Je traverse la place Vendôme en tailleur Chanel et escarpins Louboutin jusqu’à la devanture du Ritz. Un portier soigneusement apprêté baisse le menton pour me saluer puis m’introduit avec grâce dans l’autre monde. Éblouie par ses marbre et dorures, je demeure un instant figée au pied du grand escalier. Même si j’en ai maintenant l’habitude, j’ai toujours l’impression de pénétrer dans un univers parallèle lorsque le luxe m’envahit subitement.
Je m’annonce au maître d’hôtel à neuf heures précises, la boule au ventre. Sans vouloir me vanter, je suis une excellente commerciale et je brille tout autant dans mon rôle de directrice financière. Seulement, je mise l’avenir de ma carrière sur ce mystérieux client. Je ne sais rien de ce soi-disant monsieur Smith. Il n’y avait rien dans le dossier mis à part que c’est un magnat de l’industrie automobile intéressé par nos produits Bluetooth. Guère de quoi établir un plan de bataille à l’avance, ce qui ne me ressemble pas.
Un groom m’invite à le suivre à travers le hall. Il me conduit en direction du Salon Proust, habituellement fermé à cette heure. Voyant que j’hésite, l’employé se veut rassurant :
— Monsieur a souhaité demeurer discret. Il a privatisé la salle où un brunch vous attend. Je reste bien sûr à votre service tout au long de l’entretien.
Un rictus crispé aux lèvres, j’entre dans la pièce sertie de boiseries sculptées. Les livres anciens, les fauteuils de velours rouge, les lustres majestueux, tout ici appelle à la rêverie. Je comprends pourquoi l’auteur qui lui a donné son nom venait y chercher l’inspiration. J’y serai parfaitement à mon aise dans d’autres conditions, mais la silhouette qui se dessine au loin ne fait qu’accentuer mon mal-être.
Dos à moi, je n’aperçois qu’une nuque aux cheveux blonds coupés très courts et un avant-bras dont je crois reconnaître les symboles tatoués.
Mon instinct me met en alerte.
Ce parfum.
Je m’arrête. Mon cœur aussi.
Le temps se fige lorsque je comprends que c’est lui. Je suis certaine qu’il se targue déjà d’avoir réussi son coup. Le serveur m’interroge du regard, je reprends ma respiration et avance d’un pas décidé vers le siège libre. Hors de question de laisser transparaître le moindre trouble. Ma sacoche tombe lourdement sur l’épais tapis dans un bruit sourd. Je m’assois avec désinvolture face à lui et croise les mains sur la table pour masquer les tremblements que son sourire narquois intensifie.
Toujours aussi séduisant. Quelle ordure !
Il entrouvre ses fines lèvres rose pâle et le grain de sa voix s’immisce dans chaque pores de ma peau :
— Bonjour, Alana.
— Monsieur Lazarev, asséné-je.
Surpris par mon accueil, il me sonde de ses iris bleu glacé et un de ses sourcils se soulève :
— Vraiment ? On en est là ? Il fut un temps où tu employais le terme de monsieur dans d’autres circonstances, susurre-t-il.
— Nous sommes ici pour affaires, apparemment. Cela me semble donc plus approprié.
— Tu n’as pas changé. Toujours ce côté piquant que j’adore.
Son accent sibérien me fait tressaillir, mais je n’ai rien à envier à la banquise :
— John Smith, vraiment, t’as pas trouvé mieux pour m’aborder ? Tu peux m’expliquer cette mise en scène ?
— Je savais que tu ne voudrais pas me parler si j’arrivais frontalement.
— Alors tu as pensé que me piéger serait plus approprié ?
— Je dirais plutôt te surprendre.
— Je ne suis pas là pour jouer. Alors, si tu comptes toujours investir, voici le dossier. Il s’agit de financer les BlueEarings, des boucles d’oreilles Bluetooth offrant quasiment les mêmes fonctionnalités que les montres connectées. Tu as les fiches techniques, les études de marché, tous les renseignements sont indiqués. J’estime que tu es assez qualifié pour l’étudier tout seul. Les documents sont pré-remplis avec la proposition d’investissement et les clauses décidées avec M. Delmas. Tu n’as qu’à les signer et me les renvoyer par mail. Tu peux me joindre par téléphone si tu as des questions, mais nos échanges s’arrêtent là.
— Tes conditions ne semblent pas à mon avantage.
— Tous les rapports aux bénéfices sont dans le dossier, ainsi que tous les profits que tu peux faire en investissant dans les BlueEarings.
— Tu sais très bien à quel genre d’avantages je pense.
Nous y voilà. Monsieur Lazarev dans toute sa splendeur. Il n’agit jamais sans raison. Cette fois, la cible de ses magouilles ne peut être que moi.
— Qu’est-ce que tu veux, Dim ?
— À ton avis ?
Je jette la pochette cartonnée puis commence à me lever. Il me tire par le bras, je retombe dans le fond du fauteuil. J’ignore pourquoi je me pétrifie à son contact au lieu de m’enfuir. Il détaille chaque centimètre de mon corps si lentement que j’ai l’impression de passer aux rayons X. Je respire avec difficulté. J’ai besoin d’un verre. Je fais signe au groom. Il me sert une orange pressée que je m’empresse de faire couler dans mon gosier. Je n’étais vraiment pas prête pour ce rendez-vous !
— Me noyer dans ces yeux si particuliers m’avait tellement manqué, souffle-t-il, en se penchant vers moi.
Ses doigts effleurent ma joue avec douceur, déclenchant un frisson qui se déploie sur chaque parcelle de ma peau. J’ai soudain envie qu’il envoie valser la nappe pour me prendre sauvagement sur la table. Je me gifle mentalement et repousse sa main. Dimitri n’insiste pas, mais je perçois dans son attitude que le jeu ne fait que commencer pour lui.
— Va droit au but, le confronté-je. J’imagine que ce n’est pas un hasard si on se retrouve tous les deux ici et maintenant, étant donné que tu contrôles chaque aspect de ta vie. Tu as tout calculé depuis le début. Alors arrête ce suspense ridicule et viens en au fait.
— Je suis là pour toi. Uniquement pour toi, répond-il, de son timbre grave.
— Tu es revenu pour rien. Il est évident que tu perds ton temps. Tu n’obtiendras plus rien de moi.
— Vraiment ? avance-t-il, peu impressionné.
— Tu veux que je te rappelle où ça nous a menés la dernière fois ?
Il baisse la tête et je perçois une émotion que j’ai rarement vue sur son visage : la peine. Elle se ressent d’autant plus dans ses mots quand il reprend d’une voix cassée :
— On a déconné, c’est vrai. J’ai déconné, mais de l’eau a coulé sous les ponts. J’ai changé depuis, contrairement à ce que tu penses.
J’essaie d’avaler la pointe de regret plantée dans ma gorge, sans résultat. Il a peut-être l’air sincère, seulement, je ne peux pas courir le risque de tomber une énième fois dans ses filets.
— Toi et moi, c’était dingue, commencé-je. Je me suis sentie vivante comme jamais, mais c’était aussi terriblement destructeur. Notre histoire fait partie du passé désormais, et elle doit y rester.
Ses traits deviennent plus sévères et mon cœur se comprime dans ma poitrine alors qu’il affirme sans faillir :
— Je n’abandonnerai pas si facilement.
C’est bien ce qui m’effraie. Il se lève et rôde autour de moi tel un prédateur prêt à dévorer sa proie. Je suis en apnée quand il pivote ma chaise et s’appuie sur les accoudoirs, son visage à quelques centimètres du mien.
— Tu me manques, murmure-t-il, à la fois ferme et torturé. J’ai besoin de toi à mes côtés.
— Ce que tu souhaites, c’est une femme qui se soumette au moindre de tes désirs.
— Quel mal y a-t-il à cela, tant que je réponds aussi aux tiens ? Je prendrai soin de toi comme personne, Alana.
— Je suis passée à autre chose. Je ne suis plus la jeune fille inexpérimentée que tu tenais en laisse.
— C’est un accessoire utile pourtant, plaisante-t-il.
Devant mon air revêche, il reprend plus sérieusement :
— Tu sais de quoi je suis capable quand je désire quelque chose.
Oh oui ! Et c’est bien le problème.
Il glisse son bras dans mon dos et approche ses lèvres des miennes. Je recule au fond du siège et rétorque, feignant d’être sûre de moi :
— Nous deux, c’est terminé. Oublie-moi. Je suis beaucoup mieux sans toi.
— Ta bouche l’affirme, mais ton corps dit le contraire.
Il démontre son argument par un baiser prêt à me faire flancher. Et le pire, c’est que ça fonctionne ! Une vague de chaleur m’envahit. Plutôt que la simple ardeur d’un soleil d’été, ce sont les flammes de l’enfer qui me consument à la seconde où ses lèvres heurtent les miennes. La passion dévorante que j’ai pu éprouver pour cet homme et que je pensais loin derrière moi me rattrape au triple galop. Un éclair de lucidité me transcende malgré tout. Je me ressaisis et le repousse avant d’envoyer ma main le plus fort possible contre sa joue. Au cas où cela ne serait pas assez clair, je me dois de préciser :
— J’ai dit non.
— Gavno ! ¹ jure-t-il, en passant les doigts sur sa mâchoire endolorie.
Le serveur, jusque-là aussi muet qu’invisible, s’approche furtivement :
— Tout va bien, Madame ?
Je me redresse et n’ai pas le temps de répliquer que Dimitri prend les devants :
— Aucun problème. On a fini, pour l’instant. N’est-ce pas, mademoiselle Perrier ?
Il m’adresse un sourire qui ferait neiger au Sahara, se penche avec précaution pour déposer un baiser sur mon front, et profite de la proximité pour murmurer dans le creux de mon oreille :
— Suite 524. Ce soir. On parlera des clauses de ce contrat. Je suis sûr que ce sera un investissement très fructueux.
Un frisson parcourt mes reins lorsqu’il se rassoit froidement sur son trône. Je le hais !
— Connard ! craché-je.
Je ramasse ma mallette et m’éloigne sans me retourner.
— Vingt heures. Sans faute, ajoute-t-il dans mon dos.
Son aura pèse sur moi jusqu’à ce que je sorte de son champ de vision et je m’aperçois une fois à l’extérieur que j’ai retenu mon souffle durant tout ce temps. Mes doigts pianotent fébrilement sur l’écran de mon téléphone tandis que je monte dans le taxi qui m’attend.
[ Sandro, l’heure est grave. RDV chez moi dès que possible. ]
Je pose mon sac à mes pieds et respire enfin. C’est une petite victoire. Ce n’est que le premier round, mais j’ai gardé la face sans flancher. Mon palpitant court le cent mètres haies, néanmoins je suis fière d’avoir résisté à cette attraction maléfique qui me suit comme mon ombre depuis que j’ai rencontré cet homme.
Je replonge soudain deux ans en arrière, et m’interdis intérieurement de raviver cette flamme ardente, car je sais qu’elle risque de me consumer une énième fois.
Dimitri m’a appris à aimer avec une intensité dont j’ignorais la puissance. J’ai découvert son monde entre sexe, pouvoir et argent. Je suis devenue une femme accomplie grâce à lui, et je n’en serais sûrement pas là sans cette rencontre. Hélas, dans toute relation aussi explosive, il y a le revers de la médaille, et celui-là vaut son pesant d’or.
Je suis convaincue que si la passion revient, je ne ferai que m’empêtrer dans les travers qui en tissent la toile.
Voilà pourquoi je ne dois absolument pas céder à la tentation.
¹ Gavno : merde, en russe.