de le convaincre. Au moindre faux pas, Delmas serait capable de nommer un incompétent à ma place. Je n’ai pas l’intention de lui en laisser l’opportunité.
Je porte mon verre à mes lèvres. L’amertume de la vodka et la douceur de la vanille atténuent quelque peu ma déception, mais Sandro en rajoute une couche :
— Non, c’est trop facile. J’en ai marre, bébé. C’est toujours pareil. Y’a que ton travail qui compte et c’est encore pire depuis cette histoire de promotion.
— Pour toi ça signifie rien, mais tu sais qu’il n’y a rien de plus important que ma carrière à mes yeux.
— C’est qui ce client qui te fait bosser un samedi matin ?
— J’ai pas eu le temps de lire le dossier. Un certain Monsieur Smith, je crois.
— Monsieur Smith, vraiment ? Et tu le rencontres dans un hôtel. T’as pas peur de tomber sur un gros pervers ?
— Si je m’arrête à ça, je signe plus aucun contrat.
— Tu admettras que c’est louche, cette histoire.
— On restera dans la salle de réception. Et s’il m’invite à monter dans sa chambre, je pars en courant, promis.
On se chamaille comme un vieux couple pendant quelques minutes, puis l’ambiance du début de week-end prend le pas et les fous rires reviennent. Notre traditionnel apéro du vendredi s’achève dans la bonne humeur et il me coûte d’y mettre fin, pensant à la soirée que je vais manquer.
— Tu m’accompagnes pas au club, c’est sûr ? insiste Sandro, alors que je paye l’addition.
— Non, il est déjà tard. Il faut que je sois fraîche pour mon rendez-vous.
— Quelle manie ils ont, ces riches, de nous faire bosser le week-end. À croire qu’on est tous à leur service.
— Mon cœur, on est à leur service.
— En attendant, tu m’abandonnes, garce ! J’espère que tu t’en mordras les doigts.
— Je regrette déjà, mais je t’aime quand même.
J’envoie un baiser dans sa direction. Il me tire la langue et répond :
— Et moi je te déteste, bitch ! On se voit après ton rendez-vous pour déjeuner ?
Il dessine un cœur à mon intention puis s’éloigne en roulant des hanches en direction d’un taxi. Je soupire. Une chose est sûre, il va plus s’amuser que moi !