L’odeur de sang est la première à m’assaillir en franchissant le seuil.
Épaisse. Cuivrée. Elle sature l’air au point qu’on croirait pouvoir l’avaler. L’appartement est plongé dans un silence morbide, seulement troublé par le grésillement intermittent des néons au plafond. Une lumière blafarde, presque jaune, baigne la pièce.
Le corps repose au centre du salon, ou ce qu’il en reste.
Le torse a été ouvert avec une précision méticuleuse s’en est presque troublant. Le sang lui a éclaboussé les murs jusqu’au plafond dans un motif presque symétrique. Un rideau grotesque et le tapis anciennement crème, est devenu un bain carmin.
À ses pieds, une ligne nette de gouttes s’étire vers le couloir. Des pas. Des traces de bottes. Comme si le tueur avait délibérément marché dans le sang, avant de repartir calmement. Sans se presser.
Mais ce n’est pas le pire.
Sur le mur, au-dessus du cadavre, un mot a été inscrit au doigt, directement dans le sang de la victime. Une seule lettre. Un S, sinueux, étiré, comme gravé avec soin.
Et sur le corps, là encore,la signature.
Une carte. L’As de Cœur.
Mais cette fois, elle a été plantée dans la paume de la victime. Enfoncée profondément comme un message injecté dans la chair.
J’en ai vu, des choses. Des corps mutilés, des scènes violentes, des morts injustes. Mais là… là, ça dépasse l’entendement.
Silas a toujours été sanguinaire. Oui. Impitoyable. Il n’hésitait pas à faire couler le sang quand on le trahissait, quand on bafouait son autorité. Mais il y avait toujours une logique. Une règle, aussi tordue soit-elle. Le sang était une sentence. Pas une jouissance.
Mais cette scène… c’est autre chose.
C’est de la rage pure, de la douleur sculptée dans la chair.
Un plaisir malsain, extirpé des cris.
Ce n’est pas un meurtre.
C’est une vengeance.
Et c’est ça le plus terrifiant :
Ce n’est plus une exécution.
C’est une délivrance
Je reste figée, les bras croisés, comme si ça pouvait me protéger de ce qu’il y a sous mes yeux.
Liam s’approche à pas lents, le regard fixé sur le corps, puis sur moi, il serre la mâchoire.
- C’est pas Silas, murmure-t-il. Il n’aurait jamais fait ça. Trop brouillon. Trop… personnel.
Je hoche la tête, les yeux rivés sur la carte plantée dans la paume.
- Silas tuait pour une raison. Pour le pouvoir. Pour maintenir l’ordre dans son enfer organisé. Ce genre de spectacle… c’est pas son style.
Liam laisse échapper un soupir.
- Là, on parle de quelqu’un qui jouit de la douleur. Qui veut qu’on la voie. Qu’on la ressente.
Je tourne légèrement la tête vers lui, mon regard plus dur.
- Tu crois que ça vient de l’intérieur ? Du Syndicat ?
- Le Syndicat Écarlate a été démantelé. Officiellement. Mais on sait tous les deux que les piliers n'ont jamais été retrouvés.
J’acquiesce, la mâchoire tendue.
Ezra Vale, Cassian Reeve, Lazare Somb… Trois fantômes. Et trois cerveaux. Le genre à survivre à l'apocalypse, à reconstruire l'enfer avec ses cendres.
J’ai passé presque huit mois à leurs côtés. À mentir, à écouter, à noter chaque tic, chaque faille. Je devais les piéger, mais à force ... je les ai presque oubliés pour ce qu’ils étaient.
Ezra Le cerveau, calculateur, froid. Il ne haussait jamais la voix, il n’en avait pas besoin. Il te regardait, et tu te sentais minuscule, disséqué, exposé.
Avec lui, chaque mot comptait. Chaque silence aussi. Il me posait des questions anodines, sur le passé, sur mes goûts, et j’avais l’impression qu’il m’épluchait l’âme.
Il ne tuait pas par plaisir. Il décidait. Et quand il te rayait, tu cessais d’exister.
Cassian le plus imprévisible. Toujours un mot pour rire, un sarcasme bien placé. Le genre de type qui t’offre un verre et qui le minute pour te poignarder juste avant le toast. Impitoyable. Mais charismatique. Trop, même.
Lazaze le plus silencieux. Le plus terrifiant. Il ne parlait pas. Il t'observait. Et son regard… un vide noir, insondable.Il n’avait pas besoin de menace, ni de mots. Il te suivait du regard et tu priais pour qu’il regarde ailleurs.
Il aimait les jeux de patience, les longues tortures. Il avait cette manière de faire durer la peur. Juste... pour voir combien de temps tu tenais.
…Et puis au milieu de ça il y avait Silas.
Un mélange des trois. Le calcul d’Ezra, le calme glaçant de Lazare, et le masque charmeur de Cassian. Mais en lui, tout était plus dangereux, plus affûté.
Silas savait exactement quand frapper. Il lisait les cœurs comme d’autres lisent les cartes.
Il n’avait pas besoin de revolver et encore moins de ses mains : il utilisait ses mots.
Et quand ça ne suffisait pas, il devenait l’arme.
Il était le lien entre eux, leur équilibre toxique. Le seul à qui ils obéissaient sans discuter.
Parce qu’il n’était pas juste leur chef.
Il était leur famille.
L’alliage parfait du pouvoir, de la peur, et du magnétisme.
- Tu penses qu’ils sont encore en contact ? Murmure-je.
Liam me regarde, les bras croisés, l’air soucieux.
- C’est pas exclu, sachant qu’on a jamais retrouvé leurs traces.
Liam soupire, passe une main sur son visage.
- Et si l’un d’eux avait décidé de continuer le jeu sans lui ? Ou pire, de le venger ?
- Non, dis-je aussitôt, ce n’est pas leur style. Pas comme ça.
Il fronce les sourcils.
- Alors c’est quoi, selon toi ?
Je tourne les yeux vers la scène maculée de sang.
- C’est un rappel. Un avertissement. Quelqu’un veut nous dire que l’ombre du Syndicat n’a jamais disparu.
🝮 🝮 🝮
Je laisse mon sac tomber près du canapé. Mon regard balaie l’appartement comme figé dans le temps. Comme si chaque objet attendait que je revienne.
La peinture s’écaille un peu près des fenêtres. Une pile de vieux bouquins penche dangereusement sur la bibliothèque. Une plante, miraculeusement encore en vie, étire ses feuilles vers la lumière grise de la ville.
Tout est poussiéreux. Tout est familier.
Je passe une main sur le dossier râpé du fauteuil. Mon fauteuil préféré, celui où je lisais les rapports, celui où je m’endormais parfois, trop fatiguée pour rejoindre le lit.
Le même plaid est encore posé dessus, comme si mon absence n’avait été qu’un mauvais rêve.
Mais ce n’est pas un rêve.
Je suis revenue.
Et tout ici me le rappelle.
Un message s'affiche sur l'écran de mon téléphone encore dans ma main.
Vic :
Alors ? Est-ce que l’As de Coeur t’a chanté une sérénade ou tu lui as balancé une chaise en pleine gueule?
PS : dis-moi que t’as survécu. Et que t’as encore tous tes organes. J’ai pas envie d’hériter de ton appart miteux.
Je souris. Vic. Même dans les pires moments, elle sait viser juste.
Je commence à taper une réponse, quand mon regard accroche un détail sur l’étagère.
Un coffret. Noir, discret, fermé.
Je m’en approche.
J’ouvre.
Le petit couteau papillon repose là, intact.
Reflet métallique, souvenir tranchant.
Je tends la main, frôle la lame du bout des doigts.
Et tout remonte.
Ce jour-là.
Lui.
L’avant.
Le moment précis où tout aurait pu basculer.