Le tintement familier de la clochette, bien qu’il ne résonne plus très souvent depuis quelque temps, m’interrompt alors je termine de classer des ouvrages au fond de la réserve. Fut un temps où la librairie familiale avait beaucoup de succès. Les rêveurs osaient sortir de leur cachette pour dénicher de nouveaux univers à découvrir, des trésors et des richesses dont chacun ignore la teneur avant d’avoir exploré l’intégralité de son contenu. Une aventure sous chaque reliure, un mystère derrière chaque page, un voyage à travers chaque mot. Puis est arrivé le confinement, et maintenant, tout se commande sur internet.
J’entends Voltaire trotter sur le parquet pour accueillir le visiteur. Je passe la tête dans l’embrasure de la porte et me fige devant cette apparition irréelle.
Dans la lumière tamisée de l’allée, une jeune femme s’avance. En contre-jour, seuls ses cheveux dorés remontés en chignon luisent au crépuscule. Accaparée par mon chien qui s’est visiblement entiché d’elle, elle ne m’a pas encore remarqué.
Ses talons aiguilles claquent sur le parquet tandis qu’elle commence à parcourir les étagères bondées de romantasy, effleurant les titres du bout des doigts. Sa silhouette gracieuse me fascine. Ses mains fines, ses frêles poignets, sa nuque opaline… Elle tourne brusquement la tête et me surprend dans ma contemplation. Les sourcils en accent circonflexe, l’inconnue m’interroge du regard. Sortant de ma stupeur, je m’éclaircis la voix avant de la rejoindre :
— Bonjour. Puis-je vous aider ? Vous désirez quelque chose en particulier ?
Plus près cette fois, je ne me prive pas de détailler son visage. Un nez fin, des lèvres pulpeuses. Ses épaules se relâchent et ses yeux croisent les miens.
Vertige.
La féerie de ses iris envoûte mes sens tandis que la belle ouvre la bouche :
— Bonjour. Je cherche le rayon romance contemporaine. Mon dernier livre s’avère être une histoire d’amour d’un ennui affligeant. Je souhaiterais une lecture plus palpitante.
Elle parle.
Oh, parle encore, ange lumineux, car tu es
Aussi resplendissante, au-dessus de moi dans la nuit,
Que l’aile d’un messager du Paradis. ¹
Subjugué par ce don de la nature qui fait de cette femme déjà splendide une beauté si spectaculaire qu’elle pourrait envoyer Aphrodite dans l’anonymat le plus complet, je suis pantois et n’ose plus fixer ce regard incroyable.
— La romance, vous connaissez ? poursuit-elle, prenant sans doute mon silence pour de l’hésitation.
En vérité, c’est plutôt de la fascination. La tentation menace face à cette révélation… Un peu plus et je revisite la saga Twilight.
— Et comment ! Enfin, oui, bien sûr. Je suis certain de pouvoir faire votre bonheur. Trouver ! Je veux dire, nous allons bien trouver notre bonheur. Votre bonheur.
Elle me scrute comme un évadé d’asile. Si seulement je pouvais m’enfouir dans un trou du parquet ! Pour creuser ma tombe, elle part dans un fou rire tonitruant.
Cela devient très gênant.
— Pardonnez-moi, je suis ridicule, halète-t-elle. Je passe un week-end compliqué et j’avais vraiment besoin de décompresser, je crois. Je suis confuse. Ce n’est pas pour me moquer de vous.
— Il n’y a pas de mal, au contraire. Je suis honoré d’égayer votre journée.
Son regard hypnotique me happe à nouveau de son iris cyan et m’invite à plonger dans les profondeurs de son âme, aussitôt suivi de l’autre, dont la couleur ambrée appelle à m’y brûler les ailes. Je n’avais jamais croisé des yeux d’un vairon si parfait.
— Et donc ?
Un écho me parvient au loin, il m’est cependant impossible de réagir.
— Vous êtes sûr que tout va bien ?
Sa voix me ramène à l’instant présent. Mes joues s’empourprent. Je cherche mes mots, mais mon vocabulaire s’est envolé.
— Désolé, je… ce sont vos yeux, ils sont captivants… Et ça, c’est très déplacé. Pardon, je suis troublé.
J’ai l’impression qu’elle rougit à son tour lorsqu’elle fixe la pointe de ses chaussures. Elle se reprend trop vite pour que je m’en assure et rétorque nerveusement :
— Ne vous excusez pas, j’ai l’habitude. Ça surprend beaucoup de gens, la première fois.
Son sourire de petite fille timide dénote avec son allure de femme d’affaires rigide. Ce qu’elle dégage m’intrigue plus que de raison, alors que je ne la connais que depuis quelques minutes.
— Suivez-moi. Je crois avoir l’histoire parfaite pour vous.
Je slalome dans les rayonnages et parcours quelques couvertures avant de lui tendre un premier ouvrage :
— Je viens de recevoir celui-ci, il a de très bonnes critiques.
Sa grimace est sans appel :
— Déjà lu, désolée.
Je ne me laisse pas abattre et en propose un second.
— Lu aussi.
— Vous dévorez presque autant que moi, à ce que je vois, déploré-je, au bout du quatrième refus.
Éclair de génie.
Je retourne vers la caisse enregistreuse et ouvre un tiroir du meuble. J’en sors un livre aux pages cornées puis lui confie, la main tremblante :
— Celui-là, je suis sûr que vous ne l’avez pas.
Elle observe l’illustration, curieuse de sa trouvaille.
— Antoine Vasseur ? Je ne connais pas cet auteur.
— Il n’écrit pas beaucoup.
— Essaye-moi. Un titre évocateur…
Elle prend quelques secondes pour parcourir la quatrième de couverture sans que la moindre expression vienne trahir les traits de son visage, avant de se prononcer :
— C’est tentant. Vous avez un exemplaire neuf ?
— Hélas, c’est le seul que j’ai en stock. Mais je peux vous le prêter, vous me le rapporterez une fois terminé. Je serai ravi d’avoir votre avis sur l’histoire.
L’inconnue jauge le livre un instant. Son regard perturbe à nouveau ma circulation sanguine quand elle semble peser le pour et le contre puis sa main avance vers moi.
— Deal !
Le front collé contre la vitrine, j’observe la belle s’éloigner et les palpitations de mon cœur s’apaisent quelque peu. Je reste là un moment avec une étrange sensation de vide, comme si la vie venait de perdre tout son sens. Un aboiement m’interpelle.
— T’as raison Volt, on a encore du boulot.
¹ Romeo et Juliette, Shakespeare. Scène du balcon. (Acte II, scène 2.)